Le 11 septembre et l’insoluble drame afghan
Alors que le souvenir du 11 septembre s’estompe dans les mémoires, deux nouvelles solutions s’offrent à l’Afghanistan : l’une fait appel aux USA, l’autre à l’Asie

Cet article a été publié initialement par Mondialisation le 13 septembre 2017. L’article original a été publié en anglais par Asia Times, le 13 septembre 2017.
Seize ans après le 11 septembre et les bombardements qui ont ensuite renversé les talibans, où en sommes-nous ?
Oussama Ben Laden n’est plus. Al-Qaïda n’existe pas en Afghanistan, mais infeste la province d’Idlib en Syrie, où il s’est métamorphosé en Hayat Tahrir al-Cham, anciennement Front Al-Nosra, soit 30 000 djihadistes expérimentés qui avaient absorbé des brigades d’autres groupes de « rebelles modérés ». Les talibans contrôlent de facto plus de 60% de l’Afghanistan.
Les mini-renforts récemment annoncés par l’administration Trump (4000 soldats en plus des 11 000 actuels) ne sont pas susceptibles de changer la donne sur le terrain, non plus que le plan originel d’Erik Prince, (1) qui était de déployer une armée privée. Après l’annonce des nouveaux renforts, Prince a dévoilé qu’à l’origine, le Conseiller à la Sécurité nationale H.R. McMaster avait demandé 70 000 à 8000 soldats de plus.
Comparons ensuite la stratégie de la solution du Pentagone avec celle de Pékin.
Le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi, à la fin juin de cette année, a arbitré un accord entre le Pakistan et l’Afghanistan pour l’instauration d’un mécanisme de gestion de crise, qui sera soutenu par la Chine, et qui l’autorisera à agir comme médiateur entre Kaboul et Islamabad. Une fois l’affaire en place, Yi tentera sûrement de reconstruire le Quadrilateral Cooperation Group, un groupe de discussion composé de l’Afghanistan, du Pakistan, de la Chine et des USA.
Les discussions Af-Pak-Chine – qui se tiendront à Pékin plus tard dans l’année – ont été scellés la semaine dernière, au cours de la première visite à l’étranger du ministre des Affaires étrangères pakistanais Khawaja Asif, qui s’est déplacé à Pékin. Les discussions se concentreront sur la façon de négocier avec les talibans – un contraste frappant avec la stratégie des gros bras du Pentagone de l’administration Trump.
Ce qui est extraordinaire est que Yi a applaudi les efforts d’Islamabad contre le terrorisme quelques jours seulement après le sommet des BRICS de Xiamen, où la Chine a compté parmi les membres qui ont déclaré Lashkar-e-Toiba et Jaish-e-Mohammed – deux groupes basés au Pakistan – organisations terroristes.
Pour sa part, le leader populaire de l’opposition pakistanaise Imran Khan, chef du Mouvement du Pakistan pour la Justice, le parti qui règne sur la province ultra-sensible du nord-ouest (contiguë à l’Afghanistan), privilégie le dialogue et l’ouverture des frontières.
Et tout ceci, alors qu’Islamabad est en train de construire une barricade sur ses 2600 kilomètres de frontière extrêmement poreuse (après tout, ce sont des cousins pachtounes des deux côtés). La justification en est d’améliorer la dynamique antiterroriste. Et pourtant, Kaboul y est fermement opposé – parce que les Afghans contestent avec vigueur la ligne Durand établie par l’empire britannique.
La perspective de Khan reflète une bonne partie de l’opinion publique pakistanaise, pour qui la meilleure feuille de route ne consiste pas en une intensification de l’intervention militaire américaine, mais en un processus politique inclusif.
Dans son rôle de médiation, Pékin avance avec prudence dans un champ de mines également porteur de frictions supplémentaires possibles avec l’Inde.
La perception de la majorité de l’opinion pakistanaise, qu’elle soit justifiée ou non, est que les attaques terroristes – dont la plupart, au fait, se produisent dans la province de Khyber Pakhtunkhwa – ont leur origine en Afghanistan et sont « contrôlées » par l’Inde.
New Delhi rivalise activement avec Pékin en investissant substantiellement en Afghanistan, non seulement dans des projets de reconstruction, mais surtout dans une des bases de la stratégie de connectivité indienne ; l’accord trilatéral de 550 millions de dollars, avec l’Afghanistan et l’Iran, pour développer le port de Chabahar en Iran, qui doit être reconfiguré comme plate-forme d’une mini-Route de la soie méridionale indienne contournant le Pakistan.
Le Pakistan est allié avec la Chine – et la destination de l’un des socles de la nouvelle Route de la soie, alias Initiative Belt and Road ; le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC). Pékin sait très bien qu’Islamabad ne peut pas davantage accepter un gouvernement pro-Inde à Kaboul que le retour des incontrôlables talibans au pouvoir.
Pour leur part, les talibans savent qu’ils gagnent dans tout le pays (même si les grands centres urbains leurs échappent). Ils n’ont pas de raison pressante de venir à la table des négociations ; et quand ils le feront, ils demanderont à jouer un véritable rôle.
