Le choc chypriote

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Le plan imaginé par l’Eurogroupe pour Chypre témoigne de la violence des politiques européennes et de la capacité des dirigeants européens à aggraver la crise qu’ils sont censés gérer. Ils n’ont pas hésité à remettre en cause leur respect de la propriété privée, en l’occurrence leur engagement à garantir les dépôts bancaires jusqu’à 100.000 euros, au nom d’un principe supérieur : faire payer aux citoyens la facture de la crise. Ils se trouvaient dans le cas de Chypre face à un petit pays (0,2 % du PIB européen) mais qui avait besoin, pour recapitaliser ses banques |1|, d’une « aide » de 15,8 milliards d’euros, à peu près équivalente à son PIB annuel.

Cela s’explique par la taille énorme des actifs bancaires de Chypre : 150 milliards d’euros, soit près de 9 fois le PIB. Elle illustre le rôle de plaque tournante pour les investissements russes « round-cycling » qui ne font que transiter par Chypre pour être réinvestis en Russie : ainsi, plus de 50 % des investissements dans l’immobilier russe viennent de Chypre, qui est le deuxième investisseur étranger en Russie.

Le plan initial prévoyait une aide de 10 milliards d’euros, conditionnée à un prélèvement de 5,8 milliards sur les dépôts se répartissant ainsi : 2 milliards sur les dépôts en dessous de 100.000 euros et 3,8 milliards au-dessus. Ses effets auraient été catastrophiques, avec une énorme ponction sur le pouvoir d’achat mais son annonce a suffit à déclencher une panique bancaire et un bras de fer entre la Russie et l’Union européenne. La pression populaire a heureusement conduit au refus de ce plan, mais le mal est fait et les conséquences sont difficiles à prévoir : un effet en retour sur la situation grecque, voire espagnole, n’est pas exclu, puisque dorénavant une ponction directe sur les dépôts est entrée dans le domaine du possible.

Carte de Chypre © Inprecor/JR

La vraie question est de savoir ce qu’il aurait fallu faire. L’idée de faire payer les oligarques russes est paradoxalement subversive, puisque les institutions européennes légitiment un projet consistant à faire payer la crise à ceux qui ont profité du capitalisme financier |2| et non au peuple qui n’est en rien responsable de la crise |3|. On pouvait recueillir la même somme en prélevant 15 % (et non 9,9 %) sur les seuls dépôts supérieurs à 100.000 euros. Cela impliquait à terme l’abandon du statut de « paradis bancaire » de Chypre, mais le pays pourrait se recentrer sur ses autres ressources, notamment les réserves de pétrole et de gaz récemment découvertes, et assainir en partie sa situation financière.

Les dirigeants européens faisaient preuve ces temps derniers d’un optimisme obscène en affirmant que la crise des dettes était dorénavant sous contrôle, oubliant le prix à payer pour « rassurer » les marchés financiers, à savoir le saccage de pays entiers, et en particulier de la Grèce. Mais le choc chypriote montre que rien n’est terminé et que la troïka est prête à pousser jusqu’à l’absurde la violence de ses politiques. La leçon à en tirer est double : que seules les résistances sociales peuvent répondre à cette violence et que les occasions de mobilisation n’ont pas disparu. Mais elles ont besoin de s’appuyer sur une alternative radicale qui passe parl’annulation des dettes illégitimes, la taxation des revenus du capital —seulement 10 % à Chypre ! |4| —, la socialisation des banques et à l’échelle européenne une logique de solidarité. Chypre pourrait donner l’exemple, non pas par une sortie de l’euro qui ne règlerait rien, mais plutôt par des mesures de rupture en ce sens, allant jusqu’à l’émission directe de monnaie par la Banque centrale.

 

Notes

|1| Stavros Tombazos, annonçant en juin 2012 la crise chypriote à venir, écrivait : « En 2009 et en 2010, les deux grandes banques privées de Chypre, Bank of Cyprus et Marfin-Laiki ont massivement spéculé sur les titres de la dette publique grecque. Les taux d’intérêts, élevés à cause de la spéculation internationale contre la Grèce, rendaient les titres publics de sa dette particulièrement attrayants (notamment sur le marché secondaire). Les banques chypriotes en ont acheté pour une valeur supérieure à 5 milliards, une valeur qui représente plus de 25 % du PIB chypriote, estimé à 18 milliards pour 2012. » (http://cadtm.org/Chypre-une-nouvell…). La Deutsche Bank, entre autres, a ainsi pu se débarrasser de ses titres de la dette grecque pour les revendre à bon prix aux banques de Chypre.

|2| C’est également le symptôme de la gravité de la crise du capitalisme et de la sauvagerie de la concurrence au sein de la classe dominante : pour la première fois les oligarques russes, « nouveaux riches », ne sont pas traités de la même manière que les « riches anciennement établis »…

|3| En échange d’un prêt de 10 milliards d’euros (9 milliards de la zone euro, via le Mécanisme européen de stabilité, et 1 milliard du FMI), la troïka impose ses recommandations habituelles : allongement de la durée du travail en repoussant l’âge de départ à la retraite de deux ans ; réduction de 4.500 fonctionnaires jusqu’en 2016 ; gel des pensions retraites et salaires jusqu’en 2016 ; augmentation de 17 % à 19 % de la TVA à raison d’un point en plus par an en 2013 et en 2014 (le taux réduit de TVA augmentera de 8 % à 9 %) ; augmentation des impôts/taxes sur le tabac, l’alcool, l’énergie, les transports et l’essence ; coupes claires dans l’éducation et la santé… Il vaut la peine de noter que le montant prêté par la troïka équivaut à la fortune détenue par le milliardaire chypriote John Fredriksen (11,5 milliards de dollars selon Forbes).

|4| Le taux d’imposition des entreprises étrangères était de 10 % et de 19 % pour les entreprises chypriotes en 2000. Lors de l’adhésion de Chypre à l’Union européenne, ne pouvant maintenir des taux d’imposition différents selon la nationalité des entreprises, le gouvernement l’a « harmonisé » en diminuant le taux d’imposition des entreprises chypriotes. Maintenant ce taux devrait monter à 12,5 % pour être aligné sur celui pratiqué en Irlande.

Michael Husson

Michel Husson, économiste, ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale), qu’il a quittée en 2007, est membre de la Fondation Copernic et du Conseil scientifique d’ATTAC. Il a publié récemment : Salaire et compétitivité — Pour un vrai débat (avec Reginald Savage, GRESEA, Bruxelles 2013) et Le capitalisme en 10 leçons — Petit cours illustré d’économie hétérodoxe (La Découverte, coll. Zones, 2012). Cet article a été d’abord publié en grec en mars 2013 par « I Epoki ». Les notes sont de la rédaction d’Inprecor.



Articles Par : Michel Husson

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