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La résurgence de la droite et les nouveaux coups d’État en Amérique latine
Par Claude Morin
Mondialisation.ca, 23 août 2016

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Résumé : Nous assistons à une restauration conservatrice en Amérique latine. Afin de comprendre les mécanismes à l’origine de ce processus, je rappelle le déroulement des coups d’État depuis celui au Venezuela en 2002 (au Honduras, en Paraguay, au Brésil), les coups ratés (en Équateur et en Bolivie). On peut observer comment les droites continentales travaillent à discréditer les gouvernements progressistes afin de créer les conditions pour réaliser des golpes d’un genre nouveau ou pour préparer des retournements électoraux comme ce fut le cas au Venezuela et en Argentine en novembre-décembre 2015.


Les années 80 et 90 avaient été marquées pour l’Amérique latine par deux mouvements contradictoires : le retour des gouvernements civils au terme de dictatures féroces et l’adoption généralisée de politiques néolibérales. Les gouvernements civils pratiquaient une démocratie de « basse intensité » limitée à des scrutins ouverts pendant qu’ils procédaient à des privatisations en cascade, qu’ils s’attaquaient aux programme sociaux au nom de l’austérité budgétaire et qu’ils s’engageaient dans des accords de libre-échange. Ces politiques néolibérales s’inscrivaient dans le « consensus de Washington », lequel établissait une équation entre libéralisme économique, démocratie, droits de la personne et mondialisation. Mais elles avaient un coût énorme pour les majorités. Aussi ont-elles secrété leur antidote : la montée des mouvements sociaux.

À partir de 1998, à commencer par le Venezuela, mais à la façon d’une vague déferlante, des gouvernements progressistes conquièrent le pouvoir en lien avec des mouvements sociaux et redessinent la carte géopolitique de la région en impulsant de nouvelles politiques publiques axées sur l’incorporation de secteurs jusque-là marginaux par le biais de programmes sociaux. Parallèlement, ils s’engagent dans une intégration continentale solidaire contraire aux ambitions hégémoniques des États-Unis.

Chassée du pouvoir dans plusieurs pays, la droite n’allait pas encaisser le coup sans réagir. Tout en se battant pour conserver le pouvoir dans plusieurs autres pays, elle engageait le combat contre les gouvernements progressistes. Elle allait mener une guerre économique par le biais des sociétés qu’elle contrôle : on assistera à des grèves patronales, aux désinvestissements, à l’évasion fiscale, à des pénuries, à des sabotages. Ces tactiques s’intègrent à une guerre idéologique menée par les médias qu’elle possède et qui vise à semer la confusion, à apeurer les secteurs moyens, à attiser les ressentiments des uns contre les autres, à faire naître des mouvements de protestation bâtis sur les rumeurs de corruption et de narcotrafic au sein des gouvernements progressistes. La droite développe la guerre psychologique. L’objectif est de préparer le terrain pour une récupération du pouvoir par les urnes ou autrement.

Notre exposé va se concentrer sur ces autres façons de reprendre le pouvoir. Nous allons passer en revue ces situations qui empruntent la voie du coup d’État (golpe). Ces golpes obéissent à une nouvelle scénarisation. Ils ne sont plus menés par un état-major et ils ne débouchent plus sur des gouvernements militaires. Voilà la nouveauté. À la différence des années 60 et 70, la droite entend désormais gouverner sans intermédiaire.

1. Reconquérir le Venezuela en sortant Chávez

L’histoire débute au Venezuela. Depuis janvier 1999, Hugo Chávez, fort de sa victoire aux urnes en décembre 1998, a entrepris une transformation profonde. Une nouvelle constitution adoptée en décembre entend refonder la démocratie mise à mal par la corruption et le clientélisme pratiqués par les gouvernements issus du pacte de Punta Fijo en 1958. Plusieurs élections viennent confirmer la légitimité de la « révolution bolivarienne » en marche. Le nouveau Venezuela aspire à une démocratie participative fondée sur une redistribution équitable de la manne pétrolière. Il se heurte au Venezuela des nantis et de ces secteurs moyens aliénés qui ont les pieds à Caracas et la tête à Miami. À partir de décembre 2001, l’opposition réunie dans la «Coordination démocratique» organise des protestations à répétition pour exiger la démission du président Hugo Chávez ou à tout le moins un référendum en vue de sa destitution. Le 11 avril 2002, une manifestation, orchestrée par des partis politiques, l’élite économique et les médias, dégénère en un affrontement au cours duquel des manifestants (15) sont tués. Le lendemain, un groupe de militaires vénézuéliens s’empare du président Hugo Chávez et le transfère dans un poste militaire. Peu après, après avoir annoncé que Chávez avait signé une lettre de démission, un groupe civilo-militaire forme un gouvernement dirigé par le chef d’une association patronale et annonce tout de go qu’il va défaire ce que la Révolution bolivarienne a construit. Washington s’empresse de saluer le changement de gouvernement et de lui donner une caution démocratique, une interprétation que d’autres pays d’Amérique latine refusent d’avaliser. En l’espace de quelques heures, des manifestants venus des ceintures populaires de Caracas déferlent sur le centre-ville, provoquant un retournement de la situation, le retour de Chávez au Palais présidentiel et la dispersion de ceux qui prétendaient constituer le nouveau gouvernement.

