La Turquie face au bourbier syrien
Photo : Des soldats de Hayat Tahrir al-Sham tirent avec un canon antiaérien monté sur un pick-up dans la province d’Idlib en Syrie la semaine dernière.
Le tango russo-turc qui dure depuis trois ans en Syrie a été violent, excitant et provocateur, mais l’incapacité mutuelle à se faire confiance ou à se soumettre aux soins et aux besoins du partenaire a empêché les énergies de travailler en symbiose.
Si le tango sert de métaphore pour cette relation, un déséquilibre global d’énergie apparaît des deux côtés dans le jeu russo-turc sur le parquet syrien.
On a toujours soupçonné que la fin de partie dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, à la frontière turque, finirait par mettre à l’épreuve la solidité de l’axe russo-turc en Syrie. C’est ce qui arrive maintenant.
La semaine dernière, l’offensive majeure des forces du gouvernement syrien, soutenue par la Russie, pour récupérer la ville stratégique de Khan Sheikhoun aux mains des rebelles depuis 2014 et dernier bastion d’importance de l’opposition, a incité la Turquie à venir en aide aux forces rebelles qu’elle soutient.
Lundi (19 août), un convoi militaire turc envoyé pour garder les routes de ravitaillement ouvertes aux combattants de l’opposition a été stoppé par une attaque des avions syriens et russes. Selon des rapports iraniens, le convoi turc comprenait 28 véhicules militaires, parmi lesquels des chars et des camions transportant des armes et du matériel militaire à destination des terroristes de Tahrir al-Sham al-Hay (comprendre le Front al-Nusra affilié à al-Qaïda) terrés à Khan Sheikhoun.
Une guerre des mots a alors explosé : à Ankara, le ministère de la Défense a explicitement blâmé la Russie dans une déclaration lundi. Mevlut Cavusoglu, Ministre des affaires étrangères, a averti aujourd’hui que Damas « joue avec le feu », lors d’une conférence de presse à Ankara.
La Turquie soutient que le convoi ne faisait que transporter du matériel pour son poste d’observation militaire à Idlib, ce qui entrait dans le cadre de l’accord avec la Russie conclu en septembre dernier.
Le fond du problème, c’est que cet accord de septembre obligeait également la Turquie à neutraliser les groupes extrémistes établis à Idlib. Mais en réalité les terroristes ont depuis étendu leur présence dans la province et ont commencé à attaquer la base russe à proximité ainsi que les forces syriennes dans les environs.
La Russie a supporté le double discours de la Turquie pendant un an, mais sa patience s’est épuisée, d’autant plus que sa base aérienne de Hmeymim est constamment menacée par des attaques terroristes.
Quant à Damas, reprendre Khan Sheikhoun est un gain important sur le plan militaire, non seulement pour la promesse du Président Assad de récupérer « chaque centimètre » de la Syrie, mais aussi parce qu’une route traversant cette ville relie la ville à Alep.
Moscou a ignoré les Turcs. En visite en France lundi, le président Poutine a déclaré lors d’une conférence de presse que la Russie soutient la campagne en cours des forces gouvernementales syriennes contre les terroristes à Idlib.
Poutine a répété qu’avant que la Turquie, établisse une zone démilitarisée à Idlib, les terroristes contrôlaient 50% du territoire de la province, mais que dorénavant 90% du territoire d’Idlib sont sous le contrôle des groupes terroristes.
La Turquie a dépassé les bornes en Syrie. Mais il y a plus. Il est sûr que la Turquie paie en ce moment un prix élevé pour ses mauvaises politiques. Elle n’aurait jamais dû s’impliquer dans le projet américain visant à renverser le régime syrien, ses relations avec les groupes terroristes étaient et continuent d’être incompréhensibles, la projection de sa puissance militaire en Syrie viole le droit international, et le pire de tout, c’est qu’elle n’est toujours pas disposée à se réconcilier avec le gouvernement de Damas, bien qu’il soit clairement prévisible que le régime d’Assad restera au pouvoir.
Au même moment, la détérioration des relations avec les États-Unis frappe durement la Turquie. Washington n’est pas d’humeur à répondre aux préoccupations et aux intérêts vitaux de la Turquie envers la question kurde.
Les choses en sont arrivées au point où, paradoxalement, une entente tacite entre les États-Unis et la Russie semble exister pour ce qui concerne le nord-est de la Syrie.
On a de plus en plus l’impression que les États-Unis et la Russie agissent selon un consensus global en Syrie : Moscou a largement son mot à dire sur la zone de la partie occidentale de l’Euphrate tandis que le côté oriental de la rivière, où les forces kurdes sont présentes, reste sous contrôle américain. C’est-à-dire que les États-Unis conservent leur présence à l’est de l’Euphrate, tandis que les territoires situés à l’ouest de l’Euphrate relèvent de la « sphère d’influence russe ».
Il pourrait exister une convergence russo-américaine pour maintenir la Turquie hors de la Syrie du nord-est. Les médias iraniens ont rapporté lundi que, pour la première fois, des unités d’infanterie russes se sont déployées dans la région de Bukamal, dans la province orientale de Deir Ez-Zor, près de la frontière irakienne, où la Russie prévoit de « construire des centres militaires ».
D’autre part, le partenariat de la Turquie avec la Russie est devenu de plus en plus unilatéral : la Turquie ne peut plus se permettre un conflit avec la Russie alors que la Russie n’a plus à mettre de gants dans ses relations avec Ankara, bien que la Turquie soit toujours une puissance de l’OTAN.
En novembre 2015, lorsque la Turquie avait abattu un avion d’attaque russe Sukhoi Su-24M, la réaction de Moscou avait été très précautionneuse. Mais cette fois il n’y a pas d’excuses à l’attaque aérienne de lundi contre le convoi militaire turc à Idlib.
Le Ministre russe des affaires étrangères, Sergeï Lavrov, a affirmé aujourd’hui que toute attaque perpétrée par des groupes islamistes (que la Turquie abrite) dans la zone de désescalade d’Idlib serait « réprimée avec force ».
Dans l’ensemble, la Russie a conclu que c’est le moment opportun pour nettoyer Idlib. La proposition de la Turquie d’établir une zone de sécurité dans le nord de la Syrie ne mène nulle part. La demande turque (une zone de sécurité de 30 à 40 kilomètres de profondeur s’étendant sur 430 kilomètres le long de la frontière jusqu’en Irak) ne sera pas acceptable pour les États-Unis. Mais les États-Unis maintiennent la Turquie engagée dans des pourparlers pour gagner du temps, tandis que les milices kurdes soutenues par les États-Unis conserveront leur contrôle de la Syrie du nord-est qui borde la Turquie.
En résumé, la Turquie risque de se trouver dans un bourbier sur deux fronts : Idlib, où l’offensive syrienne soutenue par la Russie déclenchera un afflux massif de réfugiés vers la Turquie, et la partie frontalière avec la Syrie contrôlée par des groupes kurdes bien armés et aguerris.
M. K. Bhadrakumar
Article original en anglais : Turkey faces quagmire in Syria, Indian Punchline, le 20 août 2019
Traduit par Stünzi pour le Saker Francophone