La Russie, l’Ukraine, la Crimée et la bague de fiançailles.

Le récent G20 de Brisbane nous a démontré à quel point les positions de la Russie et celles de l’Occident divergent.  On peut même affirmer qu’un point de non-retour a été atteint avec les pays anglo-saxons : je parle des États-Unis, du Royaume-Unis, du Canada et de l’Australie.

Tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique savent que la crise ukrainienne n’est que la dernière provocation en date venant de milieux ultra-conservateurs occidentaux pour qui la domination globale des États-Unis est à vocation universelle et doit être imposée coûte que coûte.

Il reste que l’Union européenne et ses membres les plus éminents n’ont pas les mêmes rapports avec la Russie et ils ont des intérêts économiques beaucoup plus importants avec ce pays même si, jusqu’à présent, ils se sont alignés sur leurs alliés anglo-saxons par solidarité atlantique.

Il y a aussi un risque de guerre bien réel entre la Russie et l’Ukraine et nous savons malheureusement depuis 100 ans et l’attentat de Sarajevo qu’une étincelle peut provoquer une explosion dont on ne peut mesurer les conséquences.

Les discours de certains hommes politiques, les analyses de quelques médias ou même les paroles venant de la bouche de citoyens ordinaires nous font entendre une rhétorique de guerre comme si nous courrions le risque d’être envahis par une nouvelle Armée rouge.

Cela est complétement ridicule et cela procède d’une grotesque manipulation des esprits pour nous mener à accepter et à payer une politique de réarmement massif de matériel de guerre de dernière génération comme l’inutile bouclier antimissile ou les problématiques Lockheed Martin F-35 [1]par exemple.

Toujours est-il que pour beaucoup d’analystes, la crise ukrainienne est dans une impasse.  Une victoire militaire de l’un ou de l’autre camp n’est pas envisageable.  Il reste les possibilités d’un conflit gelé, d’une partition du pays ou surtout de la transformation du pays en un État fédéral comme solution mais après, il resterait encore ensuite un obstacle de taille à un retour à la normalisation : la Crimée.

Il est inimaginable que la Crimée retourne dans le giron de l’Ukraine contre la volonté de ses habitants.  On peut refaire autant de référendums qu’on voudra, les résultats seront toujours pareils.  Les Criméens veulent être russes, c’est un fait.

Nous nous trouvons devant un dilemme.  Choisir entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (chapitre 1 de la Charte des Nations unies) [2] et le principe de l’intangibilité des frontières (uti possidetis juris) [3].

L’objet de cet article est de proposer une piste, un lien qui pourrait concilier ces deux principes contradictoires.

Rappel historique.

Le premier État qui a existé dans cette région était la Rus’ de Kiev au IXe siècle quand des Vikings suédois, les Varègues, conquirent un vaste territoire allant de la mer Baltique à la mer Noire.  Ils installèrent leur capitale à Kiev, une ville vassale de l’Empire Khazar jusque-là. La Rus’ de Kiev se morcela plus tard en diverses principautés indépendantes et succomba aux invasions mongoles au XIIIe siècle.

À partir du XIVe siècle, la plus grande partie de l’Ukraine actuelle fut intégrée dans l’État polono-lituanien.

A la paix russo-polonaise d’Androussovo (31 janvier 1667) [4], l’Ukraine fut partagée entre la Pologne et la Russie.  Le fleuve Dniepr fit alors office de frontière.

À la fin du XVIIIe siècle, la Pologne fut démembrée et son territoire partagé entre la Russie, l’Autriche et la Prusse.  La plus grande partie de l’Ukraine actuelle tomba alors sous la domination de l’Empire russe.

À ce stade, il convient de faire trois remarques.

–        Il n’a existé une Ukraine indépendante à aucun moment de son Histoire.

–        Le territoire de l’actuelle Ukraine a toujours été partagé et régi sous diverses dominations.  C’est la raison pour laquelle il n’y a pas d’unicité de langue, de religion ou de culture dans ce pays.

–        À aucun moment la Crimée ne fit partie des différents événements liés à l’Histoire de l’Ukraine.  Elle fit d’abord partie de l’Empire byzantin, ensuite de l’Empire ottoman (khanat de Crimée) et finalement, en 1792, après le traité de Iaşi, de l’Empire russe.

Il y eut une courte période d’indépendance de 1917 à 1920 pendant la guerre civile russe.  Cet État ukrainien n’avait pas de frontières bien définie et, suite au retrait des troupes allemandes en 1918, il vit les troupes tsaristes, les bolcheviks, les anarchistes et les indépendantistes ukrainiens se déchirer sur son territoire en se servant au passage sur la société paysanne.

L’Ukraine fut ensuite intégrée dans l’URSS en 1922. Lénine fusionna alors le territoire de la Novorussie [5], grosso modo la rive gauche du Dniepr et les rives de la mer Noire, avec l’Ukraine.  Cela formera la République socialiste soviétique d’Ukraine. L’Ukraine s’étendit encore à l’ouest après la Deuxième Guerre mondiale.