Le Venezuela venait de vivre un coup d’État raté. Un coup d’État que ses auteurs ne voulaient pas reconnaître comme tel. Aussi avaient-ils inventé ce simulacre d’une démission de Chávez. L’autre nouveauté était que les militaires n’avaient été qu’un moment et qu’un partenaire dans une opération dirigée par et au profit d’une opposition civile qui regroupait des nantis, des organisations patronales, les grands médias, l’Église. Les putschistes avaient fabriqué l’incident déclencheur : le massacre. On devait découvrir que les victimes du 11 avril avaient été abattues par des tireurs embusqués qui n’avaient rien à voir avec les chavistes. Et que les États-Unis avaient été partie prenante du complot visant à virer un régime qu’il ne pouvait contrôler dans ce qu’ils considéraient leur « arrière-cour ».

Ce ne sera pas le dernier coup d’État. Mais les suivants se donneront encore plus de mal pour camoufler leur nature et pour faire croire que le changement de gouvernement est en accord avec les institutions, avec la constitution, en somme qu’il s’inscrit dans la légalité. Ce sera le cas pour le Honduras en 2009, pour le Paraguay en 2012 et pour le Brésil en 2016.

2. Conserver le Honduras : non à la constituante

Le 28 juin 2009, des militaires honduriens arrêtaient le président Manuel Zelaya et le détenaient sur une base aérienne avant de l’expulser au Costa Rica. Ici encore les putschistes prétendirent que Zelaya avait signé une lettre de démission. Roberto Micheletti, le président du Congrès, fut désigné chef du gouvernement. Or il se trouve que la lettre livrée pour preuve était datée du 25 juin. Tous les pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) s’entendirent pour faire de la destitution de Zelaya et de la désignation de Micheletti une « succession constitutionnelle ». Tous ont invoqué la constitution et les lois du Honduras pour justifier leurs actions en accusant Zelaya, sans procès, de les avoir violées. Des juristes indépendants ont pourtant conclu que le Congrès avait outrepassé ses prérogatives en démettant le président. Le gouvernement Micheletti a par la suite multiplié les décrets qui démontraient son total mépris de la légalité dans laquelle il se drapait.

L’oligarchie était le véritable instigateur du coup d’État. Cette oligarchie ne se reconnaissait plus dans Zelaya, un industriel forestier devenu politicien après avoir présidé des organisations patronales. Élu à la présidence en 2005, sous la bannière libérale, celui qu’on surnomme « Mel » s’employait à réaliser sa promesse d’ouvrir le pouvoir à la participation citoyenne, s’appuyant de plus en plus sur les mouvements sociaux. Zelaya était vu comme un traître à sa classe puisqu’il collaborait avec des gens de gauche. N’avait-il pas entraîné le Honduras à adhérer à l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques), cette alliance progressiste opposée au libre-échange et à l’hégémonie états-unienne?

Mais la principale faute de Zelaya avait été d’organiser une consultation en ce 28 juin sur l’opportunité d’ajouter une quatrième urne lors des élections générales du 29 novembre. Zelaya voulait sonder ses concitoyens sur leur intérêt pour la convocation d’une assemblée constituante, une demande des organisations populaires, syndicales, autochtones.  Instruites des opérations de même nature menées au Venezuela, en Bolivie, en Équateur, les élites y ont vu un engrenage menant à un réel partage du pouvoir dont elles feraient évidemment les frais dans ce pays le plus pauvre d’Amérique centrale. Les auteurs du coup d’État entendaient bloquer l’émergence d’un mouvement social de plus en plus revendicatif, enhardi par ses victoires arrachées dans des luttes auxquelles Zelaya avait choisi de ne pas s’opposer, décidant plutôt de les accompagner, y trouvant même sa mission.

La société civile se mobilisa contre le coup d’État, mais se heurta à une répression mortelle. Les militaires appliquèrent avec zèle et brutalité les différentes mesures adoptées par le régime de facto : couvre-feu, état de siège, interventions auprès des médias de l’opposition, etc. Presque tous les pays d’Amérique latine dénoncèrent le coup d’État et imposèrent des sanctions. Rien n’y fit. La restauration de Zelaya fut impossible. Les élections du 29 novembre 2009, contrôlées par les putschistes, furent une mascarade cynique. Que les États-Unis en aient reconnu la validité à l’avance, sans égard au contexte local et continental, démontre un cynisme et un mépris sans pareils. Les agissements des États-Unis en catimini, par le biais d’États-clients (particulièrement le Costa Rica d’Óscar Arias, mais aussi le Panama et le Pérou), révèlent que la logique impériale persiste en dépit des discours du président Obama : faire obstacle à tout changement qui remet en question leurs ambitions hégémoniques en jouant des divisions, des rivalités entre les États et en exploitant les contradictions internes. Il ne faut pas perdre de vue que le Honduras est, avec la base de Soto Cano (Palmerola), une pièce maîtresse du dispositif états-unien d’intervention dans la région.

Sept ans plus tard, le Honduras demeure un État en déliquescence. Avec un taux d’homicides de 68 pour 100 000 (2014), il est le pays le plus violent de la planète. Les assassinats politiques sont monnaie courante, ciblant les militants, les indigènes, les journalistes : la leader écologiste Berta Cáceres figure parmi les victimes. La corruption y est endémique. Le débat actuel concerne la réélection. Le président Juan Orlando Hernández, un imposteur élu grâce à la fraude en 2013, aspire à un second mandat en 2017, ce qu’interdit l’article 239 de la Constitution de 1982. Or une section de la Cour suprême a récemment déclaré cet article inconstitutionnel. L’opposition avait dénoncé cette interprétation qui ouvrait la voie à un « coup d’État permanent ». Aujourd’hui le mouvement issu de la résistance au coup d’État révise sa position, envisageant de s’unifier autour de la candidature de Manuel Zelaya qui jouit d’une énorme popularité. C’est comme si l’histoire bégayait.

