La Tunisie à l’épreuve de la guerre de Libye

L’histoire de la Libye contemporaine n’est pas innocente. En Janvier 1943, Montgomery et Leclerc se partagent les dépouilles de l’Italie fasciste. Les Britanniques occupent la Cyrénaïque et la Tripolitaine, les Français s’approprient «  le fruit savoureux du désert… le lien géographique entre le Sud tunisien et le Tchad… la part de la France dans la bataille d’Afrique… ». C’est ainsi que de Gaulle décrit le Fezzan conquis par 4 000 soldats africains et 600 officiers européens qui partiront ensuite libérer la France. La récompense de l’indépendance attendra 1956. Alors le Fezzan comme les autres provinces du pays, vivra un destin chaotique mais souverain.

La Libye n’est pas un bac à sable, c’est trois fois la superficie de la France mais avec une population dix fois moins nombreuse. C’est 1 700km de plages paradisiaques, un désert fascinant, des montagnes vertes de plantes étonnantes. C’est une mosaïque de peuples de commerçants installés sur les villes côtières ou se mouvant sur un territoire ouvert sur l’Algérie, le Tchad, l’Egypte, le Soudan, le Niger, la Tunisie.

Des richesses convoitées

En décembre 2007, la visite en grande pompe à Paris de Kadhafi affiche au grand jour l’état de santé mental du  Guide  toxicomane. Sarkozy humilié par son invité, n’aura de cesse de convaincre le premier Britannique Cameron de sonner l’heure de la revanche. Elle se présentera en 2011 dans le sillage du Printemps tunisien. Au nom des grands principes, Français, Britanniques et OTAN «  aident le peuple à renverser le tyran ». Il était prévu que le grand mercato du pétrole récompense leurs instigateurs, mais d’autres prédateurs se ruèrent sur la curée. Dindons de la farce, ni la France, ni la Grande Bretagne ne récoltèrent les dividendes à hauteur de leurs investissements. Aujourd’hui ils se chamaillent dans des camps adverses. La France joue les seconds couteaux avec l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Elle s’oppose à l’Italie qui rêve de retrouver son « quatrième rivage » d’avant guerre ; à la Turquie qui n’a toujours par digéré d’y avoir été chassée en 1912 ; au petit Qatar qui s’obstine à vouloir jouer dans la cour des grands et à la perfide Albion qui reste postée à l’affût. Tous ces pays alimentent la guerre et donnent de la voix pendant que Moscou et Washington tirent les ficelles et attendent le moment favorable de se partager le butin.à

Une guerre de supplétifs et de mercenaires

C’est une guerre de clans instrumentalisés, une guerre de mercenaires payés par l’étranger, une guerre télécommandée ; « une guerre par procuration menée par les mauvaises personnes pour de mauvaises raisons » dit Angela Merkel dont le ministre des affaires étrangères se démène pour organiser une conférence de la paix à Berlin avant que le feu n’embrase toute la région. Ce n’est pas une guerre de tranchée, il n’y a pas de front mais des escarmouches, pas de troupes en ordre de bataille, mais des hordes qui tuent, pillent, rançonnent et se replient. C’est une anarchie. C’est Mad Max. Dans les provinces, les groupuscules armés se débrouillent de rapines et de traites des noirs. Dans les grandes villes Tripoli, Misrata, Tobrouk, Benghazi, les cols blancs avec leurs mercenaires se disputent les lieux de pouvoirs. À plusieurs reprises ils se sont accordé sur le partage du pétrole, mais ces trêves ont été de courtes durées. De surcroît la  diplomatie du gaz en Méditerranée orientale qui fait la part belle au consortium Israel-Égypte-Jordanie-Chypre a attisé les hégémonies régionales et internationales qui trouvent en Libye l’expression de leurs ressentiments.

