La survie politique du président péruvien ne tient qu’à un fil
Comme le Chili et la Colombie, le Pérou est un pays que les États-Unis ne peuvent pas se permettre de perdre. C’est à Lima qu’est née l’Alliance du Pacifique qui unit les pays sud-américains obligés d’être amis avec Washington et qui forme un mur géographique ininterrompu entre les membres du Mercosur et la Chine.
Pourtant, le 5 juin 2011, la population péruvienne élisait un président nationaliste et progressiste, Ollanta Humala, qui devenait le premier chef d’État pro-intégration latino-américaine d’un pays du Pacifique partageant une frontière avec le Brésil.
«Le Brésil a besoin d’un partenaire stratégique de notre côté du Pacifique et le Pérou est idéal pour remplir ce rôle», déclarait alors le candidat Humala à la revue brésilienne Isto E, le 20 avril 2011.
À peine un an plus tard, la situation du président Humala ressemble à s’y méprendre à celle de son ex-homologue, le paraguayen Fernando Lugo, au moment du coup institutionnel du 22 juin dernier.
L’économiste péruvien, Oscar Ugarteche, dénonce une alliance, commandée par les États-Unis et les forces armées péruviennes, entre l’ex-président Alan Garcia et les secteurs de l’extrême-droite liés à un autre ex-président, Alberto Fujimori, qui purge une peine de 25 ans d’emprisonnement pour crimes contre l’humanité et le trafic de la drogue. Cette alliance vise à isoler le président en éloignant toutes les personnalités de gauche de son entourage politique.
Après l’élection, nous dit Ugarteche, la droite profite du conflit social autour du projet minier Conga, dans l’état du Cajamarca, conflit que Garcia avait soigneusement «chauffé» avant de céder le pouvoir à son successeur.
Après avoir pris des mesures jugées insuffisantes pour assurer l’accès à l’eau potable de la population affectée par la mine, Humala tombe dans le piège de la répression.
Il déclare l’état d’urgence dans le Cajamarca, emprisonne les responsables politiques régionaux venus négocier à Lima, bloque les fonds fédéraux aux États en conflit et somme publiquement son premier ministre de gauche, Salomon Lerner Ghitis, de cesser toute négociation.
S’ensuit un véritable carnage politique quand onze ministres de gauche sur les dix-sept du cabinet démissionnent ou sont remplacés par le président. Cela, écrit Ugarteche, privait Humala de ceux-là même qui l’ont appuyé comme candidat, ont écrit ses discours et amassé l’argent de sa campagne électorale.
Lerner Ghitis est remplacé par Oscar Valdez, ex-lieutenant de l’armée et partisan de Fujimori. Comme il fallait s’y attendre, écrit David Urra, du portail internet Contrainjerencia, les partisans de la main de fer dans le nouveau cabinet aggravent le conflit et permettent aux médias de générer une matrice d’opinion qui rend seul responsable le président Humala.
Comme en Bolivie et en Équateur, l’une des stratégies de la droite consiste à pousser les groupes indigènes, qui ont un poids important dans la population péruvienne, à affronter le gouvernement. Des ONG, analyse Urra, s’emparent de certaines revendications des groupes indigènes et les magnifient vers de tels extrêmes que le conflit devient ingérable.
D’un côté, la droite accuse le président de faiblesse et exige de lui une guerre totale contre la résistance et la subversion mais, de l’autre, sûre de sa propre force, elle lui reproche hypocritement le non respect de son agenda de gauche.
Depuis septembre, suite à une nébuleuse affaire de violence contre des policiers, la droite exige maintenant la révocation de la mairesse de Lima, une femme de gauche honnête et énergique, qui s’est attaquée à la corruption et que plusieurs voient comme candidate aux présidentielles de 2016.
Enfin, le 3 novembre, tombait l’ambassadeur péruvien en Argentine, Nicolas Lynch Gamero, au seul motif qu’il avait accepté une lettre des mains de représentants du MOVADEF (Mouvement pour l’amnistie et les droits fondamentaux), un groupe allié à la guérilla du Sentier lumineux.
Tout comme Lugo, au Paraguay, déplore Urra, Humala est ainsi isolé parce qu’il n’a réalisé aucun changement structurel dans le pays. Il a simplement laissé courir les choses, gardant intacts les pouvoirs de l’oligarchie et sa structure de gouvernement.
De plus, après avoir pris en considération une douteuse demande de pardon pour raisons humanitaires concernant Alberto Fujimori, Humala assiste impuissant à une série de jugements qui rejettent les unes après les autres les accusations pourtant amplement documentées de crime contre l’humanité et de trafic de drogue contre l’ex-directeur de la police secrète de Fujimori, Vladimiro Montesinos.
Le pouvoir judiciaire, dit Ugarteche, cherche à restituer le prestige des forces armées péruviennes, très liées aux États-Unis, et à réintroduire Montesinos en politique..
Humala gouverne maintenant avec ceux qui ont perdu les élections. Le colonel Estuardo Loyola est le chef du Bureau de prévention et de sécurité du Congrès, le colonel Adrian Villafuerte est conseiller du président en matière de sécurité et de défense tandis que le général Benigno Cabrera est en voie de devenir le chef du commandement conjoint des forces armées péruviennes. Les trois militaires ont signé, le 13 mars 1999, un acte de sujétion et de loyauté à Montesinos.
Du projet de « Grande transformation » mis de l’avant par Humala au cours des présidentielles, il ne reste que les programmes sociaux, constate pour sa part le sociologue péruvien, Omar Coronel. Le président a abdiqué. Il a laissé tomber l’instauration d’une loi générale du travail, d’un impôt sur les profits des compagnies minières, d’un zonage écologique du pays et d’une loi de consultation des communautés affectées par les projets miniers.
Il a maintenu le décret d’Alan Garcia permettant aux militaires accusés de violation des droits humains d’être jugés par leurs pairs, a laissé pourrir des conflits de travail comme ceux des enseignants et des professionnels de la santé, mais annonce fièrement qu’en 2015, le Pérou sera le siège de l’Assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale.
Lors de la dixième Conférence des ministres de la Défense des Amériques, à Punta del Este, en Uruguay, tenue du 7 au 10 octobre dernier, le ministre de la Défense péruvien, Pedro Cateriano, défendait l’incroyable demande états-unienne d’instaurer le principe d’accords entre les forces armées des pays latino-américains sans passer par les instances politiques.
Cateriano défend aussi le document que le Secrétaire d’État à la Défense états-unien, Léon Panetta, est venu présenter à Lima, le jour même de la réélection du président Chavez, au Venezuela. Ce document fait appel aux alliés latino-américains des États-Unis pour que leurs forces armées coopèrent dans le but de soutenir le leadership mondial de ce pays et de garantir sa sécurité et ses intérêts.
En septembre dernier, le ministre péruvien de l’Économie, Miguel Castilla, décidait que le Pérou ne dirigera pas le Groupe d’intégration financière de l’UNASUR, ce que son pays doit pourtant faire à titre de président pro-tempore de l’organisme d’intégration sud-américain. La décision a eu préséance sur l’intérêt maintes fois déclaré du président Humala pour l’UNASUR!
Clairement, conclut Ugarteche, celui qui décide n’est pas Humala. Il ne décide ni des questions de politique extérieure (intégration et rapports avec les États-Unis) ni des questions de politique intérieure (pardon à Fujimori, jugements de Montesinos, épuration des éléments de gauche).
Tout indique que les États-Unis sont loin d’avoir perdu le Pérou.
André Maltais