3.Pas de réforme agraire au Paraguay

Une autre destitution allait braquer, pendant un court moment, le regard médiatique sur le Paraguay. Le 22 juin 2012, au terme d’un « procès politique » expéditif, en alléguant cinq motifs, mais sans fournir aucune preuve, le Congrès destituait le président Fernando Lugo et le remplaçait par le vice-président Francisco Franco. Nombre d’observateurs informés ont alors parlé d’un « coup d’État parlementaire ». L’émotion a été grande en Amérique latine, particulièrement chez les pays voisins, entraînant la suspension du Paraguay d’organisations régionales (Mercosur, Unasur, CÉLAC).

Élu en mars 2008, Fernando Lugo devait son élection à sa popularité auprès des déshérités des campagnes – datant de l’époque où il était évêque de San Pedro – et à son engagement auprès des paysans sans terres. Une douzaine de partis et mouvements sociaux avaient appuyé sa candidature. Même le Parti Libéral l’avait soutenu, en lui accolant cependant Federico Franco comme colistier à la vice-présidence. Ce parti estimait que c’était sa seule voie vers le pouvoir après 61 ans de domination du Parti Colorado. Certains riches avaient même fait campagne pour Lugo afin d’en finir avec le régime corrompu et clientéliste instauré sous Alfredo Stroessner entre 1954 et 1989. Ils n’étaient nullement intimidés par la promesse de Lugo d’instaurer des programmes sociaux afin de réduire la pauvreté qui affectait le tiers des ménages. Lugo s’employait à les rassurer, se définissant « au centre comme le trou du poncho ».

Sitôt investi, Lugo découvrit les limites de son pouvoir. D’abord, il ne pouvait compter que sur quelques élus chez les députés et les sénateurs. S’il réussit à instaurer la gratuité des soins médicaux et hospitaliers et à augmenter les dépenses dans l’éducation publique, il dut renoncer à revoir la fiscalité et à engager une réforme agraire. La terre est un enjeu central au Paraguay où 3 % des propriétaires contrôlent 85 % des exploitations. D’immenses superficies ont été accaparées sous le règne des Colorados et sont consacrées à la culture du soja transgénique, principal produit d’exportation. Le tiers des 40 millions d’hectares serait exploité par des producteurs ne détenant pas de titres légaux. Le soja est devenu une grande affaire orchestrée par Monsanto et de puissants groupes commerciaux. Des organisations paysannes réclament des terres et s’opposent aux contaminations découlant des semences transgéniques et des pesticides chimiques.

C’est justement des campagnes qu’est venue l’étincelle menant à la destitution du président Lugo. Le 15 juin 2012, six policiers et onze paysans furent tués dans un affrontement lié à un conflit agraire. Des paysans occupaient les terres mal acquises d’un ex-sénateur colorado. Pressé par la droite de réagir, Lugo avait autorisé l’éviction pacifique des occupants. Le résultat fut le massacre de Curuguaty qui présenta toutes les caractéristiques d’un coup monté. Selon des témoins, les victimes ont été tuées par des armes automatiques alors que les occupants ne possédaient que des pétoires. L’enquête ouverte par le nouveau gouvernement n’a servi qu’à faire arrêter douze paysans et qu’à occulter la conspiration.

En somme, Lugo aura subi le même sort que Manuel Zelaya. Le coup d’État s’est avéré irréversible. La mise en quarantaine du gouvernement Franco n’y a rien changé. Les putschistes ont joué les vierges offensées en rappelant les guerres du passé et la nécessaire défense de la souveraineté. Les alliés du moment ont vite repris leurs querelles afin de faire main basse sur les prébendes associées au pouvoir.

Puis tous les partis ont mis le cap sur l’échéance électorale de 2013. Le népotisme et l’incurie du gouvernement Franco ayant discrédité le parti Libéral, c’est le parti Colorado qui a récupéré le pouvoir. Horacio Cartes, l’une des premières fortunes du pays, acquise par la contrebande du tabac et d’autres trafics, a accédé à la présidence, se mettant ainsi à l’abri d’enquêtes et de poursuites. Le coup d’État parlementaire s’est dissout dans les élections subséquentes sans égard au concert de protestations qu’il avait déclenchées. Et le Paraguay, comme le Honduras avant lui, a pu réintégrer les forums qui avaient voté sa suspension. Le gouvernement Cartes s’est depuis distingué par son alliance public-privé, son ouverture aux privatisations, ses accords militaires avec les États-Unis et son animosité envers le Venezuela bolivarien. Il vient d’annoncer un gel des salaires du secteur public pour les quatre prochaines années. Ses collaborateurs sont moins des militants colorados que des technocrates qui ont acquis leurs diplômes aux États-Unis. Plusieurs ne parlent même pas guarani dans un pays où les deux tiers des habitants sont bilingues. Et le ministre des Affaires étrangères, Eladio Loizaga, a fait partie sous Stroessner et dans le cadre de l’opération Condor d’une organisation chargée d’éliminer les « subversifs ».

