L’audit citoyen de la dette municipale au Brésil
Entretien avec Rémi Chatain de l’audit citoyen de la dette au Brésil
Rémi Chatain, musicien franco-brésilien, vit à Sao Paulo au Brésil où il participe à l’audit citoyen de la dette du Brésil (Auditoria Cidada da Divida). Sao Paulo est une mégapole de 11 millions d’habitants, 23 millions si l’on compte la région métropolitaine. Nous l’avons rencontré à Buenos Aires dans le cadre de la Conférence internationale « Dette, biens communs et domination » qui s’est tenue du 3 au 5 juin, à l’appel des mouvements sociaux et syndicaux argentins qui composent l’Assemblée pour la suspension de paiement et l’audit de la dette. |1|
Jérôme Duval : Quel est ton rôle dans l’audit citoyen au Brésil ?
Rémi Chatain : Je fais partie du groupe de Sao Paulo. En plus d’étudier les dettes de la ville de Sao Paulo et de l’État de Sao Paulo, qui représentent deux des plus importantes dettes du Brésil, on organise la communication de l’audit citoyen national et des autres groupes locaux du Brésil dans le cadre des campagnes nationales, sur les réseaux sociaux, etc. Tout ce qui concerne la mission de sensibilisation et d’information autour de la thématique de la dettepublique passe par le groupe de Sao Paulo.
L’audit citoyen au Brésil, ça représente du monde ? Où est-il implanté ? Comment est née cette initiative et quelles sont ses objectifs ?
L’audit citoyen a actuellement des représentations dans une douzaine d’États sur un total de 27 États au Brésil |2|. Il y a environ entre 7 et 20 personnes par groupe local. Au total, il doit y avoir plus d’une centaine de personnes qui militent dans l’Audit Citoyen du Brésil, mais on a aussi beaucoup de collaborateurs qui sont prêts à participer à nos événements, manifestations, etc. Il y a beaucoup de fonctionnaires, mais aussi des gens provenant d’une multitude de domaines et professions.
L’Audit Citoyen est né suite à un plébiscite populaire sur la dette organisé par une centaine de mouvements sociaux brésiliens en septembre 2000. Souffrant d’une crise économique (et énergétique), le Brésil a été obligé de contracter de nouveaux prêts auprès du FMI afin de payer les intérêts de sa dette. Cette campagne qui rassemblait la plupart des grands mouvements sociaux et des citoyens indépendants a alors organisé ce scrutin, qui demandait, entre autres choses, si le Brésil devrait continuer à rembourser sa dette sans réaliser un audit au préalable. La participation a été massive et plus de six millions de personnes ont voté dans 3 444 municipalités (sur un total de 5 570). Plus de 95 % des votant ont dit NON au maintient de l’accord avec le FMI et NON à la poursuite du paiement de la dette sans la réalisation d’un audit prévu dans la Constitution Fédérale. Malgré une prise de conscience spectaculaire sur ces questions, la campagne n’a abouti sur aucun changement objectif et à la première rencontre des organisateurs de la campagne, il a donc été décidé de créer l’Audit Citoyen de la Dette. Maria Lucia Fattorelli, qui avait eu un engagement particulier pour le plébiscite, a été choisie pour coordonner l’Association.
Quelles sont vos principales activités et vos canaux de diffusions ?
On a déjà publié quatre livres dont le dernier traduit en 4 langues, on publie régulièrement des articles relatant l’évolution de la dette et des rapports spécifiques sur les régions ou sur des domaines en relation avec le budget, comme la sécurité sociale ou le système fiscal. On alimente une page facebook tous les jours et notre site internet régulièrement aussi. Depuis l’année dernière, on offre un cours à distance de 4 mois . On collabore avec d’autres mouvements sociaux. On organise des débats publics et des sessions d’enseignement, des conférences et des rencontres avec des syndicats, des parlements régionaux, des universités, etc. On participe aussi à des actions institutionnelles dans la Justice et on dépose des plaintes auprès des organes responsables.
Notre travail consiste à faire un audit parallèle et citoyen des dettes, même si cela ne rentre pas dans un cadre institutionnel officiel. On cherche tous les documents relatifs au processus d’endettement de ces villes et États pour comprendre l’origine et la signification des chiffres. De plus, on divulgue toutes ces informations pour que les citoyens puissent s’emparer de la question, pour faire la lumière sur un sujet opaque et faire pression sur les politiques et les créanciers. L’objectif poursuivi est l’annulation de ces dettes ou au moins d’une partie de ces dettes en prouvant des irrégularités, des illégitimités…
Sao Paulo est l’endroit où il semblerait que l’audit municipal ait le plus avancé. Qu’en est-il ?