Les marchands de TAPI
Il se trouve que ce rôle concerne l’un des soap-opéras préférés du Pipelinistan, que je suis depuis des années, le pipeline à 10 milliards de dollars Turkménistan–Afghanistan–Pakistan–Inde (TAPI).
Ces derniers temps ont vu quelques signes de vie. Kaboul a publié un projet détaillé pour son tronçon du TAPI. Islamabad fait des études de terrain et prépare son projet.
Le soap-opéra du TAPI reste le seul bon pari pour l’augmentation des exportations de gaz naturel du Turkménistan. A cause de l’incompétence de l’Union Européenne en matière d’accords, un pipeline trans-caspien est encore moins faisable.
De fait, personne ne sait si le TAPI se fera un jour ; la dernière date prévue pour la fin de sa construction est 2020. Il est toujours important de se rappeler que le TAPI était un rêve américain de la première administration Clinton, quand les talibans étaient considérés comme des alliés des USA, et qu’ils visitaient même Houston pour des accords énergétiques.
Le Pentagone ou l’OCS ?
La politique afghane de la Chine est prudemment conduite par le Conseiller d’État chinois Yang Jiechi – qui a eu un briefing spécial de la part du Secrétaire d’Etat Rex Tillerson après l’annonce des mini-renforts de l’administration Trump. Cette politique suit trois vecteurs :
Le premier est le contre-terrorisme – l’un des moteurs de l’Organisation de coopération de Shanghai. Dans les circonstances actuelles, cela signifie un combat régional concerté contre toute expansion possible de Daech en Asie Centrale, notamment « ISIS-Khorassan ».
Le deuxième concerne des investissements de taille dans l’extraction de minerais afghans, particulièrement le marbre, le lithium et le cuivre.
Le troisième est la connectivité, avec l’Afghanistan à l’intersection de l’Asie Centrale et du Sud, idéalement situé en tant que plate-forme de la nouvelle Route de la soie. Des trains de fret de Chine occidentale arrivent jusqu’à une ville frontalière du nord de l’Afghanistan, Hairatan, depuis un an déjà.
La Russie, pour sa part, ne « soutient » pas les talibans – contrairement à ce que dit l’OTAN. Comme peut en attester Sun Zhuanghzi, secrétaire général du Centre de recherches de l’OCS (qui dépend de l’Académie chinoise de sciences sociales), ce qui s’est développé au cours des sommets annuels de l’OCS depuis 2002 est une position commune, adoptée par le partenariat russo-chinois, selon laquelle les talibans doivent avoir leur place dans un processus de réconciliation nationale afghan. Tout particulièrement depuis que les talibans ont rendu public leur soutien aux investissements étrangers dans des infrastructures – en chemins de fer, pipelines, et même mines – à la seule condition qu’ils soient dans l’intérêt du peuple afghan.
Intégrer les talibans au processus de paix implique aussi qu’ils doivent se battre contre une poussée de Daech, quelque chose qui est déjà entamé.
Et cette solution entièrement asiatique doit être mise en oeuvre sous l’égide de l’OCS, dont la Russie, la Chine, l’Inde et le Pakistan sont des membres à part entière, et l’Afghanistan un observateur et futur membre.
Rien d’étonnant, donc, si la micro-montée en puissance du Pentagone en Afghanistan a été interprétée à travers toute l’Eurasie – notamment en Chine, en Russie, en Iran et au Pakistan – sous deux angles :
- La possibilité pour les USA d’emporter une part du gâteau à 1 trillion de dollars des ressources en minéraux du sous-sol afghan. Trump y a fait allusion, les Chinois et les Russes sont également intéressés.
- Une base militaire avancée pour tenter de harceler/entraver/handicaper la nouvelle Route de la soie et l’intégration eurasienne – dans le cadre d’une guerre économique contre les pôles eurasiens Russie, Chine, Iran.
Rien de tout ceci n’a de rapport avec la guerre contre le terrorisme, que l’administration Obama avait rebaptisée Opérations d’urgence à l’étranger. Malgré tout, la realpolitik dicte aujourd’hui que toute solution, sur le dramatique échiquier afghan, à ce qui s’est traduit pour les USA par 16 ans de guerre, devra impliquer la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran et le Pakistan.
Ce sont les enjeux actuels de l’Afghanistan, avec le 11 septembre qui s’efface des mémoires ; soit la solution du Pentagone, soit une solution intégralement asiatique.
Paru sur Asia Times sous le titre 9/11 and the unsolvable Afghan drama
Traduction Entelekheia
Photo Pixabay : commerçant dans un village afghan
(1) NdT : Erik Prince est le président-fondateur de la firme de mercenaires Academi, anciennement Blackwater. Sa soeur, Betsy Devos, est la Secrétaire à l’éducation actuelle de l’administration Trump, ce qui lui garantit un accès privilégié à la Maison-Blanche.