En juillet 2016, le tribunal chargé d’identifier et de juger les responsables du massacre de Curuguaty a rendu son verdict. Il a prononcé des peines de 4 à 30 ans de prison contre 11 paysans arrêtés en 2012. Le procès a multiplié les irrégularités. Personne au sein des 300 éléments des forces de l’ordre n’avait été inculpé; aucune analyse balistique ne fut déposée; bien des preuves et certains témoins clés sont disparus; le tribunal n’a accueilli aucune requête de la défense. Ce fut dès le départ un procès politique destiné à casser le mouvement de revendications de paysans qui luttent contre les grands propriétaires et usurpateurs terriens, souvent associés à l’État et aux partis. Déjà Fernando Lugo s’était attiré les foudres de l’oligarchie en remettant en question 8 millions d’hectares mal appropriés sous le règne des Colorados. Ce procès démontre, s’il le fallait, que la droite est solidement ancrée au Paraguay, contrôlant tous les pouvoirs, dont le pouvoir judiciaire.

4. Au Brésil : en finir avec le Parti des travailleurs

Le 12 mai dernier s’est joué le dernier acte menant à la suspension provisoire de Dilma Rousseff, la présidente du Brésil, accusée de manipulation comptable. Le Sénat fédéral, après la Chambre des députés, engageait la procédure de destitution. Au terme d’un procès qui devrait s’achever en août, le Sénat sera appelé à se prononcer à nouveau. Il suffira que 54 sénateurs votent sa destitution pour que Dilma soit destituée définitivement et interdite de poste électif pendant huit ans. Entretemps, le vice-président Michel Temer a assumé la fonction et formé un nouveau gouvernement. Lui et ses acolytes s’emploient par diverses manœuvres à s’assurer qu’au moins les deux tiers des sénateurs voteront pour la destitution, ouvrant la voie à leur exercice du pouvoir jusqu’en janvier 2019. Tous défendent la légalité de leurs actions. Pourtant cette mise à l’écart de la présidente a été qualifiée de « coup d’État » par plusieurs observateurs au Brésil et à l’étranger. Les mouvements sociaux ont repris la rue pour protester au nom de la défense de la démocratie. Leur cri de ralliement est « Fora Temer » (Dehors Temer). Des sondages d’opinion réalisés en juillet indiquent que seulement 16 % souhaitent que Temer complète le mandat de Dilma.

Plusieurs éléments permettent de parler d’un « coup d’État ». Il y a d’abord la nature du délit. Le « pédalage fiscal » a été une pratique de tous les gouvernements depuis plus d’un quart de siècle. Il consiste à emprunter des fonds à des banques publiques avant la fin d’un exercice et à les rembourser au début de l’exercice suivant. Cela n’a rien à voir avec la corruption ou la fraude. En l’absence d’un « délit majeur », il ne peut y avoir destitution. Luiz Carlos Bresser Pereira, qui fut ministre sous des gouvernements antérieurs, considère que ce « coup parlementaire » est une « farce » d’un point de vue juridique. Il s’agit ici d’un procès politique engagé par ceux qui ont perdu lors du scrutin de 2014 comme ils avaient perdu en 2002, en 2006 et en 2010. La première demande de révocation a été formulée à peine un mois et demi après la réélection de Dilma. Le refus de la présidente de suspendre l’enquête sur la corruption en lien avec le financement des partis a été déterminant. La campagne a été menée par le président de la Chambre, Eduardo Cunha, accusé de corruption, d’évasion fiscale et autres crimes. Menacé de cassation et du retrait de son immunité, il a répliqué en exécutant sa menace et sa vengeance contre la présidente. Plus d’un tiers des parlementaires font l’objet de poursuites ou d’investigations judiciaires. Plusieurs parlementaires auraient cherché à échapper aux poursuites qui les menaçaient en votant la destitution de Dilma Rousseff. Des écoutes téléphoniques déjà anciennes viennent de dévoiler les manœuvres qui ont précédé la procédure de destitution. Au cœur du complot se trouvait Michel Temer, choisi comme colistier de Dilma Rousseff afin de concrétiser l’alliance entre le PT et le PMDB, le parti contrôlant le plus de sièges au Congrès. Sa trahison lui a ouvert la voie à la présidence. L’une des missions du gouvernement Temer était d’en finir avec des enquêtes qui éclaboussaient la classe politique. Ou de s’en servir seulement contre les adversaires. L’enjeu principal est cependant beaucoup plus ambitieux : en finir avec les gouvernements PT (Parti des Travailleurs), au pouvoir depuis 2002 et reconfigurer les politiques publiques. Le gouvernement Temer est formé exclusivement d’hommes blancs, plutôt âgés, de grands patrons, sans aucune représentation de la diversité qui compose la société brésilienne. Trois des ministres ont dû démissionner rapidement parce qu’ils étaient mêlés à des enquêtes. Ce gouvernement n’attend que la confirmation de la destitution pour appliquer à pleine vapeur un programme qui a déjà été rejeté par 54 millions de Brésiliens en 2014. Il a déjà mené une purge des ministères et institutions supposément pour en congédier les fonctionnaires PT. Le ministère de la Culture a écopé lourdement. À l’horizon se profilent une réduction draconienne des programmes sociaux, une réforme du système de pensions et des lois du travail, des privatisations des entreprises et services publics.

