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L’Afrique : vache à lait des multinationales
Par Grain
Mondialisation.ca, 02 décembre 2021
grain.org 29 novembre 2021
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https://www.mondialisation.ca/lafrique-vache-a-lait-des-multinationales/5662868

En 2009, le gouvernement nigérian a accordé à quelques agriculteurs blancs du Zimbabwe des prêts et 1 000 hectares (ha) de terres chacun pour créer des exploitations laitières à Shonga, un important centre agricole situé à environ 400 km de la capitale, Lagos. L’espoir était que ces fermes « ultramodernes », dotées de vaches Jersey importées d’Afrique du Sud, permettraient de réduire l’énorme facture des importations de produits laitiers du pays.[1]

« J’ai vu une opportunité ici… et je peux vous dire maintenant qu’il n’y a aucun doute que je suis ici pour le long terme », a expliqué David Higgins, un Sud-Africain engagé pour gérer l’usine de lait de l’exploitation, devenue un fournisseur de lait frais pour FrieslandCampina, la multinationale laitière néerlandaise qui domine le marché nigérian depuis des décennies.

Cependant, moins de dix ans plus tard, le projet s’était pratiquement effondré. La plupart des agriculteurs zimbabwéens étaient partis, et ceux qui restaient « préparaient leur plan de sortie », comme l’a indiqué un chercheur nigérian.[2]

Il s’avère que les vaches Jersey importées et les fermiers blancs « modernes » n’étaient pas la solution aux problèmes d’importation de produits laitiers du Nigeria. Le problème, comme le savent tous les éleveurs de bétail au Nigeria, c’est la concurrence du lait en poudre importé que des entreprises comme FrieslandCampina écoulent à bas prix sur le marché national. Les agriculteurs zimbabwéens et leurs méthodes modernes sont tout aussi impuissants face à cette concurrence.

Le Nigeria importe environ 98 % des produits laitiers consommés dans le pays et dépense en moyenne 1,3 milliard de dollars par an pour ces importations. C’est également le premier importateur mondial de lait en poudre réengraissé en provenance d’Europe – un produit bon marché ressemblant à du lait, fabriqué à partir d’un mélange de poudres de lait et d’huile de palme, dont les exportations depuis l’Europe ont presque quadruplé au cours des dix dernières années.[3] FrieslandCampina, qui importe d’énormes quantités de lait en poudre subventionné de ses usines laitières en Europe, contrôle environ 75 % du marché laitier nigérian, cinq entreprises seulement en contrôlant à elles seules 99 %.

Pourtant, le Nigeria possède l’un des plus grands cheptels de bovins au monde et a une longue tradition de production laitière locale. De toute évidence, la situation devrait être similaire à celle du Kenya, où les éleveurs et les petits agriculteurs possédant des races de vaches locales fournissent environ 90 % du lait consommé dans le pays par l’intermédiaire de réseaux de petits négociants. La différence est que le Kenya a longtemps protégé ses laiteries locales en appliquant des droits de douane sur les importations, tandis que le Nigeria a ouvert son marché dans les années 1980 dans le cadre de programmes d’ajustement structurel, et le gouvernement n’a fait aucun effort réel pour maîtriser les flux d’importation depuis lors.

FrieslandCampina, dont le siège est aux Pays-Bas, est présent dans 38 pays et distribue ses produits dans 100 pays. Dans chaque pays, le groupe opère sous un nom d’entreprise différent, avec des marques différentes. Il a notamment exercé ses activités sous le nom de Bonnet Rouge en Afrique de l’Ouest et sous les noms de Peak, Three Crowns et de WamCo au Nigeria. En Éthiopie, c’est le plus grand investisseur dans le secteur laitier, sous le nom de Holland Dairy. En collaboration avec Syngenta et d’autres entreprises agrochimiques, Friesland Campina espère devenir leader d’ici 2024 dans la commercialisation des eubiotiques – un secteur qui représente 4 milliards de dollars. Photo : Usine DMV de FrieslandCampina aux Pays-Bas, 2014. Wikimedia Commons

