La Nakhba, une catastrophe en cours depuis 70 ans en Palestine

Au moment où ces lignes étaient écrites, l’armée israélienne tirait encore à balles réelles sur des manifestants palestiniens non armés dans la bande de Gaza. Après une septième semaine d’affilée de manifestations amorcées le 30 mars, le bilan des victimes s’élevait à plus de 50 morts — dont au moins un journaliste clairement identifié et plusieurs adolescents. Des milliers de personnes avaient été blessées par balle, selon les chiffres du ministère de la Santé de Gaza.

Ces manifestations étaient menées dans le cadre d’une grande « Marche du retour » organisée principalement par la société civile et devaient s’étaler sur sept semaines pour culminer mardi 15 mai, date de commémoration des 70 ans de la Nakhba. Ce terme (« la catastrophe ») désigne l’exode de plus de 750 000 Palestiniens qui ont dû fuir ou qui ont été chassés de leurs terres (confisquées, puis annexées) pendant la guerre israélo-arabe ayant mené à la création d’Israël, en 1948. À Gaza, le souvenir de la Nakhba est d’autant plus prégnant que 70 % de la population est constituée de réfugiés. Si leur droit de retour est garanti notamment par la résolution 194 de l’ONU, Israël s’y oppose farouchement depuis sa fondation.

Les mobilisations des dernières semaines avaient donc un caractère symbolique puissant. Le campement temporaire installé par les dizaines de milliers de manifestants aux abords de la barrière de séparation qui isole la population gazaouie du reste du monde rappelait que, 70 ans plus tard, le problème des réfugiés palestiniens reste entier. Il lançait aussi un message de résistance non violente opiniâtre contre le blocus qui fait de Gaza la plus grande prison à ciel ouvert au monde et, plus largement, contre la dépossession totale de la population palestinienne.

La répression sanglante de ce mouvement était de toute évidence planifiée : dès le premier jour, l’armée a déployé des tireurs d’élite ayant l’ordre de tirer sur quiconque s’approcherait trop de la barrière. Le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, et son ministre de la Défense, Avigdor Liberman, l’ont par ailleurs applaudie, ajoutant une couche de cynisme à l’horreur du massacre. L’utilisation de balles réelles contre une foule non armée s’ajoute ainsi à la longue liste d’infractions qui témoignent du peu de respect dont fait preuve l’État israélien pour la vie des Palestiniens et envers le droit international. Parmi celles-ci, mentionnons le blocus de Gaza, l’occupation des territoires palestiniens, la construction du mur de séparation, la colonisation des territoires occupés, les expropriations forcées, sans oublier les emprisonnements arbitraires — y compris de centaines d’enfants [1] — et les assassinats extrajudiciaires.

Annexion lente

Derrière l’horreur du nouveau massacre commis à Gaza, ce qui point est donc un constat implacable : la Nakhba n’est pas seulement un épisode tragique de la guerre d’indépendance d’Israël, mais bien un processus en cours depuis plus de 70 ans.[2]. Un processus colonial qui mène lentement mais sûrement à l’annexion, par Israël, de l’ensemble du territoire de la Palestine historique et à l’anéantissement d’une solution négociée à deux États vivant en paix côte à côte ; un processus s’opérant à travers la dépossession et la déshumanisation des Palestiniens qui, au mieux, sont appelés à n’être que des citoyens de seconde zone dans un État d’apartheid.

Devant l’impunité totale dont jouit Israël, la communauté internationale demeure passive, sinon complice, reportant sans cesse l’adoption de véritables sanctions pour l’obliger à respecter le droit international. Or, à l’instar de la campagne qui avait ciblé le régime d’apartheid en Afrique du Sud, le minimum serait d’imposer un boycott visant les compagnies israéliennes du complexe sécuritaire et militaire, de même que toutes celles qui font affaire avec l’armée israélienne. C’est entre autres ce que réclame le mouvement non violent Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) lancé par la société civile palestinienne en 2005.

Dans la foulée de la répression des dernières semaines à Gaza, le 10 avril dernier, la Ville de Dublin, en Irlande, a d’ailleurs adopté une résolution pro-BDS annonçant son intention de mettre fin à tous ses contrats avec la firme américaine Hewlett Packard et ses filiales, en raison des importants liens d’affaires qu’elles entretiennent avec l’armée israélienne.

Le Canada devrait s’en inspirer plutôt que de chercher, de manière odieuse, à délégitimer le mouvement BDS en l’associant à de l’antisémitisme, comme l’a fait le gouvernement Trudeau en permettant l’adoption d’une motion en ce sens à la Chambre des communes en 2016. Il ne suffit pas de claironner que le « Canada est de retour » en se gaussant d’une prétendue vertu multilatéraliste sur la scène internationale : il faut agir en conséquence. Empêcher Israël d’exporter ici son expertise en matière de surveillance et de répression, développée en grande partie au prix de la liberté et de la vie de populations palestiniennes, serait une bonne manière de joindre la parole aux actes.

Emiliano Arpin-Simonetti

Secrétaire de rédaction de «Relations»

Cet article a également été publié dans Le Devoir, dans la section Opinion, le 15 mai 2018

Notes

[1] Chaque année, entre 500 et 700 jeunes de 12 à 17 ans seraient détenus et jugés par le système de justice militaire israélien, selon l’ONG Defense for Children International Palestine.

[2]Voir Michaël Séguin, « Israël-Palestine : au-delà de la solution à deux États. Entrevue avec Jeff Halper », Relations, no 779, août 2015.



Articles Par : Emiliano Arpin-Simonetti

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