André Kaisel parle d’un « coup juridico-médiatico-entrepreneurial ». Le parlement a été l’acteur le plus visible. L’appareil judiciaire a été également de la partie. L’opération Lava Jato (lavage express) lancée par la police fédérale pour enquêter sur le scandale Petrobras a débusqué un système de corruption, de pots-de-vin. Elle a pour ce faire négocié des confessions contre des réductions de peine. Le juge Sérgio Moro tire dans toutes les directions, mais cherche ostensiblement à épingler l’ex-président Lula. Il a commandé des écoutes électroniques, il a coulé des informations de façon à compromettre Lula. Mais il n’a produit aucune preuve contre lui. Conscient que Lula est encore très populaire et qu’il pourrait l’emporter s’il se présentait aux élections en octobre 2018, le système judiciaire cherche à le discréditer en ouvrant des enquêtes sur lui. Les puissants médias (l’empire Globo, Veja, Folha de São Paulo, Estado de São Paulo) ont fait campagne contre Dilma en vue de susciter l’indignation des classes moyennes contre le PT, au nom de la morale, comme si le PT avait l’exclusivité de la corruption. Ils ont orchestré de grandes manifestations en 2013 et en 2015. Depuis la suspension de Dilma, ils cherchent à manipuler les esprits, trafiquant les sondages (Datafolha, par exemple) ou passant sous silence des informations défavorables à Temer. Trois pouvoirs se sont donc ligués pour abattre la présidence. Dramatisation, complot, ruse, audace, voilà des ingrédients d’un coup d’État classique comme le rappelait l’historien Laurent Vidal en évoquant l’acception du terme au XVIIe siècle.

Le coup a aussi une dimension géopolitique. Le ministre José Serra préside à un virage de la politique étrangère. Il s’emploie à la réorienter vers les blocs dirigés par Washington, dont l’Alliance du Pacifique, jouant en faveur du libre-échange, transformant le Brésil en cheval de Troie au sein du Mercosur ou d’Unasur. Serra est disposé à autoriser les États-Unis à utiliser la base aérienne d’Alcántara (Maranhão) pour le lancement de satellites, offrant donc une base militaire en territoire brésilien. On sait que les États-Unis convoitent l’accès aux ressources de l’Amazonie ainsi qu’aux réserves de pétrole dans l’Atlantique et que les multinationales attendent le démantèlement de Petrobras et se positionnent pour exploiter la zone « pre-sal ».

Le coup d’État est donc une tentative pour redéfinir le Brésil au seul profit de la droite et de ses agents politiques. Les putschistes désespèrent de triompher par le vote populaire. L’enjeu est de supprimer le caractère populaire de la démocratie brésilienne, d’empêcher le peuple d’accéder au pouvoir d’État. Depuis 70 ans, les puissants ont cherché à bloquer l’accès au pouvoir : ils l’ont fait contre Vargas, Kubitschek, Goulart avant le coup d’État de 1964, maintenant contre le PT. Leur myopie leur fait perdre de vue que les programmes sociaux ont créé à faibles coûts plus de 40 millions de consommateurs et que cette redistribution a contribué au dynamisme économique et à leurs affaires. Le PT n’a pas pris l’argent aux riches pour le donner aux pauvres. La fiscalité brésilienne demeure l’une des plus faibles de l’OCDE pour les grandes fortunes. Pour ne pas indisposer les puissants, le PT a renoncé à une réforme fiscale comme il a renoncé à la réforme agraire. Dilma a commis l’erreur, comme elle l’a reconnue, de confier le portefeuille de l’économie à un ministre libéral, ce qui a contribué à l’érosion de sa crédibilité auprès de sa base sociale.

Il suffirait que quelques sénateurs modifient leur vote pour que Dilma soit restaurée à la présidence. Le gouvernement putschiste emploie tous les moyens pour exclure cette éventualité. Dans le cas où Dilma reviendrait, il lui faudrait affronter un Congrès qui lui sera majoritairement hostile. Le scandale Petrobras, et le scandale du mensalão avant lui, sont très liés au système politique brésilien, surnommé « physiologisme », un système vieux comme la République, qui consiste à échanger un soutien politique contre des largesses licites ou illicites. Ce système articule les relations entre le gouvernement et les partis, l’exécutif et le législatif, le niveau fédéral et celui des États. Les gouvernements ne peuvent faire passer des lois sans conclure des pactes avec des parlementaires qui ne soutiendront les projets qu’en échange d’avantages. Plus de 35 partis sont en compétition pour des votes. Les campagnes électorales coûtent cher. De grandes sociétés de construction (telle Oderbrecht) sont invitées à contribuer à la caisse en échange de contrats publics surdimensionnés.

5. Les nouveaux golpes : des traits communs

En somme, tous ces coups d’État partagent des caractéristiques essentielles, même si chacun s’ajuste aux réalités et circonstances locales. Ils s’attaquent tous à la tête des gouvernements progressistes afin de démettre l’Exécutif. Tous renversent des gouvernements élus lors de scrutins réguliers. Ces coups sont précédés par une campagne de discrédit contre la présidence afin de rallier des appuis dans la population. Ils font appel à des segments de la société civile, des associations patronales et professionnelles. Un incident leur sert généralement de prétexte, un incident qu’ils ont provoqué. Ces coups reposent sur le concours de plusieurs appareils (législatif, judiciaire, militaire, policier), sur la collaboration du pouvoir religieux (l’Opus Dei, la hiérarchie, les évangéliques au Brésil), des grands médias qui ont une position de monopoles dans plusieurs pays. Au front interne s’ajoute un front externe. La droite locale dispose d’appuis à l’extérieur. On doit parler d’une droite régionale, voire continentale. Les États-Unis sont un partenaire essentiel. L’ambassade, la CIA, les ONG fournissent conseils, logistique, argent et protection. D’autres pays servent au besoin de relais, tels l’Espagne et Israël. Les grands médias et les agences à l’étranger agissent comme caisses de résonance. Cela est évident pour le Venezuela. Cela l’est moins pour le Brésil.

