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La militarisation dont on ne parle pas
Par Carlos Tautz
Mondialisation.ca, 03 janvier 2007
À l'encontre 3 janvier 2007
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/la-militarisation-dont-on-ne-parle-pas/4340

Le drapeau flotte sur la base de Manta (Equateur)

Même si l’intégration régionale est le point principal à l’ordre du jour de l’agenda politique sud-américain, les blessures encore ouvertes empêchent un débat en profondeur.

Parmi les questions escamotées, il y a notamment l’occupation de Haïti par des troupes de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU), sous la direction militaire du Brésil et la direction politique du Chili, ainsi que la présence armée étatsunienne, aussi bien avec des troupes régulières qu’avec des agences privées ayant contrat avec le Pentagone (les fameux «contratistas») dans 10 des 12 nations d’Amérique du Sud, avec les exceptions du Brésil et du Venezuela.

Malgré l’importance de ces questions, la majorité des gouvernements oscillent entre de vagues allusions ou le silence complet.

Cette manière de procéder a été maintenue y compris après l’arrivée de présidents de gauche ou progressistes dans plusieurs pays, en commençant en 1999 avec Hugo Chavez au Venezuela et en terminant avec le triomphe, le 26 novembre 2006 au second tour, de Rafael Correa en Equateur [il a réuni un peu plus de 57% des voix contre 43% qui sont allées au milliardaire ultralibéral et pro-américain Alvaro Noboa].

Rafael Correa sera investi en janvier 2007. Il a déclaré qu’en 2009 son pays ne renouvellerait pas l’accord avec les Etats-Unis qui permet à Washington de maintenir sa plus grande base militaire d’Amérique du Sud dans la ville portuaire occidentale de Manta [1].

Pendant les décennies d’influence néolibérale de 1980 et de 1990, les Etats-Unis ont approfondi leur traditionnelle stratégie de combiner finances et diplomatie avec l’expansion de leur pouvoir militaire.

Alors que Washington utilisait son hégémonie dans des institutions financières telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque interaméricaine de développement (BID) pour exiger la réduction des appareils d’Etat en échange de prêts, il profitait de son rapprochement avec des gouvernants latino-américains et des Caraïbes, à l’exception du Cuba, pour disséminer des bases militaires dans toute la région.

Actuellement, et même s’ils ne comptent pas sur un appui unanime, les Etats-Unis maintiennent différentes formes de présence militaire. C’est là un phénomène que l’on passe sous silence, même dans les forums régionaux, et qui n’apparaît pas comme prioritaire dans les débats sur l’intégration.

L’invisibilité de ces deux problèmes était évidente lors du deuxième sommet de la Communauté sud-américaine des nations (CSN), qui s’est tenu les 8 et 9 décembre 2006 dans la ville bolivienne de Cochabamba. Ce sommet a été fortement stimulé par le Brésil, pays qui compte pour presque 40% du PIB de l’économie de toute la région.

Aucun délégué n’a évoqué ces questions. Les déclarations finales de cette rencontre n’y font pas du tout référence.

Même la déclaration du Sommet social pour l’intégration des peuples – qui s’est tenu du 6 au 9 décembre à Cochamba – animé par des mouvements sociaux et populaires en parallèle à la réunion de délégués du CSN n’a pas fait référence à ces questions dans la partie centrale de la rencontre, et les a reléguées à un sous-chapitre.

La socio-économiste brésilienne Sandra Quintela [2] de l’organisation Politiques alternatives pour le Cône Sud, dont le siège est à Rio de Janeiro, explique: «Je comprends la logique de la position brésilienne, même si je ne suis pas d’accord avec elle. Le Brésil ne s’affronte pas avec la politique extérieure des Etats-Unis et n’a pas de base étrangère sur son territoire. C’est la raison pour laquelle elle ne fait pas allusion à cette question.» Par contre, ajoute-t-elle: «Je ne comprends pas pourquoi le président bolivien Evo Morales et Hugo Chavez n’abordent pas ce thème.»

Quintela participe à une campagne internationale pour le retrait des troupes internationales de Haïti et pour l’annulation de la dette externe de ce pays.

La professeure Maria Regina Lima, de l’Institut universitaire de recherches de Rio de Janeiro est d’accord qu’«il est très délicat pour le Brésil d’aborder cette question (celle des bases militaires), dans la mesure où il n’est pas directement concerné». [3]

Mais le problème se pose différemment en ce qui concerne Haïti. Le Brésil y maintient 1200 soldats et y dirige la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), dont les effectifs s’élèvent à 6700 hommes, déployés depuis juin 2004, c’est-à-dire quelques mois après que Jean-Bertrand Aristide, l’élu constitutionnel, fut renversé par un coup d’Etat auquel a pris part un commando franco-étatsunien.

La Minustah a un mandat jusqu’au 30 juin 2007, mais les Nations unies pourraient en février le proroger.

Selon Camille Chalmers, professeur d’économie et de planification sociale à l’Université d’Etat de Haïti, et animateur du réseau Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), dont le siège est à Port-au-Prince: «Des 20 membres de l’état-major de la Minustah, il y a à peine deux Sud-Américains. Les autres sont Américains, Français, Italiens et Canadiens […]. Les Etats-Unis contrôlent les renseignements militaires et ne partagent pas les informations, même avec le commandement général de la mission.»

