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L’armée américaine et les Philippines
Par Bill Van Auken
Mondialisation.ca, 22 novembre 2013
wsws.org
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https://www.mondialisation.ca/lamericaine-et-les-philippines/5359070

Dans une courte déclaration faite la semaine passée sur l’impact du typhon Haiyan sur les Philippines, le président Barack Obama a dit que c’était un « rappel déchirant et poignant de la fragilité de la vie humaine. »

En tant que chef de gouvernement qui a infligé la mort et la destruction aux populations appauvries de l’Irak, de l’Afghanistan, du Pakistan, de la Libye, du Yémen et de la Syrie, le président des Etats-Unis n’avait pas vraiment besoin d’attendre que la furie de la nature s’abatte sur la population philippine pour formuler un tel rappel.

L’armée américaine, principal instrument de ce carnage, et qui a infligé cent fois plus de décès que ceux causés par le typhon Haiyan durant ces dix dernières années de guerres agressives menées par Washington, est maintenant présentée comme le bon samaritain qui est indispensable aux Philippines.

Une cinquantaine de navires de guerre et d’avions militaires ainsi que 13.000 marins, aviateurs et marines américains font partie de l’opération de secours qui est emmenée par le groupe aéronaval du George Washington à propulsion nucléaire escorté par la 3ème brigade expéditionnaire de marine (3rd Marine Expeditionary Brigade).

« Nous resterons aussi longtemps qu’on aura besoin de nous mais pas plus longtemps que nécessaire, » a dit lundi le général de corps d’armée des Marine, John Wissler, commandant des opérations militaires américaines aux Philippines.

Les habitants des Philippines ont toutes les raisons de considérer de telles promesses avec un scepticisme extrême. Ces raisons s’enracinent à la fois dans l’ histoire tragique de leur pays et dans sa position géostratégique actuelle.

Il n’existe peut-être pas d’exemple plus flagrant d’abus d’hospitalité par l’armée américaine que dans le cas des Philippines. C’est là, qu’à la fin du 19èmesiècle, l’impérialisme américain avait fait ses armes, devenant une puissance coloniale par la conquête militaire et la répression brutale.

Mardi, s’exprimant devant le Sénat américain sur les opérations de secours aux Philippines, un responsable du Département d’Etat a cité les « liens historiques étroits » tissés entre les deux pays. Ni les responsables gouvernementaux ni les médias, ne sont très enclins à examiner ces « liens » de près, pour la simple et bonne raison que cela ne servirait qu’à révéler un crime historique.

La première apparition de l’armée américaine aux Philippines s’était faite sous la forme d’une escadre commandée par le Commodore George Dewey et qui entra le 1er mai 1898 dans le port de Manille pour couler en quelques heures l’ensemble de la flotte du Pacifique de l’Espagne qui avait fait régner un régime colonial sur le territoire pendant les 300 années précédentes.

Emilio Aguinaldo, dirigeant d’un mouvement nationaliste qui avait combattu trois ans durant pour mettre un terme au colonialisme espagnol avant l’arrivée de l’armada américaine, rentrait d’exil à bord du navire de guerre de Dewey. Les forces américaines ne furent en mesure de prendre Manille que parce que la ville était encerclée sur les terres par ces combattants indépendantistes. Washington se fit passer pour leur allié et le libérateur des Philippines juste assez longtemps pour pouvoir s’assurer le contrôle d’un territoire qu’il convoitait comme marché, source de main-d’œuvre et de matières premières bon marché ainsi que comme base pour l’extension de la puissance américaine dans le Pacifique, notamment en direction de la Chine.

Washington se retourna ensuite sauvagement contre les Philippins et signa un traité avec l’Espagne, lui versant 20 millions de dollars pour une terre que les Espagnols ne contrôlaient plus. Les Philippins, qui avaient proclamé une république indépendante, la première à avoir été formée en Asie après une rébellion anti-coloniale, furent tenus à l’écart de ces négociations.

S’ensuivit pendant plus d’une décennie, l’imposition d’un régime colonial américain et des opérations anti-insurrectionnelles sanglantes qui coûtèrent la vie à au moins plusieurs centaines de milliers de Philippins. En 1901, le général Franklin Bell, qui commandait les forces américaines sur le groupe d’îles de Luzon, comprenant Manille et près de la moitié de la population du pays, dit au New York Times, qu’à ce seul endroit, quelque 600.000 personnes avaient été tuées dans des opérations militaires ou étaient mortes de maladie.