La démarche menant au changement de régime comporte des similitudes. Les putschistes cherchent à préserver les apparences. Ainsi au Honduras, la Cour suprême statuait sur l’illégalité de l’action présidentielle (la consultation), le Congrès destituait le président, élisait son successeur et les militaires intervenaient sans entrer au gouvernement. Les médias jouaient également leur rôle : après avoir chauffé l’atmosphère par une campagne anti-Zelaya, ils s’imposaient un blackout complet sur le coup avant de se faire les porte-parole du nouveau régime. Le scénario hondurien s’est inspiré du coup d’État du 11 avril 2002 au Venezuela : la capture du président par les militaires, la fausse démission, le blackout médiatique.

Ces coups sont d’autant plus efficaces qu’ils se donnent un vernis de légalité et qu’ils combinent des fronts d’attaque juridico-judiciaire, parlementaire et médiatique. Le discrédit médiatique, la persécution judiciaire, l’instance parlementaire se complètent.  Les médias jouent sur les esprits et les sentiments pour mobiliser des appuis au sein du « peuple ». Les journalistes, les procureurs, les juges collaborent au coup. Les partis se liguent pour violer la souveraineté populaire et déposer le président élu. S’affranchissant des règles, ils choisissent de compter le but avec la main. Ces coups sont beaucoup plus difficiles à retourner parce qu’ils se font depuis les institutions en invoquant la constitution. Jusqu’à présent le Venezuela a été l’exception, mais pour combien de temps encore?

J’aurais pu parler d’opérations de déstabilisation dirigées contre deux autres gouvernements progressistes. Elles n’aboutirent pas à des coups d’État, mais elles sortaient franchement du cadre de l’opposition légale. Faute de temps, je rappellerai seulement que le gouvernement Morales a survécu à quelques tentatives depuis sa première élection en décembre 2005. Il y eut d’abord un mouvement sésessioniste basé à Santa Cruz. Plus récemment, une campagne de salissage a contribué à une défaite lors du référendum de février dernier : les médias ont fait circulé des histoires ayant trait à la vie privée d’Evo Morales, ont parlé de cas de corruption et de narcotrafic, sans que ces histoires soient en lien direct avec le président. La conséquence est que 51 % des Boliviens ont refusé qu’Evo Morales brigue un nouveau mandat en 2019.

Le président Rafael Correa a fait face le 30 septembre 2010 à une rebellion de policiers nationaux. Blessé, puis séquestré dans un hôpital, il sera libéré par sa garde. La rébellion couvrait quatre provinces. Les mutins tentèrent de s’emparer de la télévision d’État. Des officiers de l’aviation fermèrent l’aéroport international de Quito. L’affrontement se solda par cinq décès et près de 200 blessés. Une commission d’enquête conclut qu’il s’agissait d’une tentative de coup d’État baptisé « S30 ». L’interprétation des événements fait encore l’objet de débats, plusieurs ne voulant y voir qu’une mutinerie qui a dérapé.

Les documents publiés par WikiLeaks montrent que les États-Unis ont vainement tenté d’empêcher l’élection de Rafael Correa en 2006. En plus de dépenser près d’un million de dollars dans la campagne, ils ont cherché à convaincre les frères Gutiérrez de soutenir Alvaro Noboa, le « roi de la banane », au second tour afin de bloquer Correa, deuxième pour le ballotage. Correa et Morales sont la cible de la résistance des élites locales qui compensent leur manque de crédibilité à l’intérieur par le fait que les États-Unis leur donnent soutien, conseils et argent. Correa considère d’ailleurs l’impérialisme comme son pire ennemi : aussi lui a-t-il retiré la base militaire de Manta d’où il pouvait intervenir en Amérique du Sud. Morales, considérant que l’ambassade états-unienne à La Paz était le centre névralgique de tous les complots, a expulsé l’ambassadeur. L’ouvrage BoliviaLeaks, publié en août 2016, lui donne raison.

6. L’Argentine et le retour de la droite néolibérale

La restauration de la droite néolibérale peut emprunter d’autres voies que le coup. Le 22 novembre 2015, Mauricio Macri triomphait au deuxième tour dans un scrutin des plus serrés, avec moins de 3 % d’avance sur son adversaire, Daniel Scioli, le candidat du kirchnerisme et de la continuité. Il héritait d’une Argentine polarisée. Sa gestion allait dramatiser la division par un retour agressif à des politiques néolibérales, celles-là même qui pavèrent la voie sous Carlos Menem à la crise de 2001-2002.

L’ancien maire de Buenos Aires avait fait de sa position un tremplin pour se projeter sur la scène nationale. Membre d’une famille qui a fait fortune grâce aux contrats avec l’État, il professait sa foi dans le marché. Son talent fut de construire une alliance avec des partis individuels qui n’avaient aucun avenir face à la version kirchneriste du péronisme. PRO et Cambiemos firent campagne en promettant la « pauvreté zéro », la vérité, le changement, la sécurité, l’harmonie. On annonçait la levée des contrôles sur l’achat de dollars et la fin des marchés parallèles du peso. La coalition profita des erreurs du gouvernement sortant. Ne pouvant se présenter pour un troisième mandat consécutif, Cristina Fernández avait choisi son candidat sans le soumettre aux primaires. C’était comme si elle jugeait que Daniel Scioli pouvait le mieux assurer son retour en 2020. Une portion de l’électorat bénéficiaire de ses politiques n’était pas disposée à transférer son appui de la présidente sortante à un candidat sans grand relief personnel. Les grands médias (et surtout l’empire médiatique Clarín) avaient œuvré à fabriquer une image de CFK : celle de la « reine Cristina », arrogante, pugnace, et de ses virées dans les boutiques lors de ses déplacements à l’étranger. On insinua que le suicide du procureur Alberto Nisman pouvait être un homicide commandé contre celui qui avait monté un dossier impliquant la présidente et le ministre des Affaires étrangères à propos d’une entente avec l’Iran. On retrouve dans cette campagne de dénigrement les ingrédients des opérations de désinformation qui préparent les coups d’État : créer la confusion, désorienter le citoyen, susciter l’opposition. En d’autres mots, l’électeur était moins porté à voter en fonction d’un bilan positif que sur la base de rumeurs, d’images, de promesses.