FrieslandCampina préfère imputer la responsabilité de cette situation à la « mauvaise structure des chaînes d’approvisionnement en produits laitiers locaux » et, dès que le contexte politique devient trop tendu, l’entreprise promet d’investir dans le « développement » du secteur laitier. Elle a construit sa première exploitation laitière de grande taille au Nigeria, à Vom, dans l’État du Plateau, en 1984, mais a vendu l’exploitation, appelée Integrated Dairies, à un homme politique nigérian dix ans plus tard.[4] Plus récemment, grâce à un financement du gouvernement néerlandais, l’entreprise a lancé un programme de développement laitier avec le gouvernement du Nigeria, dans lequel elle s’est engagée à s’approvisionner en lait auprès de producteurs locaux à hauteur de 10 % par le biais d’une « intégration en amont ». Pourtant, au cours des cinq premières années du projet, entre 2011 et 2016, les importations de lait en poudre du Nigeria sont restées les mêmes, et FrieslandCampina n’a acheté que 3 % de son lait au niveau local.[5]

En 2016, alors que les prix du pétrole s’effondraient et que ses réserves de devises étrangères étaient fortement entamées, le gouvernement nigérian a cherché à inscrire le lait sur une liste de produits importés soumis à des restrictions de change afin d’encourager la production locale. Mais après plusieurs réunions avec FrieslandCampina, au cours desquelles l’entreprise a assuré au gouvernement qu’elle renforcerait l’approvisionnement local, le gouvernement a fait marche arrière.

Trois ans plus tard, alors que les importations de produits laitiers n’ont jamais été aussi élevées, le gouvernement a finalement inscrit le lait sur la liste, accusant les entreprises de traiter « l’aspiration nationale [à augmenter l’approvisionnement local en lait] avec un mépris impérial ».[6] Cependant, les entreprises se sont rebiffées et le gouvernement a cédé une fois de plus et a accordé à FrieslandCampina et à cinq autres multinationales une exemption des restrictions à l’importation en février 2020, en déclarant que ces entreprises s’étaient engagées à une « intégration en amont ».

Cette dernière série de partenariats public-privé est étroitement liée à l’interdiction controversée des pâturages ouverts, décidée en mai 2021 par 17 gouverneurs d’État du sud du Nigeria et qualifiée de « satanique » par les chefs des groupements d’éleveurs.[7] À cette fin, FrieslandCampina a reçu 10 000 ha et Coca-Cola 4 000 ha dans la réserve de pâturage de Bobi, dans l’État du Niger, pour construire des exploitations laitières et installer des bergers peuls dans le cadre d’une production sous contrat. De même, la multinationale laitière danoise Arla a conclu un partenariat avec l’État de Kaduna pour construire sa propre exploitation laitière et installer 1 000 éleveurs nomades sur des terres agricoles mises à disposition par le gouvernement. Les gouvernements néerlandais et danois contribuent au financement de ces projets et fournissent aux éleveurs participants des bovins croisés « améliorés » et une formation à l’élevage laitier de style européen, comme le fait la Fondation Bill et Melinda Gates dans le cadre d’un programme intitulé « Advancing Local Dairy Development in Nigeria » (« Faire avancer le développement laitier local au Nigeria »).

Le programme financé par la Fondation Gates est une collaboration avec six entreprises laitières au Nigeria, coordonnée par Sahel Consulting (anciennement Sahel Capital). L’une de ces entreprises, L&Z Integrated Farms Limited, est détenue par un fonds d’investissement privé basé à Maurice et géré par Sahel Consulting, qui bénéficie d’investissements des banques de développement allemande, néerlandaise et britannique, ainsi que du fonds souverain du Nigeria.[8] Arla fait partie des autres sociétés impliquées, les quatre dernières étant des sociétés laitières nigérianes appartenant pour la plupart à des politiciens locaux ou à des membres de leur famille.[9]

