La triple faute de l’occident en Libye

La chute du mur de Berlin et le terrorisme islamiste avaient reconfiguré le paysage. Kadhafi était devenu notre Allié. Au prix d’intenses efforts diplomatiques, il a adhéré au TNP, rendu son arsenal nucléaire, indemnisé les victimes du terrorisme, et rejoint progressivement le camp occidental.

Kadhafi a refondé en 2001 l’Union Africaine, à qui il a donné une consistance avec le renforcement de l’AMISOM en Somalie contre les insurgés. Il a pris un rôle pivot entre le monde arabe et le continent africain. Certes le dirigeant libyen est fantasque et la période récente a été agitée de quelques soubresauts (infirmières bulgares, hommes d’affaires suisses). Mais il était sur le point de passer la main. Ces «incidents diplomatiques» anecdotiques qui relèvent plus du consulat général que des affaires étrangères ont été abondamment relayés comme révélateurs de L’excentricité du libyen.

Pour le plus grand malheur de la diplomatie occidentale, l’analyse de terrain, la réflexion géostratégique de long terme, le renseignement humain ont été remplacés par le data crunching et la prise de décision immédiate de conseillers spéciaux fonctionnant en mode réactif. A l’image de la brouille entre la France et le Mexique autour d’une affaire de droit commun, nous avons versé dans la diplomatie du fait divers. Notre sang froid perdu rend notre parole sans valeur.

Le mensonge à nos partenaires Sous prétexte d’une «urgence», Les occidentaux ont esquivé le débat et obtenu à l’arraché une résolution de l’ONU établissant une zone d’exclusion aérienne dans un but de protection des populations civiles. Cette résolution est un faux prétexte car l’aviation de Kadhafi se réduit à quelques appareils. Elle n’a aucune valeur stratégique dans une contre insurrection où les combattants sont en cours d’imbrication, on le verra plus loin.

En réalité, cette résolution a ouvert la voie à des frappes aériennes sans limites dont nos partenaires s’aperçoivent aujourd’hui qu’elles n’ont plus aucun rapport avec la présentation initiale qui a été faite. Il s’agit bien de détruire l’outil de pouvoir libyen, de viser le siège du pouvoir : les premières frappes françaises ont visé des véhicules terrestres, civils et militaires, bien visibles sur les photos. Ces frappes ont occasionnées de lourdes pertes civiles. Nous avons outrepassé cette résolution et menti à nos partenaires sur nos intentions.

Avec cette « politique de la canonnière » travestie sous des oripeaux juridiques, nous violons l’esprit par la lettre. De toute évidence l’UA s’oppose à cette guerre à la Libye. La ligue arabe a été flouée. La guerre d’Irak avait violé toutes les lois internationales. La guerre en Libye est une tentative de détournement d’une résolution onusienne.

Une erreur stratégique
Une économie brisée en plein décollage. Avec un PIB par habitant à 11000 USD, un Indice de Développement Humain 2007 élevé (55e mondial, avec 0.847), la Libye de Kadhafi était devenu un champion économique de l’Afrique et du Moyen Orient. Dans ce pays de 6 millions d’habitants, vivaient plus de 2 millions d’immigrés africains qui étaient venu y trouver travail, logement, soins et éducation. Le fonds souverain libyen a investi massivement dans l’économie occidentale et a créé des emplois en France.

Un pouvoir en lutte contre le terrorisme aux côtés des occidentaux Depuis les années 1990 la Libye est confrontée à une insurrection endémique en Cyrénaïque, animée par plusieurs mouvements, dont le principal, le GICL est affilié Al Qaeda, dont l’objectif est le renversement de l’Etat laïc libyen avec qui ils refusent toute négociation. Ils refusent également l’établissement d’un régime démocratique. Dans les casernes de l’Est libyen, les défections avec armes et bagages sont fréquentes et le pouvoir de Tripoli n’a aucune confiance dans les garnisons de la région. Après l’attentat raté contre Kadhafi en 1996 et la répression qui a suivi, ces mouvements se révèlent impuissants à le renverser. Ils se tournent vers le djihad en Irak et en Afghanistan. Ils constituent rapidement la principale filière de recrutement de djihadistes et fournissent le plus gros contingent étranger en Irak et en Afghanistan. Leur leader, tué en 2008 était le plus proche lieutenant de Ben Laden.