Aujourd’hui, huit mois après l’avènement du nouveau pouvoir, la majorité des Argentins vit une désillusion. Les promesses n’ont pas été tenues. Un programme caché s’est mis en place. Plus de 100 000 postes ont été supprimés. L’inflation a grimpé. Le dollar s’échange contre plus de pesos. La consommation a chuté, comme le pouvoir d’achat. Les investissements étrangers ne se matérialisent pas. Entretemps, l’Argentine a réglé avec les fonds vautours et a relancé l’endettement extérieur. Le président figurait dans les Panama Papers : il détenait des fonds non déclarés dans des paradis fiscaux. Il justifie contre tout bon sens l’austérité par l’héritage laissé par le gouvernement Kirchner. Loin de gouverner pour tous les Argentins, il gouverne à l’évidence pour une minorité, avec des ministres choisis parmi les directeurs de grandes sociétés, en multipliant les mesures néolibérales. Son gouvernement mène en outre une vendetta contre son prédécesseur, multipliant les enquêtes, engageant des causes contre CFK et ses fonctionnaires sous prétexte de déceler des fraudes. Il a entrepris une purge dans les institutions publiques sous prétexte que le kirchnerisme avait créé des postes pour ses protégés. Les manifestations sont criminalisées, des militants sont emprisonnés sous de faux prétextes (Milagro Sala) et les militaires sont courtisés. Macri a repris à son compte la thèse des « deux démons », une façon de jouer en sourdine les crimes du terrorisme d’État à l’époque de la « sale guerre » (1976-1983) : il s’est même permis de mettre en doute le chiffre de 30 000 victimes. Le macrisme cherche par un discours creux (« amour », « espoir ») sans égard à la réalité à « dépolitiser » la société afin qu’elle ne conteste pas ses choix politiques.

On assiste en même temps à un réalignement de la politique étrangère argentine. La visite d’Obama a servi au sacre d’un allié inconditionnel. Un axe s’est constitué entre Buenos Aires, Asunción et Brasília contre le Venezuela, une nouvelle version de la « Triple Alliance » selon Caracas. L’Argentine apparaît comme un autre pion de la stratégie états-unienne de redéploiement en Amérique latine. Washington négocie l’octroi de deux bases militaires, l’une en Patagonie, l’autre aux limites de trois pays, près de la plus grande nappe phréatique d’eau douce de la planète. Autant Cristina avait le sens de la patrie tout en étant passionnément solidaire de « notre Amérique », autant Macri se révèle un éteignoir du sentiment patriotique et un fossoyeur des institutions bolivariennes. Les fêtes du Bicentenaire ont démontré son ignorance du passé et sa servilité à l’endroit d’une Espagne représentée par l’ex-souverain Juan Carlos.

7. Le Pérou : consolidation d’un allié sur le flanc pacifique

Le gouvernement Humala (2011-16) a fortement déçu. Élu sur des promesses de gauche, il a gouverné surtout à droite, cédant aux sociétés minières, criminalisant les actes de protestation. Tout au plus sa victoire avait-elle empêché l’accès de Keiko Fujimori à la présidence avec son cortège de mesures néolibérales, de corruption et d’autoritarisme. Les Péruviens ont eu droit à deux présidents pour le prix d’un, dans la mesure où Nadine Heredia, l’épouse d’Ollanta Humala, s’est souvent ingérée dans les décisions du président. La victoire de Pedro Pablo Kuczynski aux élections de juin 2016 a à nouveau évité le triomphe de Keiko. Il est positif que la gauche avec Verónika Mendoza soit venue très près d’accéder au deuxième tour. Le Frente Amplio représente une nouvelle gauche axée sur la société civile, plus rassembleuse que la gauche traditionnelle. PPK a défendu un programme néolibéral, pas très différent de celui que défendait Keiko. En l’absence du soutien d’un parti bien établi (Peruanos por el Kambio), il doit avant tout sa victoire à une coalition hétérogène unie dans la volonté de bloquer Keiko. Les électeurs péruviens ont préféré le candidat qui dégageait compétence et honnêteté. Malgré cela, moins de 43 000 votes séparaient les deux candidats.

Fuerza Popular, le parti des fujimoristes, bénéficie en revanche d’une organisation puissante et dotée de fonds lui permettant d’acheter des votes et des  loyautés. Les fujimoristes détiennent désormais la majorité absolue au Congrès (73/130 députés). Ils ont une capacité de blocage et ne s’en priveront pas. Refusant de se contenter d’une loi du  Congrès sur la détention domiciliaire, ils réclament le pardon pour Alberto Fujimori condamné en 2009 à une peine de 25 ans; à défaut de quoi ils menacent de ne point collaborer avec PPK et de mettre en danger la gouvernance. Ils annoncent une position obstructionniste.

