La politique de protection dans l’Indo-Pacifique
Photo : La ministre indonésienne des Affaires étrangères Retno Marsudi (C) avec le directeur de la Commission des affaires étrangères du Comité central du Parti communiste chinois Wang Yi (G) et le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov (D) lors d’une réunion trilatérale, Jakarta, 12 juillet 2023.
Lundi, alors qu’il prononçait le discours d’ouverture du China Business Summit annuel qui se tenait à Auckland, le Premier ministre néo-zélandais Chris Hipkins s’est exprimé sur la dynamique politique dans l’Indo-Pacifique.
L’avis de la Nouvelle-Zélande est important car il s’agit d’un petit pays du sud du Pacifique qui dépend fortement du commerce avec la Chine pour préserver sa prospérité mais qui fait partie des “Five Eyes” (avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada), le groupe de sécurité exclusif et secret des pays anglo-saxons.
Le discours de Hipkins a été prononcé trois semaines seulement après son retour de Pékin, où il a rencontré le président chinois Xi Jinping dans le cadre d’une visite officielle avec une délégation d’hommes d’affaires. Hipkins revenait aussi tout juste du sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Vilnius la semaine dernière. Depuis l’année dernière, le premiers ministre néo-zélandais assiste aux sommets de l’OTAN en tant que membres de l’”IP4″, les quatre partenaires indo-pacifiques de l’Alliance (avec l’Australie, le Japon et la Corée du Sud).
Le compte rendu chinois de la rencontre entre le président Xi et M. Hipkins à Pékin le 27 juin attribue à ce dernier les remarques suivantes :
“Il [Hipkins] a déclaré que la Nouvelle-Zélande accordait de l’importance à ses relations avec la Chine… qu’il pensait que les relations bilatérales ne devaient pas être définies par des différences, et qu’il était important que les deux parties aient une communication franche, un respect mutuel et une harmonie sans uniformité. La Nouvelle-Zélande est disposée et prête à maintenir la communication avec la Chine pour aider les pays insulaires à se développer“.
Mais à Auckland lundi, il a ajouté des mises en garde :
“La montée en puissance de la Chine et la manière dont elle cherche à exercer son influence sont également un facteur important de l’intensification de la concurrence stratégique, en particulier dans notre région d’origine, l’Indo-Pacifique. Notre région devient plus contestée, moins prévisible et moins sûre. Cela pose des problèmes à des petits pays comme la Nouvelle-Zélande, dont la prospérité et la sécurité dépendent de la stabilité et de la prévisibilité des règles internationales.” (Voir l’article du China Daily d’aujourd’hui intitulé “Le Premier ministre néo-zélandais appelle au renforcement de la coopération économique et environnementale avec la Chine“).
Il en ressort que les concepts traditionnels de sécurité que sont l’équilibrage et les liens entre pays sont insuffisants pour comprendre comment les petits États comme la Nouvelle-Zélande réagissent à la rivalité entre les États-Unis et la Chine. (Voir le commentaire de l’USIP, “La Nouvelle-Zélande se rapproche de l’OTAN d’un œil inquiet“).
C’est également le leitmotiv des choix de politique étrangère et de sécurité affichés par les pays d’Asie du Sud-Est lors du sommet de l’ANASE et des événements connexes qui se sont déroulés à Jakarta le week-end dernier. La mission du secrétaire d’État américain Antony Blinken à Jakarta était de rallier les membres de l’ANASE à la bannière américaine. Mais les pays de l’ANASE choisissent leur propre voie, qui est de ne pas choisir entre les États-Unis et la Chine.
Même Singapour, le plus proche allié des États-Unis en Asie du Sud-Est, a commencé à changer d’avis. Le ministre des affaires étrangères, Vivian Balakrishnan, a déclaré aux journalistes avant le forum régional de l’ANASE à Jakarta vendredi que les pays de l’ANASE ne voulaient pas être divisés ou devenir des États vassaux, “ou pire, une arène pour des guerres par procuration“.
Les États-Unis sous-estiment la force et la résilience des relations de coopération qui ont été forgées entre les pays de l’ANASE et la Chine. En d’autres termes, l’engagement diplomatique et politique entre la Chine et l’ANASE à Jakarta la semaine dernière a montré qu’il existe une volonté commune de ne pas laisser les différences et les différends perturber le développement national ou régional. Selon les dernières données officielles, le volume des échanges commerciaux entre l’ANASE et la Chine a atteint 431,3 milliards de dollars au cours du premier semestre de cette année, soit une augmentation de 5,4 % par rapport à la même période de l’année dernière.
Les réunions de vendredi à Jakarta ont montré que les pays de l’ANASE ne veulent pas que les États-Unis fassent de la région une nouvelle arène pour leurs jeux de pouvoir destructeurs. L’achèvement de la deuxième version du texte pour un code de bonne conduite en mer de Chine méridionale et l’adoption d’un document d’orientation pour sa conclusion rapide ont envoyé un signal clair que la région de l’ANASE ne permettra pas aux graines de la discorde de s’enraciner. Bien entendu, cet élan sert les intérêts de la Chine tout en sapant les tentatives des États-Unis de créer des frictions dans les relations entre l’ANASE et la Chine.
