La Syrie oubliée

Les nouvelles de Syrie ont été chassées de l’actualité. Le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, la tragédie des migrants, les élections dans certains pays européens, le sommet Trump- Kim-Jong-Un, et la coupe du monde de Foot ont fait, depuis notre dernière lettre, la « une » des journaux et des médias.

Cependant, la situation en Syrie continue à être très inquiétante et nous vivons sur un baril de poudre. Les interventions ou la présence de certains pays sur le terrain rendent la situation très complexe, l’avenir incertain, les négociations compromises et augmentent le risque d’une conflagration régionale. Les Etats-Unis avec deux bases militaires et la France (illégalement installés sur le territoire d’un état souverain) sont présents au nord-est pour soutenir des forces kurdes qui occupent une bonne partie du territoire. D’autre part, la Turquie a envahi, fin janvier 2018, le nord-ouest de la Syrie pour chasser les groupes armés kurdes et occupe maintenant toute la région de Afrin. Enfin, Israël exécute en toute impunité des raids aériens sur le territoire syrien et apporte son soutien aux djihadistes du sud de la Syrie. L’état syrien vient de lancer une offensive pour chasser les derniers groupes armés rebelles du sud de la Syrie, de la région de Dara’a.

A la suite de l’invasion turque de la région d’Afrin, 27,000 familles comptant 137,000 personnes ont fui leurs villes et villages. Elles n’ont rien emporté avec elles que les habits qu’elles portaient. Elles ont tout perdu : leur maison, leur tracteur, leur bétail, leur voiture… Elles se sont installés dans 11 villages et dans plusieurs camps de tentes, dont « le camp Shahba », autour de la petite ville Tel-Rifaat à 25 km d’Alep. Nous, les Maristes Bleus, ne pouvions pas rester indifférents aux souffrances de ces nouveaux déplacés ; nous avons entendu leur appel au secours (notre groupe ne s’appelait-il pas « l’Oreille de Dieu » avant que nous ne devenions les Maristes Bleus ?). Après une période d’hésitation et de réflexion par crainte pour la vie de nos bénévoles, les forces turques étant à 4-5 km de Tel- Rifaat, nous avons décidé d’agir…d’aller à leur rencontre…d’essayer de subvenir à leurs besoins… de nous occuper de leurs enfants non-scolarisés…de devenir solidaires de ces familles. Et ainsi commençaient le projet et l’aventure « Camp Shahba ».

Avec la collaboration du Croissant rouge syrien, nous avons pris en charge les 650 familles du village de Kafar Nasseh et surtout le camp Shahba : un camp de 107 tentes pour 107 familles, situé dans une plaine désertique :

450 enfants qui attendent avec impatience et beaucoup de joie nos visites du mercredi et de dimanche, qui nous guettent à l’entrée du camp et qui se rassemblent, en 2 minutes, autour de nous ; et nos bénévoles qui les font jouer au ballon, dessiner et colorier, danser, qui les initient à l’hygiène et leur enseignent les rudiments de l’écriture et du calcul ;

110 mères ou grand-mères sont devenues les amies de nos dames bénévoles qui les réunissent pour les écouter, partager, et conseiller ;

107 familles qui nous attendent pour avoir des colis alimentaires et sanitaires, des réchauds à gaz pour la cuisine, des thermos pour garder l’eau potable, des pastilles pour stériliser l’eau, des savates, des vêtements….

Tout se fait en plein air, sous un soleil de plomb, avec 38-40 degrés à l’ombre. Nous venons d’installer une grande tente, qui fait office de préau pour, au moins, organiser les rencontres avec les enfants et les femmes à l’ombre.

Nous y allons au moins 2 fois par semaine ; 1h30 de trajet, de multiples check-points à traverser ; les 15-20 bénévoles à chaque visite sont attendus avec le sourire et la joie, beaucoup de gratitude et aussi beaucoup d’attente. Les déplacés sont désespérés, veulent rentrer chez eux ou aller à Alep mais les 2 options leur sont interdites.

A Alep, la situation sécuritaire était très bonne depuis l’évacuation des groupes armés et la libération d’Alep des terroristes de Al Nosra. Cependant, des obus, lancés par les rebelles installés à l’ouest d’Alep, continuent de tomber quotidiennement sur certains quartiers périphériques. Le 27 juin, nous avons vécu la pire journée depuis 18 mois : de nombreux obus sont tombés sur Alep, sur les quartiers résidentiels, faisant de nombreux tués et blessés. Des éclats ont même atteint nos locaux. Une de nos bénévoles a failli y laisser sa vie.

