La Turquie ou les raisons inavouées de l’élan français vers le Liban sinistré… 

Le 27 août, invité de RTL, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a appelé à la formation d’un nouveau gouvernement au Liban et à la mise en place de réformes d’urgence, faute de quoi « le risque, c’est la disparition » du pays ! ». 

À la question : Vous serez lundi et mardi prochain [le 31 août et le 1er septembre] au Liban aux côtés du président Emmanuel Macron. On sera à quatre semaines après la double explosion de Beyrouth. D’abord, sur le plan de l’urgence sanitaire, est-ce que toute l’aide française est arrivée ? Je veux dire est-ce qu’elle est arrivée dans les bonnes mains ? Est-ce qu’elle va aux ONG ? 

Monsieur Le Drian a répondu : Il y a d’abord, je trouve, un processus de solidarité à l’égard du Liban qui est énorme, qui est même émotionnel quand on entend les déclarations des uns et des autres, de solidarité avec le Liban. C’est frappant. C’est dû à notre histoire commune qui est ancienne, puisque ça date de 1536 : François 1er et Soliman, Soliman dit le Magnifique. Donc, ça remonte à loin. Mais, il y a vraiment une histoire commune, un partage de la souffrance qui existe et des actes de solidarité spectaculaires qui ont été initiés. La France est au rendez-vous… [pour la suite, vidéo ici][*]

Faut-il voir cet élan du gouvernement français sous l’angle de la solidarité et de l’histoire uniquement, ou bien est-il motivé par des raisons plus « pragmatiques », comme nous l’explique M. Walid Charara ? [Mouna Alno-Nakhal, NdT]. 


En Méditerranée orientale, face aux exercices aériens et navals annoncés par la ministre française de la Défense Florence Parly et auxquels participent, aux côtés de la France, la Grèce, Chypre et l’Italie, des navires de guerre turcs et un destroyer américain mènent leurs exercices militaires dans la même région. 

Les puissances navales européennes, principalement la France et la Grande-Bretagne, ne peuvent plus évoquer la Méditerranée en tant que leur « mare nostrum », expression latine signifiant littéralement « notre mer », ou en tant que lac occidental comme elle le devint effectivement après la « bataille de Lépante » en 1571. Une bataille navale qui s’est déroulée entre la flotte ottomane et la flotte de la « Sainte Ligue » réunissant nombre de puissances européennes de l’époque, dont l’Espagne et plusieurs villes italiennes, pour se conclure par la défaite des Ottomans. 

Et aujourd’hui, nombre de prétextes historiques et juridiques sont fortement invoqués [contre une telle suprématie européenne] en pleine confrontation géopolitique et géoéconomique se déroulant en Méditerranée orientale. 

Ainsi, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a pas caché son rejet des effets du « Traité de Lausanne » signé par la Turquie en 1923. Selon ses propres termes, un traité qui fait que la Turquie a renoncé « à des îles proches de nous au point que si nous appelions leurs habitants de notre territoire, ils nous entendraient ». Tout comme il avait déclaré lors d’une réunion des maires en 2016, que son pays « lutte toujours pour l’accord sur nos frontières maritimes et même notre espace aérien et notre territoire, car ceux qui ont représenté la Turquie à Lausanne nous ont lésés et nous récoltons aujourd’hui ce qu’ils ont commis ». 

La logique du front adverse, lequel comprend la Grèce, Chypre, la France, l’Italie et l’Égypte, repose sur des références telles que le droit international, le droit de la mer, les traités et les accords internationaux et, bien entendu, le même « Traité de Lausanne » en tant que base devant régir le comportement des États. 

Ce que cette logique ignore est que les équilibres des puissances internationales ayant produit l’ensemble de ces références sont entrés dans une phase de changement rapide, notamment au cours des deux dernières décennies. 

En effet, l’hégémonie occidentale euro-américaine, laquelle s’est enracinée après les deux guerres mondiales, est en déclin continu face à la montée en force et en influence de grandes et moyennes puissances non occidentales, telles la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie, l’Inde et l’Afrique du Sud, pour ne citer que celles-ci. Les rapports du Pentagone ne se trompent pas lorsqu’ils décrivent la Chine et la Russie comme des puissances cherchant à remettre en question les bases et les règles du système international établi par l’Occident, autrement dit : le système de l’hégémonie occidentale. Description toute aussi exacte pour les puissances non occidentales précitées, lesquelles considèrent que ce système veille aux intérêts de ses composantes occidentales au détriment des intérêts et de la souveraineté d’autres pays et, en particulier, des peuples des pays du Sud. 

