La première guerre de l’après-Guerre froide

Il y a vingt ans


Stefano Chiarini

« Le ciel s’illumine comme en plein jour sur la ligne d’horizon, au-delà des palmiers et des lumières très limpides des routes qui conduisent à l’aéroport dans une des nuits les plus claires  de ces semaines de tension. Des escadrilles de bombardiers états-uniens arrivent de toutes les directions, poursuivies en vain par une défense anti-aérienne dont les projectiles écrivent des raies rouges et jaunes dans la nuit comme dans une sorte de feu d’artifice, tragique et mortel » : voici ce dont témoignait Stefano Chiarini, envoyé de il manifesto[1]unique journaliste occidental, avec Peter Arnett de CNN, demeuré à Bagdad. Dans le Golfe, ce sont les premières heures du 17 janvier 1991. L’opération « Tempête du désert » commence, elle ouvre la phase historique que nous sommes en train de vivre.

Il y a vingt ans, la disparition de l’URSS et de son bloc d’alliances crée, dans la région européenne et centre-asiatique, une situation géopolitique entièrement nouvelle. En un même temps, la désagrégation de l’URSS et la profonde crise politique et économique qui investit la Russie marquent la fin de la superpuissance en mesure de rivaliser avec celle états-unienne. « Le président Bush cueillit ce changement historique – raconte Colin Powell. Le président et le secrétaire à la défense tracèrent une nouvelle stratégie de la sécurité nationale et construisirent  une stratégie militaire pour la soutenir. Ainsi en août 1990, tandis que le président Bush faisait la première annonce publique du nouveau mode pour l’Amérique d’affronter la question de la sécurité nationale, Saddam Hussein attaqua le Koweït.  Sa brutale agression fit que nous mîmes en pratique la nouvelle stratégie exactement au moment où nous commencions à en faire l’annonce ».

Le Saddam HUssein, qui en décidant d’envahir le Koweït le 2 août 1990 donne le moyen  aux Etats-Unis de mettre en pratique la nouvelle stratégie « exactement au moment » où elle est lancée, est le même qui était soutenu jusque peu de temps avant par les Etats-Unis.  Dans les années 80, ceux-ci l’ont aidé dans la guerre contre l’Iran de Khomeiny, à l’époque « ennemi numéro un » des intérêts états-uniens dans la région moyen-orientale.  Le Pentagone non seulement a fourni des armements à l’armée irakienne, mais a secrètement chargé 60 officiers de la Dia (Defense Intelligence Agency) d’assister le commandement irakien, en lui fournissant des photos satellitaires du déploiement irakien et des indications sur les objectifs à atteindre.  Sur instruction de Washington, le Koweït aussi a aidé l’Irak, en mettant à sa disposition des prêts consistants pour l’achat d’armements.

Mais quand en 1998, se termine la guerre contre l’Iran, les Etats-Unis commencent à craindre que l’Irak, grâce aussi à l’assistance soviétique, n’acquière un rôle dominant dans la région.  Ils ont donc recours à la traditionnelle politique du « diviser pour régner ». Après suggestion de Washington, l’attitude du Koweït change aussi : il exige le remboursement immédiat de la dette contractée par l’Irak et, dans l’exploitation du gisement de Rumaila qui s’étend au-dessous des deux territoires, il porte sa production pétrolière au-delà du quota établi par l’Opec. Il provoque ainsi une chute du prix du brut qui porte tort à l’Irak, sorti de la guerre avec un appareil militaire coûteux et une dette extérieure de plus de 70 milliards de dollars, dont 40 dus au Koweït, Arabie Saoudite et autres pays du Golfe.

