Print

Le chaînon manquant du vol d’organe en Israël
Par Jonathan Cook
Mondialisation.ca, 09 septembre 2009
Counterpunch 9 septembre 2009
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/le-cha-non-manquant-du-vol-d-organe-en-isra-l/15122

Le tapage des dirigeants d’Israël [1] sur l’article publié dans un journal suédois le mois dernier [2], suggérant que l’armée israélienne a aidé à dépouiller les Palestiniens de leurs organes, a détourné l’attention des allégations inquiétantes des familles palestiniennes concernées par l’affirmation centrale de l’article.

Les craintes des familles, sur le fait que leurs parents tués par l’armée israélienne ont eu des parties prélevées lors d’autopsies non autorisées pratiquées en Israël, ont été éclipsées par l’accusation d’« appel au meurtre » contre le journaliste Donald Bostrom et le journal Aftonbladet, ainsi que le gouvernement et le peuple suédois.

Je n’ai aucune opinion sur la véracité de cette histoire. Comme la plupart des journalistes travaillant en Israël et en Palestine, j’ai entendu ce genre de rumeurs auparavant. Jusqu’à ce que Bostrom écrive son article, aucun journaliste occidental, autant que je sache, n’a enquêté sur cela. Après tant d’années, les journalistes supposaient qu’il y avait peu d’espoir de trouver des preuves, sauf en déterrant littéralement les cadavres. Sans doute, les accusations inévitables d’antisémitisme contre de pareils articles agissent aussi comme un puissant moyen de dissuasion.

Ce qui est frappant dans cette histoire, c’est que les familles faisant ces affirmations n’ont eu aucune audience à la fin des années 80 et au début des années 90, pendant la première Intifada, au moment où la plupart des rapports sont tombés, et qu’aujourd’hui elles se voient toujours refuser le droit d’exprimer leurs inquiétudes.

La susceptibilité d’Israël envers l’allégation de vol d’organes ou la « moisson, » comme qualifient cette pratique de nombreux observateurs, semble l’emporter sur l’angoisse réelle des familles au sujet des éventuels abus envers leurs proches.

Bostrom a été très critiquée pour la fragilité des preuves produites à l’appui de son récit incendiaire. Certes, il y a beaucoup à critiquer dans son article et dans sa présentation par le journal.

Plus important encore, Bostrom et Aftonbladet se sont exposés à l’accusation d’antisémitisme, du moins des responsables israéliens désireux de semer le désordre, à cause d’une grave erreur de jugement.

Ils ont brouillé les pistes en essayant de faire un lien ténu entre les allégations des familles palestiniennes sur le vol d’organe lors d’autopsies non autorisées et des révélations complètement indépendantes sur un groupe de Juifs étasuniens arrêtés ce mois-ci pour blanchiment d’argent et trafic d’organes. [3]

En faisant ce lien, Bostrom et Aftonbladet ont suggéré que le problème du vol d’organes est banal alors qu’ils n’ont fourni que des exemples de ce genre d’affaire du début des années 90. Ils ont aussi sous-entendu, que ce soit intentionnellement ou non, que les abus qui auraient été commis par l’armée israélienne pouvaient en quelque sorte être extrapolés plus généralement aux Juifs.

Le journaliste suédois aurait dû au contraire se focaliser sur la question pertinente soulevée par les familles, sur pourquoi l’armée israélienne qui, de son propre aveu, a emporté les corps de dizaines de Palestiniens tués par ses soldats, a permis de les autopsier sans le consentement des familles, puis a rendu les corps pour les enterrer lors de cérémonies tenues sous haute sécurité.

L’article de Bostrom a mis en lumière le cas d’un Palestinien de 19 ans, Bilal Ahmed Ghanan, du village de Imatin, au nord de la Cisjordanie, qui fut tué en 1992. Une photo choquante du corps recousu de Bilal accompagnait l’article. [4]

Bostrom a déclaré aux médias israéliens qu’il connaît au moins 20 cas de familles affirmant que les corps de leurs proches ont été renvoyés avec des parties manquantes [5], bien qu’il ne dise pas si l’un de ces incidents allégués est arrivé plus récemment.