Sahel affirme avoir adopté une « approche fondée sur le marché et dirigée par le secteur privé pour résoudre les problèmes inhérents au secteur laitier », mais élude complètement le plus gros problème : les importations de lait en poudre bon marché et subventionné. La tentative du projet de faire passer les éleveurs à une production laitière coûteuse, de style européen, est donc vouée à l’échec, ce qui a clairement été illustré par l’expérience des agriculteurs zimbabwéens à Shonga et tous les efforts passés visant à « moderniser » le secteur laitier du Nigeria. C’est, après tout, la principale raison pour laquelle les éleveurs du Nigeria et des pays environnants, qui n’ont eu aucun problème à satisfaire la consommation galopante de viande bovine du Nigeria au cours des dernières décennies, ont été exclus du marché des produits laitiers.[10]<

Une mafia du lait

Des scénarios similaires se multiplient dans toute l’Afrique. Ce n’est pas étonnant. Les populations urbaines du continent, qui connaissent une croissance rapide, représentent une mine d’or pour les entreprises laitières. FrieslandCampina a réalisé un bénéfice astronomique de 48 millions de dollars sur ses activités au Nigeria en 2019.[11] Elle souhaite désormais doubler ses revenus en Afrique en se développant dans d’autres pays comme la Côte d’Ivoire, où une usine laitière récemment acquise par l’entreprise s’appuie entièrement sur des importations. Interrogé sur cette absence d’approvisionnement local, le directeur Afrique de l’Ouest de FrieslandCampina, Roger Adou, a déclaré que l’entreprise était en train de construire un « écosystème » de producteurs laitiers locaux formés aux méthodes agricoles néerlandaises. « Vous ne pouvez pas reprocher aux multinationales la mauvaise organisation des chaînes d’approvisionnement locales », a-t-il déclaré.[12]

Un autre acteur important en Afrique est le géant laitier français Danone, qui s’est associé à la société de capital-investissement Abraaj Group, basée à Dubaï, pour racheter la société laitière ghanéenne Fan Milk. Après la faillite d’Abraaj, Danone a repris la totalité de l’entreprise en 2019, s’en servant comme base pour développer son implantation dans toute l’Afrique de l’Ouest, y compris au Nigeria, où Danone a un projet d’« intégration en amont » avec l’État d’Ogun.

Il faut bien comprendre que tous les projets laitiers locaux portés par ces sociétés étrangères sont en réalité des façades, conçues pour détourner l’attention des sommes d’argent massives qu’elles siphonnent de l’Afrique grâce à leurs ventes de lait en poudre bon marché et excédentaire. Le système est basé sur une surproduction fortement subventionnée en Europe, en Amérique du Nord et en Australie/Nouvelle-Zélande. Cet excédent fait l’objet d’un dumping en Afrique, principalement sous la forme de lait en poudre réengraissé, où il est transformé et vendu aux consommateurs urbains à des prix inférieurs à l’offre de lait local sain. En 2019, l’Afrique a importé 2,1 millions de tonnes de produits laitiers d’une valeur de quelque 5,3 milliards de dollars, contre 1,46 million de tonnes en 2009, pour une valeur de 3,6 milliards de dollars.[13] [14]

La crème de la crème

En Afrique, le secteur laitier est souvent politique, les intérêts directs dans le secteur s’étendant jusqu’aux plus hauts niveaux du gouvernement. C’est particulièrement vrai au Kenya, où la famille du président, Uhuru Kenyatta, possède Brookside Dairy, le plus grand transformateur laitier d’Afrique de l’Est. Brookside a attiré plusieurs partenaires étrangers, dont Abraaj Group de Dubaï, qui détenait une participation de 10 % dans la société via un fonds qui a appartenu partiellement à la Fondation Bill et Melinda Gates avant de s’effondrer en 2018, et le géant laitier français Danone, qui détient actuellement une participation de 40 %.

Brookside est en train de développer ses activités au-delà des frontières du pays en acquérant d’autres entreprises laitières liées au monde politique dans les pays voisins. En 2016, Brookside a racheté Inyange, la plus grande entreprise agroalimentaire du Rwanda, liée au parti du président Paul Kagame.[15] Et, l’année précédente, elle avait racheté l’ancienne Ugandan Dairy Corporation, qui avait été privatisée à l’issue d’un scandaleux processus d’appel d’offres corrompu et acquise par une famille proche du président Yoweri Museveni, qui serait lui-même l’un des principaux fournisseurs de lait de Brookside par le biais de ses ranchs de grande taille.[16]

