La visite de la Rice en Espagne contre Cuba
Dans ce monde il y a peu d’occasion de choisir: il y a le mauvais, et il y a le pire.
Le mauvais, ce sont les invasions militaires, les bombes de fragmentation, les camps de torture, les disparus, les exécutions extrajudiciaires, la faim pérenne, la pauvreté assassine, l’analphabétisme humiliant, la détresse des malades, la liberté de censure des riches, la surconsommation homicide, le vol récompensé, la souveraineté surveillée ou interdite, la destruction avantageuse des ressources d’intérêt général.
Le pire, c’est qu’aucune de ces choses n’arrive.
Le mauvais est tellement bon, du moins par contraste, qu’il en est devenu désirable. Certains peuples parviennent même à voter majoritairement pour que dans leurs rues il continue d’y avoir des mendiants, pour qu’on ferme les hôpitaux, qu’on coupe l’alimentation d’eau à Bagdad et que la malaria se répande en Afrique, et pour que leurs journaux demandent tout haut que les intérêts, la cupidité, le mépris de l’autre, le mensonge et l’injustice, tous tellement bons, se diffusent sans frontières jusqu’au dernier recoin de la terre.
Le pire est à tel point mauvais – à tel point pire – que là où il manque une de ces choses la Démocratie est en danger.
Le pire, naturellement, c’est Cuba.
Hier la Démocratie s’est posée pendant huit heures à Madrid et a tiré les oreilles à un de ses auriculaires. Condolezza Rice et le gouvernement espagnol s’étaient mis d’accord avant pour ne pas s’occuper du mauvais ou, ce qui est la même chose, d’eux-mêmes. Les Etats-Unis n’allait pas reprocher à l’Espagne sa Loi des Partis, ni les mauvais traitements dans les prisons du Pays Basque, et, naturellement, renonçaient à se réunir avec les dissidents de Batasuna. De son coté l’Espagne considérait peu diplomatique et généreux de faire mention des vols de la CIA, de l’assassinat de José Couso, de la disparition du citoyen espagnol Mustafá Setmariam Nassar dans les prisons secrètes démocratiques, de l’anomalie de « Guantánamo » ou des crimes de guerre en Irak. Après tout, le mauvais va bien. De ce qu’ils devaient s’occuper c’est du pire, qui continue de résister à être mauvais. Ainsi, les petites différences entre la Démocratie et son Auriculaire, dont la valeur pour Cuba n’est pas à sous estimer, ont confirmé un accord de fond très défavorable pour l’Espagne. La Rice a déclaré que les deux gouvernements coïncidaient au sujet de « la nécessité d’une transition » dans l’île, et Moratinos ne l’a pas démenti. Il s’est limité à exprimer sa confiance de que son homologue étasunienne rentrera chez elle « un peu plus convaincue que la tactique espagnole donne des résultats ». Il est difficile de déclarer d’une manière plus forte deux choses mauvaises: la volonté d’ingérence et l’abandon de la souveraineté. Ou plus exactement : la volonté d’ingérence qui devient abandon de la souveraineté.
Entre l’Espagne et Cuba il y a quelques différences notables.
L’Espagne envoie des soldats en Afghanistan, et Cuba des médecins au Pakistan.
L’Espagne envoie des entreprises déprédatrices en Bolivie, et Cuba y envoie des instituteurs. L’Espagne offense la souveraineté d’autres nations, en renonçant à la sienne, et Cuba protège la sienne, et encourage celle des autres depuis 50 ans. C’est pourquoi l’Espagne est mauvaise, et Cuba est pire. Cuba est un des rares pays que Condolezza Rice ne visitera jamais, ce qui veut dire quelque chose.
La veille de se poser avec fugacité à Madrid, la secrétaire d’Etat étasunienne a comparé la révolution cubaine avec le régime de Franco et manifesta sa certitude qu’un « pays comme l’Espagne, qui fut capable de se débarrasser d’un passé autoritaire et de donner démocratie et liberté à son peuple, comprenne que les cubains méritent la même chose ». Comme on se souviendra, les Etats-Unis ont à peine dérangé l’Espagne de Franco et, à partir des traités de Madrid de 1953, l’ont soutenue politiquement et économiquement avec enthousiasme en échange de la remise de son territoire et de ses marchés, et au détriment de nombreux valeureux militants de gauche sacrifiés et jamais récompensés pour leur courage.
Depuis cette date de nombreux présidents et secrétaires d’Etat étasuniens ont visité notre pays pour renforcer ces traités alors qu’ils envoyaient à Cuba des mercenaires, des terroristes, des épidémies et des menaces. Cette continuité entre Franco et Zapatero marque toute la différence de Cuba. Il est vrai que Zapatero n’a pas été élu par Bush, mais celui-ci l’a consenti et ce consentement étasunien – une loi invariable en Europe depuis 1945 – encadre toutes les marges de manœuvre de son gouvernement. Il se peut que nous ayons à assumer le franquisme espagnol comme étant un exemple de « réalisme » politique, au moins pendant que nous continuions à vouloir le mauvais. Mais s’il s’agit de vouloir le pire, alors il faudra reconnaître qu’il n’y a pas de plus grand réalisme que la dignité, la résistance et l’amour. L’Espagne continue de ruminer son éternelle transition – de mauvais en mauvais – tandis que Cuba en a fini avec la sienne – de mauvais à pire – le 1er janvier 1959.
Qu’un article au sujet de la rencontre entre un ministre étasunien et un ministre espagnol doive se publier dans la section sur Cuba en dit beaucoup sur les trois pays et la situation du monde en général. On y parle de l’impérialisme des Etats-Unis, de la soumission de l’Espagne et de l’importance incontournable de Cuba. Le mauvais s’impose par la force, le pire se communique, s’irrigue et se contamine.
Article original en espagnol, Rebelion, 2 juin 2007.