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La Tunisie, laboratoire un vitro
Par Hédi Belhassine
Mondialisation.ca, 17 février 2013

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A Tunis, un homme est tombé. Alors pour vivre, le peuple de Chebbi tout entier s’est levé.

Belaïd l’assassiné était un leader politique dont la sincérité de l’engagement contrastait avec les parvenus de la révolution. Tribun hors pair, avocat militant, c’était une graine de zaïm dont le sacrifice sauvera peut-être la Tunisie de la peste fasciste.

Le jour de son enterrement, le ciel était gris, un orage avait tonné le tocsin,  la pluie en rafale avait lavé la ville. Un pâle rayon de soleil a suivi le cortège porté par cent mille hommes rugissant de colère. Tout à coup, le silence. L’appel de la prière. Le linceul immaculé est déposé dans la fosse blanchie à la chaux. Allah yarhamouhou !

La Tunisie en grève était recueillie devant les postes de télévision. Le ministre de la défense et le chef d’Etat major, les seuls représentants de l’Etat ne parviendront pas à fendre la foule mais chacun aura noté leur présence singulière ainsi que celle de deux soldats encadrant le catafalque du martyr.

Un symbole fort.

Car ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette cohabitation des démocrates progressistes et de l’armée. Le sacrifice de Chokri Belaïd a peut-être sauvé la Tunisie de la tentation totalitaire car depuis qu’une balle perdue s’est fichée dans son pied, Ennahdha le parti au pouvoir, sait que tout nouvel attentat pourrait bien ouvrir la porte des casernes.

Au pays du verbe, la grande muette restée dans l’ombre de la révolution demeure un mystère.

Ben Ali , Général-flic et mouton noir a persécuté et humilié des centaines d’officiers. Ils n’ont pas bronché. Mal payés mais pas gangrénés par la corruption. La plupart des hauts gradés  sortent des écoles de guerre françaises et américaines. Ils ont à leur tour formés tous les cadres subalternes et les sous-officiers dans les académies tunisiennes. Les islamistes qui manœuvrent pour les déstabiliser ou les noyauter se sont toujours cassé les dents. L’actuel ministre de la défense nommé par le gouvernement islamiste est un brillant chercheur en médecine qui n’a donné aucun signe de partialité. Le Chef d’Etat Major des armées est un héros de la révolution.

La petite armée tunisienne de trente cinq mille hommes – soit environ vingt mille soldats opérationnels –   est « formatée » républicaine. Elle incarne le peuple dans ses plus profondes racines car la troupe est constituée de conscrits par nécessité : des sans soutien, sans piston, sans salaire, des damnés de la terre pour qui l’uniforme est un refuge de dignité et la gamelle quotidienne assurée.

Ben Ali avait condamné les officiers au silence. Toute rencontre avec un « civil » ou un gradé d’une arme différente était suspectée d’intelligence. Les taiseux résignés n’en pensaient par moins. C’est sans doute pourquoi, à l’heure du choix, ils ont donné le petit coup de pouce décisif pour expédier le dictateur en Arabie.

Mais l’armée est une faible force, comparée aux effectifs de la police et de la garde nationale dont le nombre estimé dépasserait les cent mille hommes sans compter les indicateurs et supplétifs. Or, nul ne sait comment la toute puissante sureté nationale a évolué depuis la chute du dictateur ? Sa soumission complète aux islamistes est incertaine alors que son hostilité aux hommes de gauche est avérée. Le « clientélisme » encouragé par tous les gouvernements a fabriqué un ensemble hétérogène incapable de prendre une initiative et de coordonner une opération autonome. L’incroyable assaut de l’ambassade des Etats-Unis en septembre 2012 prouve son absence de discernement. De plus, le pouvoir tunisien vient de s’aliéner la traditionnelle coopération avec le ministère français de l’intérieur en s’indignant bruyamment contre la formule de Valls sur « le fascisme islamiste ».

Pourtant, à l’évidence, l’aile radicale du parti Ennahdha est coupable d’indulgence complice avec les salafistes et les benalistes.

Au plan international, jamais le pouvoir tunisien n’aura été autant isolé.

Boudé par Paris et Washington, seules quelques capitales de second rang par opportunisme économique fréquentent encore le pouvoir islamiste. Le Qatar et l’Arabie se montrent discrets depuis le coup de semonce de la France au Sahel interprété comme la fin de la complaisance internationale pour l’idéologie wahhabite subitement devenue encombrante et inutile au Maghreb.

Le Commandant des Etats Unis pour l’Afrique le Général Ham avait prédit il y a quelques mois que l’irruption du volcan Nord Mali projetterait des cendres incandescentes dans toute la région.

Les interventions françaises en Libye puis au Mali sont-elles les premières notes d’une symphonie d’interventions postcoloniales  concertées ? Qui arme et manipule les trois mille marionnettes jihadistes du Sahel ? Qui est derrière l’attaque d’In Amenas ? Qui a téléguidé les tueurs de Chokri Belaïd ? Le saura-t-on jamais ?

La Tunisie n’est pas seulement le laboratoire de la démocratie musulmane in vitro, elle est aussi l’une des cartes de la recomposition d’un nouvel ordre arabe au nord du Greater Middle East dont rêve le monde libre. C’est pourquoi il faudra que les tunisiens puisent dans la sagesse des anciens pour résister aux convoitises et cautériser l’hémorragie qui menace.

Hédi Belhasine

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