Les donateurs insistent sur le fait que la dépendance de l’Afrique à l’égard des importations peut être résolue en « modernisant » les exploitations et les chaînes d’approvisionnement. La Fondation Gates soutient de multiples initiatives en Afrique visant à accroître la production laitière par exploitation en remplaçant les races locales par des races à haut rendement et en introduisant des aliments pour animaux et des produits pharmaceutiques commerciaux. C’est notamment le cas du projet de développement laitier en Afrique de l’Est (East Africa Dairy Development Project), mené au Kenya, au Rwanda et en Ouganda.[17] Il en va de même pour les gouvernements des Pays-Bas, de la France et du Danemark, des pays où se trouve le siège des plus grandes entreprises exportatrices de produits laitiers vers l’Afrique.[18] (Encadré : La riche diversité des animaux d’élevage en Afrique). Pendant ce temps, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest a lancé une « offensive laitière » de cinq ans basée sur le même modèle, alors que ses États membres se dirigent vers la conclusion d’accords commerciaux avec l’Europe qui feront passer les droits de douane sur la poudre de lait d’un petit 5 % à zéro ![19]

Les fonds de capital-investissement investissent également en Afrique, une grande partie de leurs financements étant fournis par des banques de développement et des fondations convaincues qu’il y a de l’argent à gagner dans cette campagne de modernisation. Pourtant, parmi les multiples investissements réalisés par les sociétés de capital-investissement dans la production laitière locale africaine, peu réussissent (voir Tableau : Fonds de capital-investissement et produits laitiers en Afrique). La société Midcom, basée à Dubaï, a par exemple essayé d’investir dans les produits laitiers en Ouganda en 2013, avec le soutien de la Société financière internationale de la Banque mondiale et du Rise Fund, un fonds de capital-investissement américain géré par TPG. Sa filiale, Pearl Dairies, a affirmé qu’elle deviendrait non seulement un acteur majeur sur le marché national, mais qu’elle développerait une activité d’exportation vers les pays africains voisins. Cependant, un différend commercial avec le Kenya, où l’industrie laitière locale est contrôlée par la famille du président, a mis l’entreprise en difficulté (voir Encadré : La crème de la crème). En mars 2021, Pearl Dairies a annoncé qu’elle fermait son usine laitière ougandaise et se tournait vers la production de miel biologique destiné à l’exportation vers l’Europe.[20]

Les banques de développement, les donateurs et les gouvernements gaspillent de l’argent et des ressources en essayant d’industrialiser la production laitière locale en Afrique alors qu’il existe un énorme potentiel inexploité dans les systèmes traditionnels, qui sont freinés par les importations. Les éleveurs du Burkina Faso, par exemple, fournissaient autrefois du lait frais à l’ensemble du pays. Mais les importations de lait réengraissé bon marché en provenance d’Europe ont pratiquement détruit leur production au cours des dix dernières années. « J’ai essayé de vendre mon lait, mais la plupart du temps, il s’abîme et finit par être jeté », explique Hamidou Bandé, président du Syndicat national des éleveurs du Burkina Faso. Il élève 300 vaches mais ne vend plus que leur viande, car il ne trouve pas de marché pour leur lait. « Cela fait mal au cœur. Le lait que nous jetons aurait pu être destiné aux veaux ou à nos enfants. »[21]

Vente de lait au bord de la route à Borana, au Kenya. Photo : Masresha Taye

Cette situation contraste avec celle de l’Ouganda, où un droit de douane de 60 % protège les petits producteurs laitiers des importations de produits laitiers.[22] Aujourd’hui, les petites laiteries, regroupant de petits éleveurs et de petits vendeurs et transformateurs de produits laitiers, fournissent 80 % du lait consommé en Ouganda. Grâce aux tarifs régionaux qui empêchent les importations de poudre de lait en Afrique de l’Est, les petits producteurs laitiers ougandais ont pu répondre efficacement à l’augmentation de la demande au cours des deux dernières décennies, et ce grâce à des races bovines indigènes et à des pratiques agricoles traditionnelles.[23] Les quelques entreprises laitières du pays ont, à plusieurs reprises, tenté d’utiliser leurs relations politiques pour faire adopter des lois visant à saper le soi-disant « secteur informel », mais les agriculteurs et les petits vendeurs se sont alliés pour les en empêcher. Des manifestations à l’échelle nationale d’agriculteurs et de vendeurs ont forcé le gouvernement à revenir sur l’interdiction de la vente de lait cru en 2007 et à nouveau en 2014.[24]