À Sao Paulo, on a bien avancé. En 2013, on a réussi à acquérir presque tous les documents relatifs au processus d’endettement que l’on cherchait, et on a obtenu les derniers documents manquants cette année. On peut donc tout étudier. En fait, il y a beaucoup de matériel concernant la ville de Sao Paulo, parce que c’est là qu’un nouveau type de crime en matière de finances publiques a été créé et a ensuite été exporté dans plusieurs autres villes et États du Brésil. Cette technique de création de dette reflète la corruption des pouvoirs en place en connivence avec les marchés financiers. Dans le cas de la ville de Sao Paulo, c’est une dette qui provient à 90 % d’un mécanisme d’émission de bons ce qu’on appelle les « precatórios » [ordres judiciaires de paiement], c’est-à-dire une dette de l’État envers les citoyens lorsque ceux-ci obtiennent gain de cause en justice contre la Mairie ou contre une administration publique. Ces gains de cause ou « precatórios » n’ont jamais été payés et c’est devenu une énorme dette publique à Sao Paulo. Il faut dire que depuis la promulgation de la nouvelle Constitution du Brésil en 1988, les municipalités et les États ont l’interdiction d’émettre des bons du Trésor, à une seule exception : pour obtenir les fonds nécessaires pour s’acquitter des sommes dues dans le cadre d’affaires judiciaires jugées avant 1988 au cours desquelles les citoyens ont obtenu gain de cause. Il y a donc eu manipulation des chiffres quant aux sommes dues afin de pouvoir émettre davantage de bons. On ne sait toujours pas ce qui est advenu de ces sommes supplémentaires qui ont été générées frauduleusement.
Quel est le rôle du gouvernement central dans la dette des municipalités, en particulier celle de Sao Paulo ?
En 1997, une nouvelle loi a été adoptée à l’Assemblée nationale, elle a créé les conditions pour que le gouvernement central du Brésil devienne créancier des dettes régionales, des États et des Municipalités, car ces dernières étaient en grande difficulté financière. En 2000, la municipalité de Sao Paulo a opéré à un refinancement de sa dette via le gouvernement fédéral pour un montant total de 11 milliards de reals brésiliens [un peu plus de 3 milliards d’euros]. Depuis lors, on a déjà remboursé 30 milliards [environ 8,5 milliards d’euros], et maintenant on doit encore 60 milliards de reals, soit près de 20 milliards d’euros, sans pour autant avoir contracté plus de dette ou émis plus de bons pour la rembourser. En d’autres termes, on a payé 3 fois la dette initiale, et on doit encore 6 fois ce que l’on devait au départ, en 2000.
Comment est-ce possible ?
Alors que pour la dette du Brésil, intérieure et extérieure, il est très difficile de faire ce genre de calculs, pour les États ou municipalités, c’est plus facile de révéler ce mécanisme de fraude parce qu’ils n’ont pas contracté de dette supplémentaire par la suite. Mais rien qu’en payant les intérêts, cela fait augmenter la dette. Parce qu’en plus, la part consacrée au remboursement de dettes dans les budgets pour les États et les municipalités est limitée à 13 % par an, ce qui ce révèle insuffisant. Le montant qui dépasse ces 13 % n’est pas remboursé et repart au stock de la dette et donc des intérêts y seront appliqués.
Il y a déjà eu trois commissions officielles d’investigation sur la dette résultant de ce mécanisme : deux au sein de la chambre du Conseil municipal de Sao Paulo et une autre au sein du Sénat fédéral en 1997. Ces commissions n’ont débouché sur rien de concret puisqu’elles ont conduit à la création d’une nouvelle commission d’investigation sur les banques qui a été empêchée de poursuivre son travail d’enquête relatif au mécanisme d’endettement par « precatorios » décrit plus haut, sur ordre de la Cour Supérieure de Justice du Brésil. Ce qui montre bien à quel point le pouvoir public et politique est entre les mains du pouvoir économique.
Lorsque le PT [Parti des travailleurs, au pouvoir depuis l’arrivée de Luis Inácio « Lula » da Silva au gouvernement en 2002] était dans l’opposition, il était très actif dans le travail d’enquête au sein de ces commissions, mais une fois au pouvoir, le PT s’est moins impliqué et a même boycotté la poursuite du travail des commissions.
Quelles sont les prochaines étapes pour l’audit citoyen au Brésil ?
Les 30 et 31 octobre de cette année 2015, à Sao Paulo, on organise le Congrès national de l’audit citoyen qui va permettre de rassembler tous les groupes locaux du Brésil afin de définir ensemble les programmes d’actions et les stratégies à venir. C’est très intéressant de pouvoir participer à l’actuelle rencontre internationale à Buenos Aires car cela permet de créer des liens avec d’autres militant-e-s et collectifs, et de s’inscrire dans un réseau de lutte à l’échelle continentale et internationale qui puisse faire face à la désinformation des grands médias.
Par ailleurs, Maria Lucia Fattorelli de l’Audit citoyen de la dette du Brésil participe à la Commission d’audit de la dette en Grèce |3| et on est très enthousiaste quant au processus en cours et aux possibles répercussions que cette Commission va générer dans d’autres pays d’Europe comme en Espagne. On espère vraiment que le peuple grec comme le peuple espagnol puissent se libérer du joug du système financier. Entre peuples victimes du système dette, nous devons être solidaires.
Arrangements et révisions : Maud Bailly, Claude Quémar.