Cette insurrection, de même nature que celles qui sont en cours au Yémen, en Afghanistan ou en Irak, était combattue par les troupes de Kadhafi conseillées par des privés, français et anglais.

Le 17 février 2011, Kadhafi libère 110 islamistes du GICL, juste à temps pour participer à la « journée de la colère ». Dès le 7 mars 2011, ceux-ci ont pris les armes et le Nouvel Obs relevait la présence de plusieurs centaines de militants du GICL encadrant les insurgés :

La réalité est que les djihadistes du GICL qui avaient déclaré à Plusieurs reprises en 2009 et 2010 rompre avec Al Qaeda, aussitôt libérés, ont organisé une insurrection armée à Benghazi.

Les événements de février et mars 2011 portent la marque du mode Opératoire djihadiste ; attentat suicide, soulèvement armé, et proclamation du califat dans plusieurs villes côtières. La présence de « dignitaires religieux » dans le Conseil de Transition à Benghazi est un élément à prendre en compte.

Si ce nouveau positionnement stratégique de l’occident se confirme dans la durée, il va entrer en contradiction frontale avec la présence de troupe au sol en Irak et en Afghanistan. On ne voit pas comment on pourrait encourager des filières djihadistes dans un pays et les combattre dans un autre. Si cette décision a été prise en connaissance de cause et dans l’espoir d’assécher les viviers de recrutement d’Al Qaeda c’est pour le moins spéculatif. Dans le cas contraire, c’est une trahison des soldats engagés au sol sur les autres théâtres d’opérations.

Une erreur tactique
Notre gestion diplomatique et ce changement de vision stratégique consistant à soutenir la prise de pouvoir des terroristes islamistes jusqu’ici combattus, peut tenir lieu de décision politique. Mais cette action est aussi et surtout une grossière erreur tactique, inspirée par les hommes à tout faire qui co-gèrent le pays. La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires. La célèbre phrase de Clémenceau s’interprète dans les deux sens. Cette ignorance crasse de l’art de la guerre, marque déposée sur le blog d’un certain commentateur distingué pourrait être funeste à nos soldats.

Les mêmes qui envoient le Charles De Gaulle au feu nous ont privé d’un deuxième Porte Avions, jugé superflu. Son absence est aujourd’hui cruelle.
De retour d’une longue et éprouvante mission, notre unique porte avions est renvoyé au feu sans délai, au risque d’avarie et de complications. Les risques qui vont être pris à servir un matériel de pointe qui n’a pas été remis en condition sont-ils mesurés par les décideurs politiques ?

1/ il s’agit d’éviter une aggravation des mouvements de réfugiés De toute évidence, l’aggravation de ce conflit avec les bombardements occidentaux va ajouter un afflux supplémentaires de réfugiés dans les pays voisins et en Europe.

2/ il s’agit de protéger les populations et d’éviter que des crimes de guerres soient commis. Un cessez le feu est d’ores et déjà impossible à faire respecter de part et d’autre, on l’a vu samedi, quelle que soit la bonne ou la mauvaise volonté des belligérants. Pour éviter les frappes, les forces libyennes « s’imbriquent » avec la population civile et les rebelles, la ligne de front s’estompe et il va être impossible de distinguer les insurgés des loyalistes, ainsi qu’on l’a vu samedi avec cet avion insurgé abattu par un tir fratricide. L’expression « boucliers humains » est grotesque, on imagine des otages enchaînés au palais du Raïs ! Il s’agit de gens qui vivent et travaillent à Tripoli. Ils ont eux aussi le droit d’avoir une opinion, de l’exprimer et de manifester.

Les connexions avec l’Egypte voisine, par qui transitaient déjà les djihadistes volontaires pour l’Afghanistan et l’Irak, qui approvisionne les insurgés en armes depuis le début de l’insurrection, n’ont pas été perçues.

Le camp insurgé va se renforcer et le conflit s’aggraver ; occasionnant plus de crimes de guerre et de destructions. Les objectifs tactiques de l’action militaire en cours dans le cadre de la résolution de l’ONU ne peuvent pas être atteints sans déploiement de moyens supplémentaires, notamment terrestres.

Voter une nouvelle résolution et aller au sol est impossible, nous n’avons plus les moyens diplomatiques ni militaires. Alors il nous faudra perdre une deuxième fois la face, et après avoir trahi un allié, pris au piège de nos contradictions, abandonner le combat sans avoir atteint les objectifs fixés.



Articles Par : Gilles de Laclause

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