La vie quotidienne s’améliore progressivement avec le rétablissement de l’alimentation en eau et électricité, quoique rationnées, la disponibilité, sur le marché, des produits et marchandises. Par contre, la situation économique est au plus bas ; le taux de chômage est très élevé, le coût de la vie est très cher, les salaires sont très bas ne permettant pas à une famille de vivre dignement et les Alépins, qui ont les moyens d’investir et qui avaient fui le pays, ne sont pas rentrés. La majorité des familles d’Alep ont toujours besoin d’être aidées pour vivre et survivre.

Nous, les Maristes Bleus, avons maintenu la distribution des paniers alimentaires et sanitaires aux familles dont nous avons la charge mais nous pensons qu’après 6 ans d’aide, ces distributions devront, un jour, s’arrêter. Nous croyons que la priorité des priorités est de trouver un emploi à chaque personne aidée. En travaillant, elle pourra se prendre en charge ; être, finalement, indépendante des aides reçues pendant des années ; vivre dignement de son travail et ne plus penser à quitter le pays.

C’est ainsi que nous avons créé notre programme « Les micro-projets ». Nous avons déjà organisé 7 sessions de formation pour 16 à 20 adultes par session. Des experts leur enseignent en 48 h « comment créer son propre projet ». A la fin des sessions, les candidats présentent leurs projets au jury qui les évalue, prodigue les conseils nécessaires et choisit les meilleurs projets en termes de faisabilité, rentabilité et durabilité pour être financés par nous. Depuis un an et demi, nous avons déjà financé 50 projets et permis à plus de 90 familles de vivre de leur travail.

Notre projet « Heart Made », où des femmes transforment des vêtements démodés en de pièces uniques très appréciées, donne du travail à 11 mères de famille.

Notre autre projet « Marie » pour la confection de vêtement en coton pour bébés fait vivre 24 familles.

Nous vous annoncions, dans notre dernière lettre, la publication prochaine de notre ouvrage, « Les Lettres d’Alep ». Il s’agit d’un recueil de toutes nos lettres écrites depuis le début de la guerre par Fr Georges et moi, enrichi d’extraits d’interviews, d’articles de presse et de texte écrits par l’un ou l’autre. Notre ouvrage a finalement été publié par les éditions « L’Harmattan ». Vous pouvez l’acheter ou le commander dans les librairies ou en ligne sur les sites de la Fnac, Amazon ou l’Harmattan. Nous vous encourageons à l’acheter, à le lire ou à l’offrir ; Nous souhaitons que notre témoignage puisse atteindre le plus de gens possible ; Le journal « La Croix » vient de le sélectionner parmi les quatre livres, sur le Proche-Orient, qu’il faut absolument lire cet été (La Croix, supplément du jeudi 28 juin).

Tous nos projets continuent grâce à votre solidarité et vos dons. L’aide à l’hébergement des familles déplacées, la distribution des paniers alimentaires et sanitaires, la distribution mensuelle de lait à 3000 nourrissons et enfants de moins de 11 ans…. Et surtout notre programme médical qui, avec le Projet « camp Shahba » et le programme « micro-projets » cités précédemment, est un des 3 programmes prioritaires des Maristes Bleus. Oui, les gens ont besoin de soutien financier pour leurs soins médicaux ou leurs interventions chirurgicales et notre devoir est de les aider.

Quant à nos projets éducatifs, certains ont fait leur pause estivale comme « Apprendre à Grandir » et « je Veux Apprendre » pour les enfants de 3 à 7 ans.

Le « MIT » (pour la formation des adultes), « Skill School » (pour l’accompagnement des adolescents), « l’éradication de l’illettrisme », l’enseignement de la couture (Coupe et Couture) et des langues (projet Hope) poursuivent leurs missions pédagogiques.

Nous venons de terminer un cycle de sessions de 4 mois pour la « formation et le développement de la femme ». 80 femmes de plus de 30 ans et 80 jeunes filles de moins de 30 ans en ont bénéficié. Après une pause en juillet et août, nous espérons que le cycle reprendra avec d’autres bénéficiaires. Entre temps, nous organisons des rencontres de formation et d’accompagnement pour les jeunes filles qui ont entre 12 et 15ans.

Voilà, en bref, nos nouvelles. Nous poursuivons notre mission qui consiste à « vivre la solidarité avec les plus démunis pour alléger les souffrances, développer l’humain et semer l’espérance. »

J’espère que cette « Lettre d’Alep No 33 » vous trouvera, chers amis, en bonne santé et je vous souhaite de bonnes vacances d’été.

Alep le 1 juillet, 2018

Nabil Antaki

Pour les Maristes Bleus



Articles Par : Nabil Antaki

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