La riche diversité du bétail en Afrique

Sur les 222 millions de bovins qui fournissent aux Africains des produits laitiers et de la viande, la plupart appartiennent à des petits exploitants agricoles et des éleveurs nomades.[25] C’est un cheptel très diversifié. Au moins 150 races bovines indigènes ont été identifiées sur le continent africain, et beaucoup d’autres ne sont pas répertoriées.[26]<

Dans différents pays, l’élevage du bétail est pratiqué par des tribus spécifiques, comme les Banyankolé en Ouganda, les Masaï au Kenya et en Tanzanie, et les Peuls dans toute la région du Sahel et en Afrique de l’Ouest. Chacune de ces tribus possède ses propres races locales, comme la célèbre vache à longues cornes Ankole que l’on trouve en Ouganda et dans les environs, ou le zébu à bosse que gardent les bergers peuls et dont il existe de nombreuses variétés différentes adaptées aux zones géographiques locales où elles trouvent leurs pâturages.[27]

Vache à longues cornes Ankole, race indigène de la région d’Ankole en Ouganda. Photo : Nobert Petro Kalule

Beaucoup de ces groupes sont des éleveurs nomades qui se déplacent sur de longues distances et pendant de longues périodes, à la recherche de nourriture et d’eau pour leurs animaux. Pour ces raisons, leurs races bovines sont adaptées aux conditions locales telles que les températures élevées, la sécheresse, les longues distances entre les lieux de pâturage et les sources d’eau et les diverses maladies endémiques, ainsi qu’aux besoins et aux cultures de ceux qui en dépendent. [28]

Ces dernières années, les agriculteurs et même les éleveurs ont été poussés à adopter des races de vaches « à haut rendement », qui sont souvent des croisements entre les vaches utilisées dans les fermes laitières industrielles en Europe et les races locales. Ces nouvelles races sont proposées aux femmes, notamment aux veuves et aux mères célibataires des zones rurales des pays où travaillent des organisations comme Send A Cow et Heifer International. Par nature, ces races étrangères sont coûteuses et s’accompagnent de consignes onéreuses en matière de soins, de santé et de reproduction, pour lesquelles les éleveurs doivent s’endetter afin d’acheter des produits vétérinaires coûteux, des abris et payer des inséminations artificielles.

Bien que les bovins dominent le secteur laitier africain, les moutons, les chameaux et les chèvres sont également importants pour la production laitière, en particulier dans certaines régions du continent. Il est difficile d’obtenir des chiffres exacts, mais on estime que l’Afrique accueille 27 % du cheptel mondial d’ovins, 32 % du cheptel mondial de caprins et environ 20 % du cheptel mondial de bovins.[29]

De nombreux éleveurs et agriculteurs africains préfèrent les petits ruminants parce qu’ils sont généralement moins coûteux et plus faciles à gérer que les bovins. C’est particulièrement vrai pour les chèvres, connues sous le nom de « vaches du pauvre », qui sont élevées depuis longtemps sur le continent.[30] [31]

Les produits laitiers : un élément central de la lutte pour la souveraineté alimentaire

Rien ne justifie les milliards de dollars qui sortent chaque année d’Afrique pour payer les importations de produits laitiers. Les produits laitiers peuvent et doivent être produits localement. Comme on peut le voir en Ouganda et au Kenya voisin, il existe une mesure simple et efficace qui peut être prise immédiatement : l’arrêt des importations de lait en poudre.