En 1992, l’année en question, Bostrom dit que l’armée israélienne a admis avoir emporté pour autopsie 69 des 133 Palestiniens morts de causes non naturelles. L’armée n’a pas nié cette partie de son article.

Une question légitime des familles relayée par Bostrom est : pourquoi l’armée veut-elle pratiquer des autopsies ? Sauf s’il peut être démontré que l’armée avait l’intention de conduire des enquêtes sur leur mort, et il n’y a apparemment rien qui suggère cela, les autopsies étaient inutiles.

En fait, elles étaient plus qu’inutiles. Elles allaient à l’encontre du but recherché, si l’on suppose que l’armée n’a aucun intérêt à rassembler des preuves qui pourraient servir dans le future à poursuivre ses soldats pour crimes de guerre. Israël a de longs antécédents d’enquêtes bloquées sur des morts palestiniens entre les mains de ses soldats, et a continué cette tradition ignoble dans le sillage de sa dernière attaque contre Gaza.

Il y a une préoccupation encore plus grande des familles palestiniennes. C’est le fait que, à peu près au moment où le corps de leurs proches ont été très rapidement emportés par l’armée pour l’autopsie, le seul établissement en Israël qui pratique ces autopsies, Abou Kabir, près de Tel-Aviv, était de façon quasi certaine au centre d’un commerce d’organes qui devint plus tard un scandale en Israël.

Tout aussi inquiétant, le médecin à l’origine des vols de parties de corps, le professeur Yehuda Hiss, nommé directeur de l’institut Abu Kabir dans les années 80, n’a jamais été emprisonné malgré qu’il ait reconnu le vol d’organes, et il est toujours médecin légiste en chef de l’État à l’institut.

Hiss était en charge de l’autopsie des Palestiniens quand Bostrom écoutait les affirmations des familles en 1992. Hiss a ensuite fait l’objet d’une enquête à deux reprises, en 2002 et 2005, sur le vol à grande échelle de parties de corps.

Les allégations sur le commerce d’organes illicite de Hiss furent révélées en 2000 par des journalistes d’investigation du journal Yediot Aharonot. Ils signalèrent qu’il avait des « listes de prix » de parties de corps et qu’il vendait surtout à des universités israéliennes et à des écoles de médecine. [6]

Apparemment, sans se laisser décourager par ces révélations, Hiss avait encore tout un assortiment de parties du corps en sa possession à Abou Kabir, quand les tribunaux israéliens ordonnèrent une perquisition en 2002. Israel National News signala à l’époque : « Au cours des dernières années, les patrons de l’Institut semblent avoir donné sans permission des milliers d’organes pour la recherche, tout en maintenant un « entrepôt » d’organes à Abou Kabir. » [7]

Sans nier le vol d’organes, Hiss admet que les parties de corps appartenaient à des soldats tués au combat et remis aux instituts médicaux et aux hôpitaux dans l’intérêt de la recherche. On comprend, cependant, que les familles palestiniennes ont peu de chances de se satisfaire de l’explication de Hiss. Si les souhaits des familles de soldats ont été méprisés par Hiss, pourquoi n’en serait-il pas non plus de même avec les souhaits des familles palestiniennes ?

Hiss fut autorisé à continuer en tant que directeur d’Abou Kabir jusqu’à 2005, quand des allégations sur un commerce d’organes refit surface. À cette occasion, Hiss admit avoir prélevé des parties de 125 corps sans autorisation. Suite à un arrangement entre la défense et l’État, le procureur général décida de ne pas porter d’accusations criminelles et Hiss ne reçut qu’un blâme. [8] Il continua comme médecin légiste en chef à Abou Kabir.