PPK a choisi comme ministres des hommes et cinq femmes qui proviennent pour l’immense majorité des grandes entreprises et qui sont liés aux organismes financiers internationaux ou sont des technocrates qui ont fait partie de gouvernements précédents (ceux de Fujimori, Toledo, García, ou Humala). En bref, son cabinet ressemble à celui mis en place par Macri, un gouvernement de patrons, favorable au patronat. Il campe son gouvernement nettement dans le camp de la droite régionale. Il appuie l’opposition vénézuélienne au nom de la défense des prisonniers politiques, mais refuse de s’ingérer dans la crise brésilienne dans laquelle il ne voit qu’un conflit entre partis politiques. L’élection péruvienne renforce ainsi la droite régionale et laisse entrevoir des collaborations en vue d’isoler l’Équateur et la Bolivie.

Conclusion

Ce parcours aura illustré les éléments d’une nouvelle conjoncture. La caractéristique dominante serait la résurgence et la restauration de gouvernements de droite et une réaffirmation depuis le pouvoir du néolibéralisme. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir immédiat des forces populaires et pour le processus de démocratisation. Sans compter que cette conjoncture a aussi sa face externe puisqu’elle s’accompagne d’un redéploiement des États-Unis dans la région.

Les politiques néolibérales sont contraires à la démocratie. Elles rendent les gouvernements instables parce qu’elles provoquent la contestation chez ceux qui en écopent et qui forment la majorité. Les politiques progressistes, à l’inverse, en redistribuant les revenus et en accordant des droits, créent des gouvernements plus populaires, plus légitimes, plus stables. La première source d’instabilité vient de la résistance des privilégiés à accepter le changement qui les désavantage. Tous les cas que nous avons présentés indiquent que l’instabilité vient de la droite. Celle-ci est prête à user de tous les moyens pour récupérer le pouvoir. La restauration conservatrice à laquelle nous assistons ne passe pas par les urnes ou bien si elle en émerge, comme dans le cas argentin, ce n’est qu’une fois que le terrain ait été apprêté par une propagande mensongère qui induit des groupes à voter contre leurs intérêts réels. Le néolibéralisme est l’ennemi de la démocratie dont il est la négation. La situation s’est inversée. Dans le passé, la gauche ne croyait pas en la démocratie qu’elle qualifiait de « bourgeoise ». Aujourd’hui, c’est la droite qui ne croit pas en la démocratie parce qu’elle ne se reconnaît plus dans une démocratie participative et sociale.

Une constatation s’impose : les États qui résistent le mieux aux coups d’État institutionnels sont ceux qui ont pu, à l’initiative de gouvernements progressistes, adopter de nouvelles constitutions. La constitution doit être l’assise d’une refondation politique, d’un élargissement effectif des droits politiques qui de théoriques deviennent concrets. Refonder la société exige de déplacer des groupes qui tiennent le haut du pavé. Les constitutions progressistes mises en place au Venezuela, en Équateur, en Bolivie résultent de l’élection d’un gouvernement capable de changer les règles du jeu politique en s’appuyant sur une majorité législative et sur une mobilisation de la société. La constitution bolivarienne se révèle aujourd’hui un rempart légal contre l’obstructionnisme de l’Assemblée nationale et les manœuvres déstabilisatrices de l’opposition. La crise actuelle au Brésil a démontré que la réforme politique est incontournable pour la sauvegarde et l’approfondissement de la démocratie.

Le juriste et sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos signale une faiblesse des gouvernements progressistes. Profitant d’une forte demande sur les marchés extérieurs, ils ont financé des programmes sociaux qui ont permis une inclusion sociale par le biais de la consommation individualiste. Malheureusement, cette inclusion n’a pas agi sur les consciences. Elle est passive et elle est réversible selon la conjoncture. Le Parti des Travailleurs au pouvoir s’est distancé des mouvements sociaux qui l’avaient porté. Dilma a admis que face à la récession elle avait adopté un programme économique d’austérité qui l’avait discréditée auprès des électeurs populaires sans lui assurer la collaboration des parlementaires et des élites. Elle n’a pas fait des mouvements sociaux les partenaires de son gouvernement.

Ce que la crise brésilienne démontre c’est que le golpe a réactivé les mouvements sociaux. Dilma et Lula sont partis à la reconquête d’une crédibilité. Les putschistes ont sous-estimé les réactions populaires. Les manifestations ont changé de signe. Les «  Fora Temer » ont remplacé les « Fora Dilma ». En Argentine, le tarifazo – l’augmentation brutale du prix du gaz décrétée par le gouvernement Macri – a unifié le peuple, provoquant cette réaction unitaire que ni les partis politiques ni les mouvements sociaux n’avaient réussi à faire contre les DNU (décrets de nécessité et d’urgence), contre l’abrogation (partielle) de la loi des médias, contre les versements aux fonds vautours, contre le véto présidentiel à la loi anti-congédiements, contre la légalisation des évasions rapatriées sous prétexte de financer les fonds de retraite, etc. En s’attaquant en plein hiver austral au budget domestique, Macri a fait l’unité contre lui et sa « meilleure équipe des 50 dernières années ». Le 14 juillet, le peuple est descendu dans la rue dans tout le pays. Il a démontré que le double discours de Macri – attribuant toutes ses mesures d’austérité à la nécessité de réparer l’« héritage » K et invitant les Argentins à l’optimisme – ne passait plus.

Cette réactivation des mouvements sociaux pourrait marquer les limites de la restauration conservatrice. C’est ce qui nous permet d’être optimistes. Je sais aussi que l’histoire n’évolue pas de façon linéaire, mais plutôt en spirale, avec ses moments de reflux qui préparent de nouvelles avancées.

Claude Morin

Claude Morin. L’auteur a enseigné l’histoire de l’Amérique latine à l’Université de Montréal de 1973 à 2006. Tout en continuant à commenter l’actualité régionale, il est guide-accompagnateur pour des voyages en Amérique latine.

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