Il existe plusieurs options que les gouvernements africains peuvent prendre immédiatement pour freiner les importations de lait en poudre s’il existe une volonté politique. Mais de nombreux gouvernements africains vont dans la direction opposée, dans les négociations avec l’Europe pour les Accords de partenariat économique ou même dans l’accord établissant la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC), ce qui réduit les possibilités dont disposent leurs pays pour protéger la production laitière locale. Les gouvernements des grands pays producteurs de lait excédentaire d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie/Nouvelle-Zélande maintiennent également leur pression incessante sur l’Afrique pour qu’elle absorbe davantage de produits laitiers de leurs multinationales, même si ces politiques laissent leurs propres producteurs laitiers dans une situation de crise.

Vache à longues cornes Ankole, race indigène de la région d’Ankole en Ouganda. Photo : Nobert Petro Kalule

Lorsque les importations de produits laitiers seront réduites, les petits exploitants laitiers africains prendront le relais et répondront à la demande locale, comme ils l’ont fait partout où de telles mesures ont été mises en place. Ils peuvent le faire sans adopter les pratiques de l’élevage laitier industriel et les races bovines d’Europe. En fait, les races d’animaux et les systèmes d’élevage locaux de l’Afrique sont très efficaces pour assurer la production de lait et les moyens de subsistance des communautés locales et sont beaucoup plus adaptés au contexte du changement climatique que les modèles industriels.

Les bailleurs de fonds et les gouvernements doivent cesser de promouvoir les produits laitiers industriels, et les banques de développement doivent cesser de financer des entreprises qui entrent en concurrence directe avec les petites laiteries. Ce dont nous avons besoin, ce sont des réglementations, des politiques et des programmes qui soutiennent les petites laiteries et leur permettent d’approvisionner plus facilement les marchés urbains en lait frais. Des mesures simples comme la mise à disposition de petites cuves de refroidissement ou de pasteurisateurs à brûleur efficaces peuvent faire une énorme différence. Il en va de même pour les réglementations municipales qui offrent aux petits vendeurs et commerçants des espaces accessibles et sûrs pour acheminer leurs produits laitiers de la campagne jusqu’aux consommateurs urbains. Les gouvernements étrangers et les bailleurs de fonds devraient commencer par porter leur attention sur leur propre pays, dont les systèmes laitiers industriels, contrôlés par les grandes entreprises, sont non seulement en train de détruire les laiteries africaines, mais causent également de nombreux problèmes environnementaux et sociaux à la source. Des mesures doivent être prises pour réduire considérablement la production laitière dans ces pays tout en garantissant les moyens de subsistance de leurs producteurs laitiers.

Plusieurs initiatives positives sont déjà en cours au Sénégal, au Burkina Faso et dans d’autres pays africains pour encourager la consommation de lait local. Il faut les intensifier et les multiplier, tout en tenant à l’écart les multinationales laitières comme FrieslandCampina et les supermarchés comme Auchan, qui se présentent faussement comme « locaux ». Il est temps que les diverses petites laiteries africaines, regroupant des millions d’éleveurs, de fermiers, de vendeurs et de transformateurs, utilisant des races traditionnelles de bovins, de chèvres et de moutons, et fabriquant toutes sortes de yaourts, de fromages et d’autres produits laitiers sains, soient enfin reconnues à leur juste valeur et soutenues comme elles le méritent.

