Le Canada vend ses joyaux économiques
« On ne peut séparer propriété et pouvoir ; on peut simplement les faire changer de mains. »
John Randolph (1773-1833)
« La situation devient sérieuse lorsque l’entreprise n’est plus qu’une bulle d’air dans le tourbillon spéculatif. »
John M. Keynes (1883-1946)
« L’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du publie. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché, mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement, et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. »
Adam Smith (1723-1790)
Le Québec est un géant de l’hydroélectricité, avec une production annuelle moyenne de quelques 34 000 mégawatts. Au-delà de la moitié de l’énergie hydroélectrique au Canada est produite au Québec. C’est dans cette optique que la vente de la société Alcan à des intérêts étrangers est d’une importance particulière.
Alcan est le plus important producteur industriel d’électricité au Québec. Elle a une capitalisation de quelques $ 40 milliards CAN et elle compte quelques 105 000 employés, dont plus de 6 000 au Québec. Mais qui plus est, Alcan doit en grande partie sa position stratégique enviable à des concessions hydroèlectriques que lui a consenties le gouvernement du Québec, sorte de subventions annuellement renouvelables, sous la forme de permis de barrages privés hydroélectriques, à partir desquels Alcan produit de l’électricité à bon marché.
Le 12 juillet, un « cheval blanc », le consortium anglo-australien Rio Tinto, a annoncé son intention de prendre le contrôle de la société canadienne Alcan, avec la bénédiction unanime du conseil d’administration d’Alcan.
Alcan est le troisième producteur mondial de produits en aluminium et le deuxième producteur mondial d’aluminium de première fusion; son siège social (800 employés) est situé jusqu’à nouvel ordre à Montréal (le siège des activités d’emballage et celui des produits usinés est à Paris). En 2003, Alcan s’est portée acquéreur du producteur français Pechiney. Cette offre d’achat de Rio Tinto pour le géant mondial canadien de l’aluminium aide donc Alcan à s’échapper de l’offre d’achat hostile de la société américaine Alcoa, dont l’offre non sollicitée du 7 mai dernier a été jugée insuffisante.
On a une idée de l’importance d’une telle transaction anticipée quand on considère que le dollar canadien gagna un demi cent US sur les marchés des changes suite à l’annonce, reflet de la demande accrue pour la devise canadienne qu’un tel achat provoquera.
En effet, s’ils acceptent l’offre d’achat de quelques $ 40 milliards CAN, les actionnaires actuels (tant canadiens qu’étrangers vendront leurs actions à prix fort), mais les exportateurs canadiens ou les producteurs en concurrence avec les importations, que ce soient les industries agricole ou forestière ou manufacturière, subiront les contre-coups de ces entrées de fonds. Les consommateurs canadiens et les débiteurs nets en monnaies étrangères se réjouiront.
Le dollar canadien carbure présentement avec le prix record pour le pétrole de l’Alberta et la hausse des prix des matières premières, et si la vente de feu des grandes entreprises canadiennes à des intérêts étrangers se poursuit, en plus de faire du Canada une économie de succursales, elle poussera le dollar canadien vers la parité avec le dollar américain beaucoup plus rapidement que prévu ou plus vite que plusieurs ne souhaiteraient.
Mais pourquoi les entreprises étrangères comme Alcoa et Rio Tinto tiennent tant à mettre le grappin sur la société Alcan? En plus d’accroître les risques d’une cartellisation du marché mondial de l’aluminium en faisant de Rio Tinto le plus grand producteur d’aluminium au monde (devant la russe UC Rusal, l’anglo-australienne BHP Billiton et la brésilienne CVRD, etc.), l’absorption d’Alcan par Rio Tinto permet à cette dernière d’acquérir les substantielles concessions hydroélectriques que le Gouvernement du Québec a consenties à Alcan tout au long du 20ième siècle.
En effet, Alcan est le plus important producteur indépendant et le plus grand utilisateur industriel d’hydroélectricité au Québec. C’est un producteur d’aluminium qui produit sa propre énergie électrique grâce à des barrages hydroélectriques et des centrales hydroélectriques qu’elle possède dans la région du Saguenay-Lac- St-Jean, et cela à un prix coûtant minime.
À commencer avec le Gouvernement Taschereau dans les années ’20, les gouvernements successifs du Québec ont concédé quelques 74 000 km carrés de ressources hydrauliques à l’Alcan pour son usage exclusif, en échange de la construction d’usines de raffinerie d’aluminium, à même une alumine qui provient de l’extérieur. —Entre 1926 et la fin des années 1950, Alcan a donc pu construire quelques vingt-sept barrages et ouvrages de régulation et six centrales hydroélectriques au Québec, dont trois en tant que locataire de la rivière Péribonka en vertu d’un bail valide jusqu’à la fin de 2033 (renouvelable jusqu’en 2058). C’est ce qui permet à Alcan de produire annuellement plus de deux milliards de kwh (2 000 mégawatts) d’électricité au Québec seulement.