La dernière acquisition sera la Crimée en 1954 : un don de Nikita Khrouchtchev à l’Ukraine pour célébrer le tricentenaire de l’union de la Russie et de l’Ukraine.

Il faut insister ici sur la nature de ce transfert.  Un don pour célébrer une union !

Comme une bague de fiançailles, en somme !

Lors de l’indépendance de l’Ukraine, la Crimée est restée « de jure » rattachée à l’Ukraine suite à l’insistance des Occidentaux qui ne voulaient pas créer un précédent au principe de l’intangibilité des frontières qui remettrait les limites de nombreux États européens en question..

La bague de fiançailles et la jurisprudence.

Le droit international ne permet pas de trancher entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le principe de l’intangibilité de frontières.  La Cour internationale de Justice de La Haie a d’ailleurs rendu un avis consultatif ambigu sur le cas du Kosovo. [6]

Il faut revenir ici sur le don de la Crimée à l’Ukraine en 1954. Il s’agit, contrairement à toutes les autres entorses au principe d’intangibilité des frontières qui, elles, découlaient d’actions violentes (Chypre, Kosovo etc.), d’un don qui avait été librement accepté par l’Ukraine pour son union avec la Russie.  Les documents et les témoignages de l’époque l’attestent sans équivoque.

Comme le droit international est silencieux et qu’il n’existe aucune jurisprudence sur le sort d’un territoire suite à une séparation subséquente à son adjonction, voyons ce que disent d’autres droits dans un cas pareil.

Que dit le droit civil concernant la restitution d’une bague de fiançailles [7] par exemple et peut-on faire une comparaison ?

La jurisprudence dit plusieurs choses essentielles.

1      Si la bague est une breloque de peu de valeur, l’ex-fiancée peut la garder.

2      Si la bague est de grande valeur, l’ex-fiancée peut la garder sauf si c’est elle qui rompt les fiançailles.  Elle doit alors restituer le bijou.

3      Si la bague est un bijou de famille, l’ex-fiancée doit dans tous les cas rendre la bague quel que soit le responsable de la rupture.

Comme on peut le constater, le droit est dit avec beaucoup de bon sens et avec beaucoup d’équité.

Application au cas de l’Ukraine.

Comme la contradiction entre la Charte des Nations unies et des principes de droit international ne permet pas d’arriver à une solution juridique incontestable, rien n’interdit de s’inspirer d’un autre droit pour essayer de sortir de l’impasse.

La similitude des deux cas est frappante.

1      La Crimée a bien été donnée en cadeau dans le cadre d’une union durable, comme une bague de fiançailles.

2      C’est bien l’Ukraine qui a choisi de rompre avec la Russie en proclamant son indépendance en 1991.  Elle aurait dû rendre la Crimée à la Russie à ce moment comme s’il s’agissait d’une bague de fiançailles de grande valeur.  La rupture ne semblait pas définitive pour la Russie et elle n’avait pas insisté pour une restitution immédiate.  Ce n’est plus le cas aujourd’hui vu que l’Ukraine se tourne vers une autre alliance.

3      On peut aussi estimer que la Crimée est un bien de grande valeur qui faisait partie du patrimoine de la Russie depuis plus de 200 ans et qu’en cas de rupture, elle devait automatiquement revenir à la Russie, comme un bijou de famille.

Conséquences qui en découlent.

Que cela plaise ou pas nos à nos élites politiques et médiatiques, la Crimée ne retournera pas à l’Ukraine sauf par la force mais il faudra alors assumer un conflit nucléaire.

Un effondrement politique ou économique de la Russie avec un changement de régime n’est pas envisageable non plus.  Un retrait de Vladimir Poutine pour quelque raison que ce soit ne changera rien à la position de la Russie concernant l’Ukraine et la Crimée.  Cela pourrait même amener un dirigeant plus radical à la présidence.

Continuer sur la voie de la confrontation mènera inéluctable à une impasse préjudiciable pour tous et bien sûr pour les Ukrainiens en premier lieu.

De plus en plus de dirigeants européens en sont conscients.  Des journalistes aussi mais ils ne peuvent le dire qu’en privé. [8]

Alors, sauf à vouloir suivre les États-Unis dans leur logique mortifère, il serait intéressant pour les Européens, les Russes et les Ukrainiens de trouver une voie de sortie de crise de toute urgence.  Nous sommes proches d’un point de rupture et il y a beaucoup de chances qu’attendre la sortie de l’hiver soit attendre trop longtemps.

À quoi pourrait ressembler un accord équitable ?

–        La transformation de l’Ukraine en un État fédéral sur le modèle belge par exemple avec une parité entre les régions europhiles et russophiles dans le gouvernement et avec un parlement fédéral.