Le capital-investissement dans le secteur laitier en Afrique

Un tableau indiquant les références complètes est disponible ici

Notes :
[1] Daily Trust, « Inside The Ultra-Modern Kwara Shonga Farms », octobre 2010 : https://dailytrust.com/inside-the-ultra-modern-kwara-shonga-farms; https://www.farmlandgrab.org/post/view/9126
[2] Voir Adekunle E. Ayandele, Dairy Scientist. Université Christian Albrechts de Kiel, « Dairy farming in Nigeria: Past, present and future », juillet 2020: https://www.researchgate.net/publication/
[4] L’exploitation et l’entreprise appartiennent au Vice-maréchal de l’air Ishaya Shekari, l’ancien gouverneur militaire de l’État de Kano.
[5] PricewaterhouseCoopers, « Transforming Nigeria’s Agricultural Value Chain », 2017 : https://www.pwc.com/ng/en/assets/pdf/transforming-nigeria-s-agric-value-chain.pdf
[6] « Furore over proposed CBN’s forex restriction for dairy importation », Daily Trust, août 2019 : https://dailytrust.com/amp/furore-over-proposed-cbns-forex-restriction-for-dairy-importation ; Oladeinde Olawoyin, « CBN restricts forex on milk importation to FrieslandCampina, 5 others », Premium Times, février 2020 : https://www.premiumtimesng.com/news/top-news/376870-cbn-restricts-forex-on-milk-importation-to-frieslandcampina-5-others.html
[7] « Le pâturage libre interdit dans une dizaine d’États du sud du Nigeria », RFI, septembre 2021 : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210923-le-p%C3%A2turage-libre-interdit-dans-une-dizaine-d-%C3%A9tats-du-sud-du-nigeria ; « Anti-Open Grazing Law Is Satanic, Empty; Herders Won’t Obey It – Miyetti Allah Dares Southern Governors », Sahara Reporters, septembre 2021 : http://saharareporters.com/2021/09/07/anti-open-grazing-law-satanic-empty-herders-won%E2%80%99t-obey-it-%E2%80%93-miyetti-allah-dares-southern
[8] « AfDB makes USD 9 million equity investment in Fund for Agricultural Finance in Nigeria », BAD, août 2016 : https://www.afdb.org/fr/news-and-events/afdb-makes-usd-9-million-equity-investment-in-fund-for-agricultural-finance-in-nigeria-15998
[9] Les entreprises en question sont Arla, Integrated Dairies Limited (appartenant au vice-maréchal de l’air Ishaya Shekari, l’ancien gouverneur militaire de l’État de Kano), L&Z Integrated Farms Limited (appartenant au fonds d’investissement privé de Sahel Capital), Saj Foods Limited (appartenant au frère de l’homme politique de l’État de Kaduna, Aminu_Abdullahi_Shagali), Sebore Farms Limited (liée à l’ancien gouverneur de l’État d’Adamawa, Murtala Nyako) et Majestic Farms (dont le PDG est le journaliste et homme d’affaires Al Humphrey Onyanabo).
[10] « Fulani herders seek to tap into Nigeria’s booming meat market », AFP, juin 2019 : https://sg.news.yahoo.com/fulani-herders-seek-tap-nigerias-190029495.html
[11] « Hausse des résultats du laitier FrieslandCampina WAMCO au Nigeria », Commodafrica, juin 2020 : http://www.commodafrica.com/30-06-2020-hausse-des-resultats-du-laitier-frieslandcampina-wamco-au-nigeria
[12] « Roger Adou, FrieslandCampina West Africa, ‘nous sommes en partenariat avec le gouvernement ivoirien pour former un écosystème de fermiers laitiers’ », Commodafrica, septembre 2021 : https://www.commodafrica.com/23-09-2021-roger-adou-frieslandcampina-west-africa-nous-sommes-en-partenariat-avec-le-gouvernement
[13] « African Dairy Market Report 2021 – A €4.8 Billion Market », Research and Markets, mai 2021 : https://www.globenewswire.com/en/news-release/2021/05/17/2230691/28124/en/African-Dairy-Market-Report-2021-A-4-8-Billion-Market.html
[15] GRAIN, « Les barbares à la porte de la ferme : le capital-investissement à l’assaut de l’agriculture », 29 septembre 2020 : https://grain.org/e/6533
[16] « Brookside buys Sameer’s Uganda dairy operations », The Star, mai 2015 : https://www.the-star.co.ke/counties/2015-05-01-brookside-buys-sameers-uganda-dairy-operations/ ; Thomas Mwebaze et Anne Mette Kjaer, « Growth and Performance of the Ugandan Dairy Sector: Elites, Conflict, and Bargaining », International Journal of Agriculture Innovations and Research, 2013 : https://pure.au.dk/portal/files/71178513/mwebaze_and_kjaer_article.pdf