Comme le souligne Bostrom, il convient aussi de noter que, dans le début des années 90, Israël souffrait d’une grave pénurie de donneurs d’organes dans la mesure où Ehud Olmert, ministre de la Santé à l’époque, a lancé une campagne publique pour encourager les Israéliens à se manifester.

Cela fournit une explication possible aux actions de Hiss. Il pourrait avoir agi pour aider à combler la pénurie.

Compte tenu des faits connus, on doit au moins soupçonner très fortement que Hiss a prélevé des organes sans autorisation sur quelques Palestiniens qu’il autopsiait. Tant cette question que le rôle éventuel de l’armée lui fournissant des cadavres, doit faire l’objet d’une enquête.

Hiss est aussi impliqué dans un autre scandale non résolu et qui a tenu très longtemps l’affiche, lors des premières années d’Israël, dans les années 50, quand les enfants des nouveaux immigrants yéménites juifs furent adoptés par des couples ashkénazes, après que, presque toujours après admission à l’hôpital, on a dit à leurs parents que leur enfant était mort. [9]

Après une tentative initiale d’étouffement de l’affaire, les parents yéménites continuèrent à insister pour avoir des réponses de l’État, et obligèrent les autorités à rouvrir les dossiers. [8] Les familles palestiniennes ne méritent rien de moins.

Toutefois, contrairement aux parents yéménites, leurs chances d’obtenir quelque enquête, transparente ou non, semble presque sans espoir.

Quand les demandes de justice des Palestiniens ne sont pas soutenues par des enquêtes de journalistes ou par les protestations de la communauté internationale, Israël peut les ignorer sans risque.

Il vaut la peine de rappeler dans ce contexte le refrain incessant du camp de la paix d’Israël, selon lequel l’occupation implacable de quarante ans de la Palestine a profondément corrompu la société israélienne.

Quand l’armée jouit de la force sans devoir rendre compte, comment sait-on, les Palestiniens ou nous, que les soldats sont autorisés à s’en tirer sous couvert d’occupation ? Que sont les mesures en place pour prévenir les abus ? Et qui s’en occupe quand ils commettent des crimes ?

De même, quand des politiciens israéliens se permettent de crier « appel au meurtre » ou « antisémitisme » quand ils sont critiqués, de compromettre la réputation de ceux qu’ils accusent, quel intérêt auraient-ils d’ouvrir une enquête qui pourrait leur nuire ou faire du tort aux institutions qu’ils supervisent ? Quelle raison auraient-ils d’être honnêtes quand ils peuvent forcer au silence un critique, sans le moindre coût pour eux-mêmes ?

C’est la signification de l’expression « Le pouvoir corrompt. » Les politiciens et les soldats israéliens, ainsi qu’au moins un médecin légiste, ont manifestement beaucoup trop de pouvoir, surtout sur les Palestiniens sous occupation.

 

Article original en anglais, Counterpunch, The Missing Link in Israeli Organ Theft?, publié le 7 septembre 2009.

Traduction : Pétrus Lombard.

Références

[1] www.haaretz.com/hasen/spages/1109437.html

[2] www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=8390&lg=en

[3] www.slate.com/id/2223559/

[4] www.aftonbladet.se/kultur/article5652583.ab

[5] www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3766093,00.html

[6] www.pubmedcentral.nih.gov/articlerender.fcgi?artid=1173179

[7] www.israelfaxx.com/webarchive/2002/01/2fax0104.html

[8] www.israelnationalnews.com/News/News.aspx/90518

[9] www.independent.co.uk/news/world/israel-seeks-lost-children-of-yemen-exodus-1318037.html

Jonathan Cook est écrivain et journaliste à Nazareth, en Israël. Ses derniers livres sont « Israel and the Clash of Civilisations: Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East » (Pluto Press) et « Disappearing Palestine: Israel’s Experiments in Human Despair » (Zed Books). Son site Internet est www.jkcook.net.

Avis de non-responsabilité: Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.