Un pouvoir sans légitimité populaire

Les chefs des deux armées de quelque milliers d’hommes qui s’affrontent en Libye n’ont pas vraiment de légitimité populaire. Khalifa Aftar né à Benghazi, est un général de réserve de 77 ans autoproclamé maréchal sans doute par mimétisme avec son voisin l’Égyptien al Sissi. Ancien officier de Khadhafi, il a fait ses études en URSS, puis il s’est exilé aux États Unis dans les années 90 avant de revenir au pays « en révolutionnaire » en 2011. Son ennemi, Fayez al-Sarraj, un architecte de 60 a été élu député de Tripoli en 2016. Sa désignation comme Président du conseil des ministres n’a jamais été approuvée par ses pairs, mais son pouvoir a été reconnu par l’ONU à l’époque où il était soutenu par les Etats Unis, la France l’Allemagne, l’Italie et la Grande Bretagne, car il avait signé avec son rival Aftar un plan de répartition du pétrole. La situation s’est envenimée depuis.

Chaque clan a ses islamistes. Sarraj ses frères musulmans financés par le Qatar et la Turquie, Aftar ses salafistes financés par l’Arabie Saoudite. Entre les deux, les groupuscules extrémistes et violents de Daech et Al-Qaïda alternent les chantages. Tous ces doctrinaires sont en opposition avec une bonne moité de la population qui est composée de paisibles soufis ou de laïcs assumés. Officiellement, il n’y a pas de troupes étrangères en Libye, ni de livraison d’armes en raison de l’embargo décrété par l’ONU. Pourtant quelques journalistes téméraires ont documenté la présence de mercenaires Russes, Soudanais, Tchadiens, Colombiens… ainsi que des forces spéciales  et des conseillers techniques  d’une bonne dizaine d’autres nationalités. Ils ont aussi photographié des armements européens, russes et made in USA pendant que dans le ciel, jour et nuit, des drones américains, français, italiens, israéliens, turques, russes…échographient le moindre déplacement de dromadaire et tirent parfois quelques missiles qui terrorisent la population. En mauvaise posture Sarraj a pactisé avec la Turquie qui lui a promis une aide militaire.

Le jeu de dominos

« Si Tripoli tombe, Tunis et Alger suivront » a prévenu le ministre de l’intérieur libyen. La prédiction est exagérée, mais les vainqueurs ne s’arrêteront pas en chemin. Dans la foulée ils chercheront à dominer le pétrole saharien et punir les géniteurs du Printemps arabe. Tunisiens et Algériens ne sont pas dupes. Ils font front commun. Les deux peuples entretiennent une fraternité fusionnelle depuis la nuit des temps. L’antique Berbérie et les États Barbaresques sont des racines communes profondes que la colonisation ottomane puis occidentale n’ont pas réussi à altérer. Les septuagénaires se souviennent qu’en Tunisie, au lendemain de l’indépendance, alors que l’Algérie luttait encore pour conquérir la sienne, les drapeaux tunisiens et algériens étaient hissés dans la cour des écoles et les enfants entonnaient chaque matin les deux hymnes nationaux. Il n’est pas de famille tunisienne qui n’ait de parents en Algérie et dans une moindre proportion en Libye. Alors si Tripoli tombe entre des mains étrangères, Tunisiens et Hirakiens feront bloc. Pendant que les diplomates allemands et italiens se démènent, les autres membres de l’Union Européenne ne semblent pas faire grand cas du sort de la Tunisie et de l’Algérie dont les représentants n’ont toujours pas été officiellement invités à participer à la conférence internationale de Berlin sur la paix qui est annoncée mais dont la date n’est pas encore fixée.

Trump & Macron

À Washington, le Président Trump tarde à situer sur la carte la Tunisie qui ne compte que cinq parcours de golfe. Ses conseillers lui ont sans doute exposé les différents scénarios. Faut-il céder du mou en Libye pour reprendre la corde en Syrie ? Faut-il rester l’arme au pied, car après tout aucun des partenaires stratégiques de Washington n’est menacé : ni Israël, ni l’Égypte, ni l’Arabie…. « Laissons les Turcs et les Russes se dépatouiller, il sera bien temps d’accourir en sauveur de l’Afrique du Nord lorsque le locataire de la Maison Blanche ne sera plus menacé d’inéligibilité… »