[17] Adela Suliman, « Super’ crops and cows – Bill Gates, UK inject cash into farm science », Reuters, janvier 2018 : https://www.reuters.com/article/britain-aid-agriculture-idAFL8N1PL2T3 ; Mark Astley, « Bill Gates charity to fund East African dairy project expansion », Dairy Reporter, janvier 2014 : https://www.dairyreporter.com/Article/2014/01/17/Bill-Gates-charity-to-fund-East-African-dairy-project-expansion
[18] Le partenariat laitier entre les Pays-Bas et l’Afrique de l’Est : https://www.nlfoodpartnership.com/impact_coalitions/neadap/ ; « Nariindu 2 : Promouvoir le lait local au Sahel », AFD : https://www.afd.fr/fr/carte-des-projets/nariindu-2-promouvoir-le-lait-local-au-sahel; Arla, « Arla scales up its commitment to develop a sustainable dairy sector in Nigeria, », septembre 2019: https://www.arla.com/company/news-and-press/2019/pressrelease/arla-scales-up-its-commitment-to-develop-a-sustainable-dairy-sector-in-nigeria-2918204/
[19] Cécile Broutin, Laurent Levard, Marie-Christine Goudiaby, 2018, « Quelles politiques commerciales pour la promotion de la filière  »lait local » », Gret, janvier 2018 : https://www.gret.org/wp-content/uploads/rapport-synthese-etude-lait-afouest-VF2.pdf
[20] « Mbarara-based Pearl Dairy Farm lays off 1500 workers », Independent, mars 2021 : https://www.independent.co.ug/mbarara-based-pearl-dairy-farm-lays-off-1500-workers/ ; « Dairy Farmers in Mbarara Turn to Beekeeping over Ban on Milk Imports », News Day, mars 2021 : https://newsday.co.ug/2021/03/24/dairy-farmers-in-mbarara-turn-to-beekeeping-over-ban-on-milk-imports/
[21] Simon Marks et Emmett Livingstone, « The EU milk lookalike that is devastating West Africa’s dairy sector », Politico, août 2020 : https://www.politico.eu/interactive/the-eu-milk-lookalike-that-is-devastating-west-africas-dairy-sector/
[22] Un droit de douane de 60 % sur les produits laitiers est imposé dans le cadre du Single Customs Territory Common External Tariff (tarif douanier extérieur commun unique du territoire) de la Communauté d’Afrique de l’Est.
[23] Le bétail indigène représente 90 % du cheptel national. Anne Mette Kjær, Fred Muhumuza et Tom Mwebaze, « Coalition-driven initiatives in the Ugandan dairy sector: Elites, conflict, and bargaining », DIIS Working Paper, février 2012 : files.ethz.ch/isn/140699/WP2012-02_Mette%20Kjaer-EPP-Dairy_web.pdf
[24] « Dealers strike over govt ban on sale of raw milk », Monitor, avril 2014 : https://www.monitor.co.ug/uganda/news/national/dealers-strike-over-govt-ban-on-sale-of-raw-milk-1570354
[25] Margaret Ngigi, « The Case of Smallholder Dairying in Eastern Africa », février 2005 : International Food Policy Research Institute. https://core.ac.uk/download/pdf/6288909.pdf
[26] Asian-Australas J Anim Sci, « African Indigenous Cattle: Unique Genetic Resources in a Rapidly Changing World », juillet 2015 : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4478499/
[27] Jean Boutrais, « The Fulani and Cattle Breeds: Crossbreeding and Heritage Strategies », Africa: Journal of the International African Institute 77, n°1 (2007) : 18–36. http://www.jstor.org/stable/40026696.
[28] Okeyo Mwai, Olivier Hanotte, Young-Jun Kwon, et Seoae Cho, « African Indigenous Cattle: Unique Genetic Resources in a Rapidly Changing World, » Asian-Australas J Anim Sci, juillet 2015: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4478499/
[29] Ella Houzer et Ian Scoones, « Are Livestock Always Bad for the Planet? Rethinking the Protein Transition and Climate Change Debate, » PASTRES, 2021 : https://pastres.files.wordpress.com/2021/10/climate-livestock-full-report-en-web.pdf
[30] FAO, 2021, Passerelle sur la production laitière et les produits laitiers. https://www.fao.org/dairy-production-products/production/dairy-animals/small-ruminants/fr/
[31] Alexander Kahi et Chrilukovian Wasike, « Dairy goat production in sub-Saharan Africa: current status, constraints and prospects for research and development », Asian-Australasian Journal of Animal Sciences, 2019 : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31357267/
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