La Turquie entre deux fascismes

En Turquie, où la tentative de putsch militaire a échoué et où les armes se sont tues après 24 heures d’affrontements et de tueries, le fascisme civil l’a emporté sur le fascisme militaire – alors même que les deux camps rivalisaient pour se projeter, chacun de son côté, comme « le meilleur défenseur de la démocratie »!

Le président Recep Tayyip Erdogan, élu en 2014 et dont le parti islamiste AKP est retourné au pouvoir avec 52% des suffrages en novembre, a martelé tout au long de la crise que lui et son gouvernement incarnaient la légitimité démocratique, et il a mis « la trahison » putschiste sur le dos d’ « une poignée de militaires » fidèles à son rival islamiste Fethullah Gülen, en exil aux États-Unis.

Les putschistes de leur côté, dans un pays où les militaires se voient comme les gardiens de la légitimité kémaliste et n’ont pas hésité à prendre le pouvoir par des coups d’État souvent dans le passé, ont accusé Erdogan et son équipe de violer la cosntitution, de dévoyer la démocratie, de généraliser et d’approfondir la corruption, de menacer « la paix interne et régionale », et de glisser vers l’autoritarisme.

RÉTABLIR LA PEINE DE MORT

De retour au pouvoir hier à Ankara depuis son fief d’Istanbul où il fut jadis maire et où il est resté durant toute la crise, Erdogan a aussitôt affirmé aux putschistes, quelque 2800 d’entre sous les verrous, qu’il leur « fera payer cher leur trahison » – une menace qu’il a servi avec effet aux journalistes critiques, à ses adversaires dissidents et à la minorité kurde luttant pour ses droits humains et nationaux.

Il réclame l’extradition de Gülen des États-Unis et de huit putschistes de Grèce où ils ont atterri à bord d’un hélicoptère militaire. Il fait du cas Gülen un test de l’amitié des USA – qui ont des armes nucléaires sur la base aérienne d’Incirlik. Les frontières turques sont fermées pour empêcher d’autres fuites. Il jure de rétablir la peine de mort, abolie en 2002 pour préparer l’entrée de la Turquie dans l’UE.

Erdogan a qualifié le putsch avorté de « cadeau du ciel » – déclenchant les spéculations d’un coup d’État monté par le président lui-même à des fins politiques personnelles et partisanes. En Pennsylvanie, Gülen affirmait rapidement au Guardian que lui aussi soupçonnait Erdogan d’être derrière le putsch avorté. Il s’est dit opposé aux coups d’État, rappelant qu’il avait souffert sous les militaires. « La démocratie n’est pas réversible en Turquie », a-t-il rajouté avec panache.

D’UN ABANDON À L’AUTRE

Parallèle savoureux: après l’entrée en force de la Russie à la défense du régime Assad contre Daech/ISIS en Syrie, Erdogan a estimé que les USA avaient lâché la Turquie – une des raisons sans doute de son rapprochement avec Poutine. Ce n’est pas sans rappeler la colère de Daech/ISIS contre la Turquie et les pays de l’OTAN, dont la France, pour leur abandon de la cause du « Califat du Levant »…

Le bilan officiel du putsch avorté a atteint 265 tués et 1,400 blessés. Remis en selle grâce surtout à la mobilisation de ses partisans dans les rues d’Istanbul et d’Ankara, des jeunes mâles pour la plupart, Erdogan va à coup sûr relancer ses projets de président-dictateur-sultan sur un modèle saoudien et d’expansion néo-ottomane vers l’Asie centrale et les pays arabes. Il ne lui manque que 35-40 députés pour faire passer sa réforme constitutionnelle d’une présidence supreme – mais son triomphe cntre le vrai-faux pitsch lui laisse les mains libres pour foncer vers une dictature, avec une armée domptée en laisse.

Les Néo-Cons va-t-en-guerre qui menent la machine militaire de l’Empire US/UE/OTAN, et qui tracent avec furie un sentier de guerre contre la Russie pour l’ère post-Obama, auraient applaudi la chute d’Erdogan, surtout après sa réconciliation avec Poutine et son virage vers l’Eurasie. Mais le putsch avorté était trop amateur et improvisée pour être une opération des Faucons de l’OTAN, selon de nombreux observateurs. Cela n’exclut pas une connivence de Colombes politiques de l’OTAN dans la mise-en-scène putschiste d’Erdogan…

LA GAUCHE ÉCLIPSÉE

Dans tout ce théâtre brun et gris, la gauche turque est la grande absente. La gauche actuelle se retrouve rassemblée au sein du Parti de la démocratie du peuple (HDP), en alliance avec les Kurdes. Mais entre les élections de juin et novembre derniers, le HDP a perdu plus de la moitié de ses députés (80 à 30), et l’AKP a retrouvé la majorité absolue avec 325 dépités sur les 550 du Parlement.

Ce mauvais théâtre du désespoir a éclipsé, momentanément on l’espère, la Turquie des écrivain.e.s comme Nazim Hikmet, Yasar Kemal, Sabahattin Ali, Elif Shafak, des cinéastes comme Yilmaz Güney, Semih Kaplanoglu, Nuri Bilgi Ceylan, Orhan Eskikoy, ou même d’hommes politiques de gauche comme Bulent Ecevit. La Turquie est polarisée non seulment entre civils et militaries, mais entre laïcistes et islamistes également. La polarisation entre les 99% et le 1%, elle, tarde à venir. Sous la cendre, cependant, couve toujours la Turquie de gauche.

Jooneed Khan

 



Articles Par : Jooneed Khan

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