Alors, pourquoi le Brésil s’épuise-t-il politiquement à maintenir dans les Caraïbes ce que l’Argentin et Prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel appelle «une intervention sous-traitée par les Etats-Unis»? La réponse habituelle, telle que l’illustre le diplomate Antonio Patriota, récemment nommé ambassadeur brésilien aux Etats-Unis, est que «si nous n’étions pas là, ce serait pire». «L’agenda du Brésil pour le continent est essentiellement économique, c’est la raison pour laquelle il n’est pas question de militarisation», explique la journaliste brésilienne Maria Luisa Mendonça, du Réseau social d’organisations non gouvernementales de justice et de droits humains.

En ce qui concerne la dissémination de la présence militaire états-unienne en Amérique du Sud, la Chancellerie brésilienne considère qu’il s’agit d’un problème intérieur de chaque pays. «Il n’existe qu’une seule base militaire, Manta», réplique le diplomate Joel Sampaio.

Selon l’agence d’informations du gouvernement brésilien, le Centre de renseignements de l’armée (CIE) du Brésil estime que «près de 6300 militaires états-uniens, sans compter les soldats des agences non gouvernementales engagés par le gouvernement des Etats-Unis, ont été destinés – ou ont participé – à des opérations dans la région amazonienne entre 2001 et 2002».

Selon le CIE, les Etats-Unis maintiennent une présence sous différentes formes, aussi bien par le biais des bases militaires conventionnelles que par un nombre non comptabilisé d’employés, de radars et de pistes d’atterrissage. En tout, ces «bases non conventionnelles» se monteraient à 23. Au seul Pérou, il y en aurait huit points, et six en Colombie.

Ce dernier pays vit depuis près d’un demi-siècle une guerre civile. Actuellement ces affrontements impliquent, d’un côté, deux forces de guérilla de gauche (les Forces armées révolutionnaires de Colombie – FARC, et l’Armée de libération nationale – ELN) et, de l’autre, des paramilitaires d’extrême droite engagés dans un processus contesté de démobilisation [car recyclés soit dans l’armée officielle, soit dans des agences parallèles dites de sécurité] ainsi que l’armée régulière. Le gouvernement colombien a reçu plusieurs milliards de dollars de Washington sous le couvert du Plan Colombie contre le narcotrafic et contre la guérilla.

Pendant le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), Washington a tenté d’installer une base dans la ville d’Alcantara, dans l’Etat de Maranhão, situé au Nordeste, où se trouve la base de lancement des satellites brésiliens. Cette région est celle qui est considérée comme étant la mieux située dans toute la planète pour les activités de ce type, à cause de sa proximité avec l’équateur.

Mais, à cause du large refus social, l’accord entre les deux pays pour construire la base n’a jamais été signé.

Selon l’économiste Ana Esther Ceceña, professeure de l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM), l’aire de tous ces points de présence militaire engloberait les régions où se trouvent les ressources naturelles stratégiques comme l’eau, les réserves de la diversité biologique, le gaz naturel et le pétrole.

L’IPS a pu vérifier qu’il y existe une coïncidence entre la carte des ressources naturelles et celle de la présence militaire étatsunienne et celle des projets de l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine (lIRSA), qui est techniquement et économiquement coordonnée par la BID.

L’IIRSA prétend imposer des normes légales communes pour le commerce des 12 pays de la région et développer plus de 300 projets de voies fluviales, de centrales hydroélectriques et de routes, surtout dans la région amazonienne. (Trad. A l’encontre)

Carlos Tautz participe à l’agence Inter Press Service (APS). Le bureau pour l’Amérique latine d’APS se trouve à Montevideo.

Notes

1. La base de Manta cédée en 1999 pour dix ans aux Etats-Unis se trouve à une demi-heure de vol de la Colombie. Cette base située sur la côte du Pacifique fait partie d’un ensemble qui comporte les bases américaines au Salvador, ainsi que celles d’Aruba et Curaçao, îles des Antilles néerlandaises proches du Venezuela. La base de Manta s’intègre au Plan Colombie mis en place par le Pentagone. Ces bases ont pris leur essor en particulière suite à la fermeture des bases américaines au Panama. Ndlr

2. Elle est aussi membre de Jubilé-Sud-Brésil (voir à ce sujet, sur ce site, l’article «La lutte pour l’annulation de la dette dans une perspective historique» en date du 25 décembre 2006) et de la Marche mondiale des femmes. Ndlr

3. Pour rappel, en mars 2005, Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense du gouvernement Bush, visitait le Brésil. Les thèmes abordés étaient les suivants : le système de surveillance de l’Amazonie (SIVAM), le contrôle de la Triple frontière, la présence brésilienne à Haïti et, finalement, les relations de collaboration entre le Venezuela et d’autres pays latino-américains. Le SIVAM est un système complexe de radars et senseurs visant à surveiller 5,5 millions de kilomètres carrés en Amazonie. Il a été initié sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso et a coûté quelque 1,4 milliard de dollars à l’Etat brésilien. Sa mise au point a été confiée à une des principales firmes d’armement américaines, Raytheon. Pour ce qui est de la Triple frontière, l’intérêt principal des Etats-Unis est le suivant : le contrôle de la principale réserve aquifère de la planète, qui s’étend sur une surface de 1,2 million de kilomètres carrés. Ndlr

À l’encontre, 30 décembre 2006.

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