La position de la Turquie sur ses frontières maritimes est essentiellement similaire à la position de la Chine sur Hong Kong et Taiwan, à la position de la Russie sur la Crimée, et à la position des peuples arabes sur les frontières artificiellement créées entre leurs pays ou sur l’entité sioniste usurpatrice, laquelle jouit néanmoins d’une reconnaissance et d’une légitimité internationale ! 

Dire cela ne signifie pas que les considérations nationales expliquent à elles seules la position d’Erdogan. Il est indubitable que les considérations économiques -dont la maximisation de la part de la Turquie dans les gisements de gaz offshore- ont un poids décisif dans l’ordre de ses motivations, ainsi que les calculs de politique interne liés à sa quête de popularité depuis que les élections municipales de 2019 ont montré une baisse notable de ses moyennes. Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, une nette majorité de l’élite et de l’opinion publique turques, y compris les opposants aux orientations idéologiques et politiques de l’AKP [Parti de la justice et du développement], soutient le gouvernement d’Erdogan dans l’affrontement en cours à l’est de la Méditerranée. 

Cependant, si les motifs des interventions chypriote et grecque sont compréhensibles car directement liés à la défense de leurs intérêts et de leur propre part en gisements de gaz, abstraction faite du débat historique sur leurs frontières maritimes avec la Turquie, les motivations des interventions française et italienne méritent réflexion et analyse. En effet, la contribution des entreprises des deux pays aux projets d’exploration et d’extraction de gaz à Chypre, en Grèce ainsi qu’en Égypte, et le fait que les gisements de gaz en Méditerranée orientale permettront aux pays du vieux continent de diversifier leurs sources et ainsi réduire leur dépendance au gaz russe, ne suffisent pas à cerner leur mobile profond. Et ce, d’autant plus que le gaz éventuellement extrait de gisements sous souveraineté turque serait, en grande partie, vendu à l’Europe. 

En réalité, le facteur le plus provocateur pour les parties européennes concernées est le fait que la Turquie ose reconsidérer les frontières maritimes tracées par des rapports de force favorables à la France et à la Grande-Bretagne après la Première Guerre mondiale, puis imposées par leurs flottes avec la coopération des Américains après la Deuxième Guerre mondiale. Depuis, c’est le contrôle stratégique de la Méditerranée sous prétexte d’assurer le respect du droit international, du droit de la mer, de la liberté de navigation et des frontières maritimes des États riverains qui a été l’un des fondements de l’hégémonie occidentale sur les pays situés sur ses deux rives est et sud. La tentative d’une puissance régionale montante comme la Turquie de modifier cette réalité, même partiellement, est donc au cœur de l’affrontement actuel.

D’ailleurs, s’il fallait donner à comprendre les constantes stratégiques qui gouvernent encore la vision occidentale de cette mer ; il suffirait de rappeler l’ampleur de l’irritation européenne vis-à-vis de la présence navale russe en Syrie et de l’insistance des experts occidentaux à considérer le Hezbollah comme une base avancée de l’Iran sur la rive orientale de la Méditerranée. 

Il est vrai que les États-Unis ont adopté une position neutre à l’égard de cette confrontation et qu’ils tiennent à ménager la Turquie pour des raisons en rapport avec leur volonté de limiter son rapprochement croissant de la Russie. Laquelle Russie ménage également la Turquie, certaines informations évoquant sa possible participation à des opérations d’exploration et d’extraction de gaz pour le compte de ce pays. Par conséquent, s’il fallait tirer une indication de ces deux attitudes, ce serait le constat du poids croissant de la Turquie et des efforts internationaux consentis pour l’adaptation à cette évolution. 

Finalement et à la lumière de ces données, l’élan de la France vers le Liban et son insistance sur l’urgence de la formation d’un gouvernement et de la poursuite des réformes prennent une nouvelle dimension qui n’a rien à voir avec la solidarité humaine et les relations historiques entre les deux pays. 

Walid Charara

20/08/2020

Source : Al-Akhbar et New Orient News (Liban)

https://al-akhbar.com/World/293172

Traduit de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal pour Mondialisation

 

[*][ Liban : « Le risque, c’est la disparition » du pays, dit Le Drian sur RTL]

Monsieur Walid Charara est un journaliste libanais. Il est par ailleurs chercheur en relations internationales et consultant pour de nombreux médias arabes et occidentaux. 



Articles Par : Walid Charara

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