Alcan est ainsi en mesure de répondre à 90 pour cent des besoins énergétiques de ses alumineries en territoire québécois (l’autre 10 pourcent provient d’un contrat d’achat d’énergie intervenu en 1998 avec Hydro-Québec, laquelle entente s’étend jusqu’en 2023). —Quand elle a des surplus énergétiques, Alcan les vend à Hydro-Québec, qui s’en sert alors en partie pour ses exportations d’électricité vers les États-Unis.
Alcan est donc une sorte d’Hydro-Québec privée, une sorte d’état dans l’état, de sorte que lorsque Alcan est vendue à des intérêts étrangers, c’est aussi une partie du Québec qui est vendue à l’étranger. C’est une raison de prêter une attention particulière à cette prise de contrôle d’Alcan par une société étrangère comme Rio Tinto.
Je ne doute pas que Rio Tinto respectera les conditions que le Gouvernement du Québec a imposées à Alcan en contre-partie des concessions de tout ordre que cette dernière a reçues dans le passé. Mais c’est de l’avenir dont il s’agit lorsqu’on soulève des préoccupations légitimes, surtout en ce qui concerne l’importance réelle du siège social de la nouvelle filiale Rio Tinto-Alcan et des projets futurs d’expansion de cette filiale.
D’entrée de jeu, disons que Rio Tinto n’est pas à l’abri des pressions pour centraliser ses opérations mondiales. Ainsi, l’an dernier, elle a fermé le siège social de sa division Rio Tinto Iron & Titanium (RTIT) de Montréal et l’a déplacé vers le Royaume-Uni. Cette fois-ci, elle promet que le siège social de sa nouvelle filiale Rio Tinto-Alcan demeurera à Montréal. Pour cinq ou dix ans, ce sera sans doute le cas. Mais, comme c’est arrivé avec le siège social de la Banque Royale qui est toujours techniquement à Montréal, mais dont la plupart des activités vitales ont été transférées à Toronto, laissant derrière une coquille vide, on peut craindre que des services de gestion s’y prêtant soient peu à peu concentrés à Londres afin de rencontrer les critères élevés de rentabilité de Rio Tinto. —C’est le privilège d’un propriétaire.
Ceci m’incite à dévoiler le fait suivant. En 1979, alors que j’étais ministre de l’Industrie et du Commerce, j’avais anticipé ce qui se produit aujourd’hui, à savoir que tôt ou tard, une société étrangère verrait à son avantage financier de mette la main sur le joyau industriel qu’est Alcan afin de devenir le producteur mondial d’aluminium le plus concurrentiel au monde. Afin de préserver le bien commun de tous les citoyens du Québec, je m’étais entendu avec les trois grands de la finance québécoise, soit la Banque Nationale alors dirigée par Germain Perreault, le Mouvement Desjardins, alors dirigé par Alfred Rouleau et la Caisse de Dépôt et Placement, alors dirigée par Marcel Casavant, pour mettre sur pied, en collaboration avec le Gouvernement du Québec, une Banque d’Affaires Québécoise, dont la vocation première devait être de garder le contrôle de grandes entreprises rentables et stratégiques pour le développement économique futur du Québec. Le Premier Ministre René Lévesque était d’accord et il annonça formellement dans son Discours Inaugural du 6 mars 1979 ce qui suit:
Le Gouvernement du Québec entend « bientôt mettre en place de nouveaux mécanismes de financement pour les projets québécois d’investissement industriel et commercial. »
J’ai fait allusion dans mon livre « Le Québec en Crise » (pp 216-217) à cette épisode de l’histoire du Québec. Lorsque des oppositions au projet de création d’une Banque d’Affaires Québécoise venant de l’intérieur même du gouvernement firent en sorte de torpiller le projet, je n’eus guère d’autre choix que de quitter le gouvernement. Et le Québec est toujours très vulnérable devant le danger de perdre ses principaux leviers économiques, surtout dans le domaine des ressources naturelles, mais dans quelques années se sera aussi dans le domaine bancaire, et dans d’autres secteurs névralgiques.
— Le « Maitres chez nous » du Premier Ministre Jean Lesage du début de la Révolution tranquille semble bien loin. Il faudrait peut-être mieux parler de Démission tranquille.
Rodrigue Tremblay, 13 juillet 2007.
Lire des extraits du prochain livre du professeur Tremblay: « The Code for Global Ethics »
http://www.TheCodeForGlobalEthics.com
Rodrigue Tremblay est professeur émérite de sciences économiques à l’Université de Montréal et peut être rejoint à l’adresse suivante: [email protected]