La mère du Tribunal

Sur la délicate question des rapports financiers entre la présidence du Tribunal International pour l’ex-Yougoslavie (La Haye) et l’administration étasunienne  (en particulier, à l’époque, Madeleine Albright).

En mai 1999, au plus fort de l’attaque de l’Otan contre la Fédération Yougoslave, le Congrès étasunien, sur proposition du Président Clinton, a attribué, avec une générosité insolite, 27 millions de dollars pour assister le Tribunal International pour l’ex-Yougoslavie  (TPIY) dans le recueil  de témoignages  à charge des milices serbes aux frontières du Kosovo, et pour l’envoi d’un groupe d’experts juristes. La présidente du Tribunal, l’étasunienne Gabrielle Kirk McDonald, a accepté de bonne grâce le financement.

Il convient de se souvenir que le Statut du Tribunal approuvé par le Conseil de Sécurité avait établi, à l’article 32, que les dépenses du Tribunal devaient être portées à la charge du budget ordinaire des Nation Unies. Mais cette règle a été immédiatement violée –l’épisode est surprenant- sur la base de l’initiative conjointe de trois organes des Nations Unies : l’ Advisory Committee on Administrative and Budgetarian Questions, le Secrétariat  Général et l’Assemblée Générale. Par une résolution de septembre 1993, l’Assemblée Générale, saisie par  des préoccupations économiques,  suggère de constituer provisoirement, dans l’attente  d’une décision finale sur les modalités du financement, un fond séparé pour les dépenses du Tribunal : soit en argent, soit sous la forme de prestations de services et de fournitures techniques, suivant indications du Secrétaire général.  Vers la fin de 1994 plus de six millions de dollars étaient ainsi arrivés ou allaient être versés dans les caisses du Tribunal. En outre, la Hollande, le Danemark, la Norvège, la Suède et les Etats-Unis – tous pays occidentaux- avaient détaché auprès du Tribunal 32 de leurs salariés et experts, parmi lesquels 22 provenaient des Etats-Unis ; qui s’étaient  de plus engagés largement en donnant des appareils électroniques  pour une valeur de trois millions de dollars. Bien entendu, étant donnée la bonne issue de l’initiative, ce qui avait été décidé comme mesure provisoire, est devenue règle permanente de financement du Tribunal de La Haye, en violation de son Statut.

Comme l’a signalé Christopher Black, le Tribunal a reçu d’autres, conséquents, financements presque exclusivement d’une part du gouvernement des Etats-Unis et d’autre part de fondations et sociétés privées étasuniennes. Les attributions ont été exécutées en argent et en fournitures  d’outils informatiques. Pendant la dernière année (à la date où cet article a été rédigé, c’est-à-dire en 2000, NdT) pour laquelle les budgets du Tribunal sont disponibles, en 94-95, les Etats-Unis ont versé 700 millions de dollars en argent et fourni des outils et matériels pour une valeur de 2. 300.000 dollars. La même année, l’ Open Society Institute, fondation créée par Georges Soros, le célèbre milliardaire financier étasunien, a offert  une contribution de 150 mille dollars. Le Tribunal a aussi reçu de l’argent de la United States Institute  for Peace, fondée par Ronald Reagan en 1984 et financé par le Congrès américain, et de la Coalition for International Justice, elle aussi sponsorisée par des institutions étasuniennes comme le Central and East  European Law Institute.

A certaines occasions publiques, la Présidente du Tribunal, Gabrielle Kirk McDonald, a ouvertement remercié le gouvernement étasunien pour sa générosité. Le 5 avril 1999, dans ses  déclarations devant  la Cour Suprême des Etats-Unis, à Washington, McDonald a annoncé :

« Notre Tribunal a été efficacement soutenu par le grand travail des avocats qui ont rejoint le Tribunal à travers la Coalition  for International Justice et par le Central and East  European Law Institute. Nous avons bénéficié du grand appui de Gouvernements intéressés et d’individus dévoués à la  cause, comme le Secrétaire d’Etat Madeleine Albright. En sa qualité de représentante permanente des Etats-Unis  auprès des Nations Unies Madeleine Albright a travaillé avec une incessante détermination pour instituer le Tribunal. En vérité, nous faisons souvent référence à elle comme à la « mère du Tribunal ».

Et le 12 mai de la même année, dans son discours au Council for Foreign Relations, à New York, McDonald a rappelé :

« Le gouvernement des Etats-Unis a généreusement convenu d’assigner 500 mille dollars ? et d’aider et encourager d’autres états à contribuer aux dépenses du Tribunal. Mais l’impératif moral de mettre fin à la violence dans l’ex-Yougoslavie est partagé aussi aux Etats-Unis par le secteur privé. Je suis contente du fait qu’une grande corporation ait récemment donné des outils informatiques pour 3 millions de dollars, qui viendront accroître de façon conséquente nos capacités opérationnelles ».

Gabrielle McDonald,  le juge le plus représentatif du Tribunal,  semble n’avoir même pas été effleurée du moindre doute  que l’autonomie de l’assisse judiciaire dont elle était présidente puisse être incompatible avec des liens aussi étroits  avec des « gouvernements intéressés » et en particulier avec le monde politique  et économique des Etats-Unis.  C’est toute la tradition du rule of law qui semble étrangère à sa culture politique et à son idée de la justice internationale.  Circonstance plus paradoxale encore, cette extranéité  semble partagée  aussi par les organes des Nations Unies qui ont de fait autorisé la violation d’une norme du Statut du Tribunal de La Haye, qui aurait du être considérée comme un principe intangible de son autonomie.

Extrait  de l’ouvrage de Danilo Zolo « Chi dice umanità. Guerra, diritto e ordine globale ». Editions Einaudi, Milan 2000, p. 151-153.

Publié dimanche 26 juillet 2008 par Eurasia

http://www.eurasia-rivista.org/cogit_content/articoli/EkEZpluVAptvsjIjSt.shtml  


Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.

Danilo Zolo (Florence) est juriste, philosophe du droit, spécialiste de Droit international, et coordinateur du site Jura Gentium. http://www.juragentium.unifi.it/en/bionotes.htm#zolo



Articles Par : Danilo Zolo

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