Le Canada a participé à la guerre en Irak
La décision de Jean Chrétien a masqué une série d’interventions et n’a été qu’une parenthèse dans notre inféodation à l’empire américain

Le 17 mars 2003, le premier ministre Jean Chrétien annonçait que le Canada ne participerait pas à la « coalition des volontaires » que les États-Unis tentaient de réunir avant d’envahir l’Irak. Dix ans plus tard, une attention médiatique importante est consacrée à rappeler cette décision. D’aucuns la présentent comme « un moment important », une « décision phare » affirmant l’indépendance canadienne vis-à-vis son géant voisin ; d’autres en soulignent le bien-fondé, empêchant le Canada de participer à une véritable hécatombe.
Bien loin de constituer « un tournant » dans la diplomatie canadienne, la décision de Jean Chrétien – que nous avions accueillie favorablement, mais avec de nombreux bémols – s’avère plutôt comme une anicroche dans l’évolution d’une politique étrangère de plus en plus inféodée à celle de l’empire étasunien.
Le contexte historique
Au cours des 20 dernières années, avec la dissolution de l’URSS, l’accélération de la mondialisation néolibérale et l’émergence de nouvelles puissances économiques, la politique étrangère canadienne s’est de plus en plus alignée sur celle des États-Unis : participation aux expéditions guerrières en Irak (1991), en Somalie, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Libye, au Mali ; discours à l’unisson de la « guerre contre le terrorisme », appui inconditionnel à Israël, etc. Cette tendance n’a fait que s’accélérer avec les gouvernements Harper successifs.
Dans le cas de l’Irak, l’alignement sur la politique étasunienne était presque entier. Depuis 1990, le Canada participait aux sanctions génocidaires imposées contre ce pays, à la suite de son invasion du Koweït, et maintenues après son retrait, sous prétexte qu’il n’avait pas fait la preuve de l’éradication de toutes ses armes de destruction massive… Ces sanctions, d’une dureté sans précédent, ont entraîné la mort de plus d’un million de personnes. De nombreuses agences internationales (UNICEF, FAO, PNUD, HCR, CICR, etc.) ont régulièrement documenté leurs effets dévastateurs, mais le Conseil de sécurité des Nations unies les a reconduites de 6 mois en 6 mois, pendant plus de 12 ans, y compris lorsque le Canada en assumait la présidence.
Dans ce contexte, la décision de Jean Chrétien en 2003 avait donc de quoi surprendre. Mais ceux qui la louent parce qu’elle a empêché le Canada de participer à l’hécatombe criminelle de la guerre oublient de parler de la première hécatombe, celle des sanctions, à laquelle le Canada a pleinement participé. D’autre part, on ne saurait parler de « décision phare » ou de « tournant majeur » quand on constate que cette décision n’est en rien caractéristique des 10 années de pouvoir de Jean Chrétien, qu’elle a été prise juste avant sa retraite, au terme d’un débat international orageux auquel il n’a pas du tout participé et, finalement, qu’elle n’a en rien déterminé l’évolution subséquente de la politique étrangère canadienne, bien au contraire. En effet, deux ans plus tard, le gouvernement Martin annonçait que les troupes canadiennes assumeraient désormais un rôle de combat à Kandahar et le chef d’état-major canadien, Rick Hillier, déclarait « Nous sommes les Forces canadiennes et notre travail est d’être capable de tuer des gens » !
Au-delà du «non»… la réalité
L’annonce de la non-participation canadienne à cette guerre était, au mieux, une demi-vérité, car le Canada y a participé… de multiples façons, à tel point que l’ambassadeur étasunien, Paul Cellucci, observait publiquement que le Canada y contribuait davantage que la plupart des 46 pays de la « coalition des volontaires ».
Pendant toute la période des sanctions contre l’Irak, des frégates canadiennes avaient participé au blocus maritime contre ce pays, en prenant parfois le commandement. Quand l’invasion de l’Irak a débuté, les frégates canadiennes sont demeurées dans le Golfe, assumant un rôle de protection des navires étasuniens d’où s’élançaient les avions de combat et les missiles de croisière…
D’autre part, dans le cadre de leur formation, de nombreux soldats et officiers canadiens font des stages dans diverses unités de l’armée étasunienne. Or, cette « formation » s’est poursuivie, même lorsque leurs unités ont été déployées en Irak. Des militaires canadiens ont ainsi été impliqués, sur le terrain, dans divers aspects de l’invasion de l’Irak et dans la planification même de la guerre au Central Command étasunien. En 2004, l’actuel chef d’état-major des Forces canadiennes, le brigadier général Walt Natynczyk, s’est même retrouvé second dans la chaîne de commandement de toutes les troupes d’occupation des États-Unis en Irak !
Dans une lettre au Globe Mail, le 5 février 2003, l’ex-ministre fédéral et ex-premier ministre de Terre-Neuve, Brian Tobin, écrit : « Les États-Unis ont besoin de libérer d’importants équipements logistiques et militaires présentement en Afghanistan pour la prochaine campagne en Irak. Le Canada peut – et devrait – offrir de combler le vide. » Une semaine plus tard, Ottawa annonce que le Canada prendra le commandement de la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan (FIAS) avec l’envoi de 2000 militaires.
Une mobilisation populaire planétaire
Dix ans plus tard, nous ne pouvons croire que la décision de Jean Chrétien ait été sans lien avec la formidable mobilisation populaire contre la guerre, que le New York Times présentait alors comme l’émergence d’une nouvelle superpuissance mondiale et que les médias oublient de rappeler aujourd’hui. Or, c’est au Québec – assise importante du Parti libéral du Canada d’alors – que cette opposition s’exprimait le plus fortement en Amérique du Nord, avec des manifestations à répétition qui amenaient simultanément dans les rues plus de 200 000 personnes à Montréal, 25 000 à Québec, 5000 à Alma, etc.
Ces protestations de très grande envergure, au Canada et au Québec, étaient l’expression manifeste, quoique rare, d’une aspiration populaire à une politique étrangère indépendante, réellement fondée sur le respect du droit international plutôt que sur la force. Dans une certaine indifférence maintenant, le Canada évolue, de plus en plus, dans la direction contraire.
Suzanne Loiselle
Raymond Legault
Suzanne Loiselle Raymond Legault – Porte-parole du Collectif Échec à la guerre, une coalition d’organismes créée à l’automne 2002 pour s’opposer à la guerre annoncée contre l’Irak. À la suite d’un séjour en Irak en janvier 2000, ils ont été actifs au sein du Réseau québécois pour la levée des sanctions contre l’Irak.