Washington laisse croire à Bagdad que les USA veulent rester en dehors du contentieux. Le 25 juillet 1990, alors que les satellites militaires du Pentagone montrent que l’invasion est désormais imminente, l’ambassadrice états-unienne à Bagdad, April Glasbie, assure Saddam Hussein que les Etats-Unis désirent avoir les meilleures relations avec l’Irak et n’entendent pas interférer dans les conflits interarabes.  Saddam Hussein tombe dans le piège : une semaine plus tard, le 1er août 1990, les forces irakiennes envahissent le Koweït. Les Etats-Unis stigmatisent alors leur ex-allié comme l’ennemi numéro un et, ayant formé une coalition internationale, envoient dans le Golfe une force de 750 mille hommes, dont 70% sont états-uniens, sous les ordres du général Norman Schwartzkopf.

La guerre du Golfe de 1991 est, dans la période suivant le deuxième conflit mondial, la première guerre que Washington ne justifie pas par la nécessité de contenir la menaçante avancée du communisme, justification qui est à la base de toutes les interventions militaires précédentes dans le « tiers monde » : de la guerre de Corée à celle du Vietnam, de l’invasion de la Grenade à l’opération contre le Nicaragua.

Avec cette guerre, les Etats-Unis renforcent leur présence militaire et leur influence politique dans la zone stratégique du Golfe, où sont concentrés les deux tiers des réserves pétrolières mondiales ; en même temps, ils lancent un message sans équivoque à leurs adversaires, ex adversaires et alliés. Celui-ci est contenu dans la National Security Strategy of the United States (Stratégie de la sécurité nationale des Etats-Unis), le document avec lequel la Maison Blanche énonce, en août 1991, sa nouvelle stratégie : « Malgré l’émergence de nouveaux centres de pouvoir les Etats-Unis demeurent le seul Etat avec une force, une portée et une influence dans toute dimension – politique, économique et militaire- réellement mondiales. Il n’existe aucun substitut au leadership américain ».

C’est cette stratégie qui est à la base des opérations guerrières états-uniennes : de l’attaque contre la Yougoslavie en 1999 à l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003. Guerres dans lesquelles l’Italie, après avoir participé à celle du Golfe en 1991, a gardé son rôle de grégaire.

Les chiffres de la guerre

A partir du 17 janvier 1991, pendant 43 jours, l’aviation états-unienne et alliée a effectué, avec 2.800 avions, plus de 110 mille sorties, larguant 250 mille bombes, dont celles à fragmentation qui lancent ensuite un total de plus de 10 millions de sous munitions. Plus de 60 mille tonnes de bombes sont larguées. Participent aux bombardements, avec les forces états-uniennes, des forces  aériennes et navales britanniques, françaises, italiennes, grecques, espagnoles, portugaises, belges, hollandaises, danoises, norvégiennes et canadiennes. Le 23 février les troupes de la coalition, comprenant plus d’un demi million de soldats, lancent l’offensive terrestre. Elle se termine le 28 février par un « cessez-le-feu temporaire » proclamé par le président Bush.

Personne ne sait combien il y a eu de morts irakiens dans la guerre de 1991 : d’après des estimations approximatives, environ 200 mille dont à peu près la moitié de civils. Des officiers états-uniens confirment que des milliers de soldats irakiens furent enterrés vivants dans les tranchées par des chars d’assaut, transformés en bulldozers avec de grosses lames dentelées sur la partie frontale. L’embargo succède à la guerre, provoquant dans la population plus de victimes que les bombardements : plus d’un million.

Edition de dimanche 16 janvier 2011 de il manifesto

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

[1] Stefano Chiarini est mort en février 2007 ; il a fondé l’association Per non dimenticare Sabra e Chatyla (Pour ne pas oublier Sabra et Chatyla). Nombreux articles disponibles en français sur Internet.

Manlio Dinucci est géographe.



Articles Par : Manlio Dinucci

A propos :

Manlio Dinucci est géographe et journaliste. Il a une chronique hebdomadaire “L’art de la guerre” au quotidien italien il manifesto. Parmi ses derniers livres: Geocommunity (en trois tomes) Ed. Zanichelli 2013; Geolaboratorio, Ed. Zanichelli 2014;Se dici guerra…, Ed. Kappa Vu 2014.

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