Comme l’indiqua un autre général américain « Il sera peut-être nécessaire de tuer la moitié des Philippins pour que l’autre moitié de la population puisse être hissée à un mode de vie supérieur à ce que permet leur actuel état semi-barbare. »

Mark Twain, opposant le plus éminent et le plus déterminé contre la guerre américaine aux Philippines, défia la rhétorique courante du «Soutenons nos troupes » en dénonçant les massacres de l’armée américaine qui n’avaient « pas même laissé un bébé en vie qui puisse pleurer sa mère. » Le célèbre écrivain américain qualifia les forces d’occupation américaines de « bouchers chrétiens » et d’« assassins en uniforme. »

La campagne des Philippines fait partie des premières opérations de contre-insurrection menées par l’armée américaine. Elle instaura toutes les atrocités qui furent plus tard infligées aux Vietnamiens, aux Afghans et aux Irakiens, allant des massacres à la torture en passant par les camps de « reconcentration. »

Le régime colonial américain se poursuivit jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale après quoi Washington appuya une série de gouvernements semi-coloniaux, dont le détesté régime de loi martiale de Ferdinand Marcos qui dirigea le pays pendant deux décennies. Jusqu’en 1991, le Pentagone garda le contrôle de la massive base navale de Subic Bay et de la base aérienne de Clark Field qui jouèrent un rôle crucial à la fois dans la guerre de Corée et du Vietnam.

Ce n’est pas juste de l’histoire ancienne quand il s’agit du sort des Philippins après le typhon Haiyan. La pauvreté généralisée, l’inégalité sociale, les logements insalubres et la corruption du gouvernement qui sont l’héritage de l’oppression coloniale et néocoloniale ont joué un rôle au moins aussi important que les forces aveugles de la nature dans le nombre de décès et l’ampleur de la destruction.

Les projets des Etats-Unis concernant les Philippines ne sont pas non plus d’une époque révolue. L’agence d’information Reuters a fait remarquer mercredi : « En même temps que les navires américains livrent de la nourriture, de l’eau et des médicaments, ils livrent aussi la bonne volonté qui pourrait faciliter aux Etats-Unis le renforcement de sa présence militaire souvent controversée dans l’un des pays les plus stratégiques de l’Asie du Sud-Est.

Si à l’origine l’armée américaine était venue aux Philippines comme l’instrument d’une puissance impérialiste montante cherchant à conquérir de nouveaux marchés en Asie, elle y retourne maintenant comme fer de lance d’une puissance en déclin déterminée à encercler et contenir un concurrent régional et mondial qui monte en puissance, la Chine.

Les Philippines sont cruciales sur le plan stratégique pour ce qu’on appelle le « pivot vers l’Asie » du gouvernement Obama. Le gouvernement philippin, après avoir fermé les bases militaires américaines géantes en 1992, a permis depuis aux troupes des opérations spéciales américaines de revenir s’entraîner et mener des opérations conjointes. Il a aussi accueilli à Subic Bay de nombreuses visites des 72 navires de guerre et sous-marins américains rien que durant les premiers six mois de cette année déjà. Entre-temps, les négociations se poursuivent pour garantir aux Etats-Unis le droit à des bases pour des navires, des avions, de l’approvisionnement et des troupes.

La construction d’une base navale est en cours à Oyster Bay sur l’île de la province de Palawan. Des responsables font référence à l’installation comme étant une « mini Subic », et des projets ont été signalés en vue d’y stationner à la fois des bâtiments de guerre et des Marines américains. Se trouvant sur l’île située la plus à l’Ouest du pays, elle est très proche des îles Spratly, théâtre d’une confrontation territoriale provocatrice entre Manille et la Chine et qui est exacerbé par les Etats-Unis.

Ainsi, l’opération « humanitaire » de l’armée américaine aux Philippines est inextricablement liée aux plans de guerre qui pourraient bien entraîner le pays dans une conflagration mondiale.

Mis à part les calculs prédateurs de la classe dirigeante américaine, il existe au sein des masses de la population laborieuse américaine une sympathie et une solidarité profondes pour les travailleurs philippins. Ces liens profonds sont le plus concrètement exprimés par la présence aux Etats-Unis d’environ 4 millions d’Américains d’origine philippine.

La catastrophe provoquée par le typhon Haiyan ne fait qu’accentuer la nécessité d’une lutte unie pour balayer les conditions de pauvreté et d’inégalité existant dans les deux pays, en même temps que le système capitaliste de profit qui les a créées.

Article original, WSWS,paru le 21 novembre 2013

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