Le président indonésien Joko Widodo a déclaré aux ministres régionaux des affaires étrangères réunis à Jakarta vendredi que l’ANASE ne devait pas devenir le mandataire d’une quelconque puissance. Faisant allusion aux tentatives occidentales de diviser l’ANASE, Widodo a souligné aux ministres régionaux des affaires étrangères qui lui rendaient une visite de courtoisie (dont les ministres des affaires étrangères du QUAD) que l’ANASE s’engageait à renforcer son unité, sa solidarité et son rôle central dans le maintien de la paix et de la stabilité dans la région. “L’ANASE ne peut pas être un concurrent, elle ne peut pas être le mandataire d’un pays, et le droit international doit être respecté de manière cohérente“, a-t-il déclaré.
En effet, le sommet des 18 pays de l’Asie de l’Est, qui s’est tenu pendant le sommet de l’ANASE, a vu pour la première fois le concept de neutralité se combiner avec le concept de centralité de l’ANASE et les perspectives de l’ANASE sur l’Indo-Pacifique.
Mercredi dernier, avant le sommet de l’ANASE, la ministre indonésienne des affaires étrangères Retno Marsudi a tenu une réunion trilatérale avec le responsable de la politique étrangère du Comité central du PCC chinois et membre du Politburo, Wang Yi, et son homologue russe Sergey Lavrov, à Jakarta. Les comptes rendus chinois et russes (ici et ici) font état d’un niveau élevé de satisfaction quant au fait que l’ANASE s’organise, ce qui renforce le passage à un ordre mondial multipolaire. Il est certain que l’adhésion de l’Indonésie aux BRICS a été l’un des principaux sujets de discussion.
L’Indonésie sera un atout stratégique pour les BRICS. Historiquement, le concept de couverture est né de la dialectique des concepts traditionnels de sécurité que sont l’équilibre et les liens entre pays. Mais l’Indonésie fait preuve de créativité pour faire évoluer les choses vers un paradigme de sécurité dans lequel les États, grands et petits, considèrent la politique économique comme l’indicateur significatif de l’alignement de la sécurité. En termes simples, les États d’Asie du Sud-Est veulent un environnement géopolitique stable pour se concentrer sur leur développement économique et ne veulent pas être contraints de “prendre parti” dans une quelconque rivalité hégémonique.
Toutefois, cette transition ne se fera pas sans heurts. Les États-Unis militarisent la connectivité économique et technologique pour en faire une source de pouvoir géopolitique et de vulnérabilité. Si l’interdépendance militarisée signifie que davantage de politiques économiques et technologiques sont perçues comme étant à somme nulle, la marge de manœuvre politique pour la protection se réduit, en principe.
Mais alors, un gouvernement pourrait choisir des fournisseurs de télécommunications chinois uniquement sur la base du coût, de la rapidité de déploiement et de la qualité supérieure, et ignorer la paranoïa de l’Occident concernant les risques de sécurité du réseau. C’est déjà le cas dans la région du Golfe. La motivation des petits pays ne doit pas être sous-estimée.
En outre, la Chine a pris une longueur d’avance. Le lancement du RCEP et l’évolution des flux d’investissement devraient renforcer les liens économiques étroits entre l’ANASE et la Chine. Le corridor commercial ASEAN-Chine, qui s’étend des steppes froides et sèches du nord de la Chine aux jungles tropicales de l’Indonésie, génère une gamme variée d’activités commerciales, chaque géographie étant dotée de son propre avantage concurrentiel.
Ainsi, le delta de la rivière des Perles en Chine, la Thaïlande et le Viêt Nam, par exemple, sont tous d’importants centres manufacturiers, tandis que l’Indonésie et la Malaisie sont riches en ressources naturelles. Hong Kong et Singapour sont des centres financiers internationaux et Shenzhen est en passe de devenir la Silicon Valley de l’Asie.
L’impact économique potentiel sera énorme. Les échanges commerciaux de l’ANASE avec la Chine remontent la chaîne de valeur. À l’avenir, le développement vert et la promotion de l’innovation seront des domaines clés de la stratégie. Ces ambitions seront concrétisées par des investissements. De même, alors que l’économie chinoise subit une transformation axée sur la technologie, ses innovations locales seront exportées vers d’autres pays. L’ANASE est un candidat de choix.
Les entreprises chinoises construisent déjà des centres de données et des réseaux 5G dans la région de l’ANASE. L’ambassadeur chinois auprès de l’ANASE, Hou Yanqi, a récemment qualifié l’espace commun Chine-ANASE d’”épicentre de la croissance” dans l’économie mondiale.
M.K. Bhadrakumar
Article original en anglais : Politics of hedging in the Indo-Pacific, Indian Punchline, le 18 juillet 2023.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.