Imitant Trump, Macron a téléphoné à Sissi. Le Président Égyptien serait-il l’instigateur en coulisse des désordres en Libye ? L’Élysée est complaisant avec les Maréchaux Sissi et Aftar qui prétendent à tout bout de champ lutter contre le « terrorisme » alors qu’en réalité ils combattent surtout la démocratie. C’est à se demander si la France souhaite le retour de la dictature en Libye et en Tunisie. Apparemment il n’y a pas d’atomes crochus entre Macron et les nouveaux Présidents Tunisien et Algérien. Le Drian peine à concilier la diplomatie économique de l’armement qui dicte ses priorités, avec celle de l’accolade et des risettes qu’il réserve aux autres improbables clients. De retour d’Égypte, il fera escale à Tunis pour enfin faire la connaissance du Président Saïed élu il y a bientôt trois mois. Les Maghrébins ne demandent pas à être flattés comme des Beys mais reconnus comme des partenaires influents et souverains. L’excellent rapport Karoui – que l’on dit proche de Macron – publié par l’institut Montaigne (août 2017) documente que 6 millions de Français ont « un lien humain identitaire » avec l’Afrique du Nord. C’est une donnée que la Place Beauvau sait mais que le quai d’Orsay continue d’ignorer superbement oubliant qu’il est le double six de la partie de dominos tragique entamée en Libye il y a neuf ans.

L’initiative tunisienne

Récemment élu avec 72,6% des suffrages, le Président Saïd s’est trouvé au cœur d’un casse tête diplomatique pour lequel son professorat de droit ne l’avait pas particulièrement préparé. Malgré l’urgence, il consacre une partie de son temps à arbitrer la chienlit de partis politiques mal élus qui se chamaillent pour des fadaises pendant le pays reçoit les scories d’une guerre qui peut se propager. Tunisie et Libye sont des nations voisines et jumelles que l’histoire, la culture, l’économie ont étroitement liées. Les combats qui font rage à quelques kilomètres de la frontière tunisienne peuvent à tout moment déborder vers Zarzis, Djerba, Gabès au motif d’un droit de suite dont le maréchal Aftar a proféré la menace.

Le Président tunisien sait que pour dénouer la crise, il est indispensable de convertir à la paix les représentants traditionnels du peuple libyen, soit 2 200 clans familiaux réunis en 30 tribus dont le charisme des chefs est souvent en rapport avec leur appartenance à la confrérie soufie des Tijanya et des Senoussiya. La Libye est un Mikado sociologique dont il faut tenir compte. C’est pourquoi, le 23 décembre dernier, il a pris l’initiative -sans doute concertée avec Alger – d’inviter à Carthage le Conseil suprême des Tribus et des villes de Libye. Cette instance est le socle du pouvoir, une sorte d’États généraux ou de conseil des sages dont la légitimité populaire et l’autorité sont incontestées. Le courant semble être passé puisque le Conseil aurait dûment mandaté le Président tunisien pour négocier un accord « loin des ingérences étrangères et du recours aux armes »

Cette rencontre spectaculaire a contrarié le Président Erdogan qui 48 heures plus tard s’invitait sans prévenir à Carthage. Il a réclamé le soutien logistique des bases de l’armée tunisienne dans la perspective d’envoi de troupes turques à Tripoli. Le Président Kaïs Saïd a réitéré son opposition à toute présence étrangère armée dans la région. Bien avisé, il estime sans doute qu’une victoire d’un camp sur l’autre ne mettra pas fin à la guerre.

La diplomatie tunisienne est aguerrie par d’innombrables épreuves. Elle a gagné toutes ses batailles. Elle a même réussi l’exploit en 1987 de faire plier Washington qui pour une des rares fois a laissé condamner Israël à l’ONU sans opposer son véto. Les diplomates tunisiens ont depuis un demi siècle essaimé dans toutes les organisations internationales où leurs talents de négociateurs sont reconnus. De janvier 2020 à décembre 2021, la Tunisie siègera comme membre élu du Conseil de sécurité. Cette position lui confère un pouvoir d’initiative et une audience qu’il serait dommage de ne pas mettre à profit. Après les échecs des conférences de Skhrirat en 2015, de la Celle Saint Cloud puis de Palerme en 2018, les Présidents Saïed et Tebboune qui sont au diapason et la Chancelière Merkel réussiront t-ils à réconcilier les Libyens ? Ce succès constituerait une étape prometteuse de l’unité du Maghreb espérée par les peuples.

Hedy Belhassine

 

Références



Articles Par : Hedy Belhassine

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