–        Un bilinguisme sur le modèle belge avec des facilités pour les minorités linguistiques : hongroises, roumaines etc.

–        Prévoir un système de blocage dans la constitution qui permet d’empêcher qu’un groupe puisse prendre des décisions contraires aux intérêts de l’autre.

–        Rassurer la Russie concernant sa sécurité en garantissant la non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN contre la garantie de non-ingérence de la Russie dans les affaires de l’Ukraine.

–        Prévoir un plan de sauvetage économique de l’Ukraine financé par l’Europe et la Russie.

Même après une guerre civile, une fédéralisation du pays est possible.  Les exemples ne manquent pas : le plus proche est la Bosnie-Herzégovine.

Et pour le Crimée ?

–        La Crimée serait reconnue comme faisant partie de la Fédération de Russie.

–        Des facilités à négocier pourraient être données à l’Ukraine : usage de la langue, accès aux ports ou d’autres.

–        Vu l’état de l’économie ukrainienne, la Russie pourrait aussi lui vendre son gaz à un prix préférentiel pendant une durée limitée  comme elle le fait pour ses plus proches alliés: 5 ou 10 ans par exemple.

Le retour de la Crimée à la Russie pourrait être justifié par l’Esprit du Droit et plutôt que par la Lettre.

Conclusion.

Certains diront qu’un tel plan fait la part belle aux intérêts de la Russie.  Ce n’est pas vrai, la Russie perd l’occasion de voir l’Ukraine adhérer à son Union eurasienne et l’Union Eurasienne sans l’Ukraine ne sera jamais un interlocuteur de poids sur la scène mondiale.

L’Europe et surtout l’Allemagne y trouveront les débouchés qu’elles recherchaient pour leurs entreprises.  La main-d’œuvre ukrainienne est qualifiée et ne demande qu’à travailler.

Le retour de la Crimée à la Russie sera interprété par certains comme une prime pour un coup de force de la Russie.   Là aussi c’est faire fi de la lourde responsabilité de l’Europe et des États-Unis dans le déclenchement de cette crise.  Ils ne doivent pas non plus en ressortir gagnants.

Le principal obstacle à un accord est d’ailleurs les États-Unis qui ne gagneraient rien avec un tel accord mais méritent-t-ils quelque chose quand on a entendu Victoria Nuland dire : « Fuck the UE». [9]

On peut les considérer comme le troisième prétendant, celui qui ne s’intéressait qu’à la bague ou plus exactement à la Crimée et qui est dans une rage folle parce qu’il n’a pas obtenu le bijou qu’il convoitait.

Angela Merkel est trop engagée avec le TTIP qu’elle veut voir aboutir et ne fera pas de concessions qui déplairaient aux États-Unis.

François Hollande aura perdu toute la confiance des Russes dès qu’il aura renoncé à livrer les BPC.

Je vois très bien Jean-Claude Juncker mener des négociations avec la Russie et l’Ukraine, le volet économique d’un accord est très important et le concerne.  Pourquoi pas ?  Il a suffisamment de caractère pour ne pas se laisser influencer.  Il l’avait d’ailleurs démontré en 2003 quand il avait été un des seuls dirigeants occidentaux (avec les français et les belges) à s’opposer à l’invasion de l’Irak.

Alors, croisons les doigts pour que les Européens s’émancipent de la tutelle de leur maitre et qu’ils puissent aussi un jour dire « Fuck the US » quand ils prennent des décisions uniquement favorables à leurs propres intérêts.

Pierre Van Grunderbeek

 

[1] http://www.portail-aviation.com/2014/08/le-f-35-la-machine-pour-dominer-le.html

[2] http://www.un.org/fr/documents/charter/chap1.shtml

[3] http://rbdi.bruylant.be/public/modele/rbdi/content/files/RBDI%201998/RBDI%201998-1/Dossier/RBDI%201998.1%20-%20pp.%2070%20%C3%A0%20106%20-%20Barbara%20Delcourt.pdf

[4] http://icp.ge.ch/po/cliotexte/xvie-et-xviiie-siecle.-saint-empire-prusse-est-de-leurope-russie/ukraine.cosaques.html

[5] http://en.wikipedia.org/wiki/Novorossiya

[6] http://www.icj-cij.org/docket/files/141/16013.pdf

[7] http://www.cliquedroit.com/en-cas-de-rupture-faut-il-rendre-sa-bague-de-fiancailles-c13-f185.html

[8] Olivier Mazerolle semble être ferme mais en réalité, il s’aligne sur ce que Vladimir Poutine dit depuis le début de la crise.  http://www.rtl.fr/actu/international/ukraine-face-a-poutine-il-faut-reprendre-l-initiative-dit-olivier-mazerolle-7775363206

[9] http://mobile.lemonde.fr/europe/article/2014/02/09/les-cinq-lecons-du-fuck-the-eu-d-une-diplomate-americaine_4363017_3214.html

 



Articles Par : Pierre Van Grunderbeek

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