Le combat contre les géants de l’aquaculture
Dans le monde entier, des communautés de pêche se battent pour mettre fin à l’élevage industriel de crevettes et de poissons. Elles affirment que ces élevages sont toxiques pour leurs territoires et que la relance de la pêche des espèces sauvages et l’aquaculture durable à petite échelle sont mieux à même de satisfaire les besoins alimentaires mondiaux. Mais elles se heurtent à de puissants adversaires. La filière de l’aquaculture industrielle pèse 300 milliards de dollars des États-Unis et est contrôlée par de grandes multinationales et de puissants hommes d’affaires locaux. Avec le soutien des gouvernements, ces acteurs économiques agissent de manière agressive non seulement pour maintenir leurs entreprises à flot, mais aussi pour étendre leur production à de nouveaux territoires.
Deux croissances, deux récits
Si vous ouvrez un quelconque rapport récent sur l’aquaculture, il y a de fortes chances qu’il commence par quelques phrases sur la croissance spectaculaire du secteur au cours des dernières décennies. Les chiffres sont en effet impressionnants. La production mondiale du secteur a triplé depuis le début du siècle et, pour la première fois dans l’histoire, les produits de la mer consommés par les populations proviennent plus de l’aquaculture que de la pêche[1].
Graphique 1 : Production mondiale d’animaux aquatiques par la pêche et l’aquaculture, 1980-2032[2]
Les entreprises aquacoles et les agences telles que l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) mettent en avant cette forte courbe de croissance (et la stagnation de la pêche sauvage) comme preuve de l’importance de l’aquaculture pour la sécurité alimentaire mondiale. Selon elles, ce n’est qu’en investissant davantage dans l’aquaculture que nous pourrons répondre aux besoins croissants de la planète en produits de la mer[3].
Mais cette approche globale de l’aquaculture est trompeuse. Derrière ces chiffres impressionnants se cachent deux récits distincts sur la croissance, avec des résultats très différents pour la sécurité alimentaire.
L’un de ces récits porte sur la Chine, qui représente plus de la moitié de la production aquacole mondiale. Aucun autre pays n’a connu une croissance comparable depuis les années 1980, quand le gouvernement chinois a mis en œuvre des programmes et des politiques visant à encourager l’aquaculture en tant que stratégie de sécurité alimentaire et de subsistance[4].
Il est essentiel de comprendre que la croissance de la Chine repose presque entièrement sur l’élevage à petite échelle de carpes d’eau douce à l’intérieur des terres et sur des systèmes d’élevage semi-sauvages de mollusques (palourdes, huîtres, coquilles Saint-Jacques, etc.) le long des côtes. Il s’agit d’espèces robustes qui sont élevées de longue date dans le pays. Elles ne nécessitent que peu, voire pas du tout, d’alimentation externe ou d’autres intrants. Dans le cas des carpes, leur élevage se fait généralement avec d’autres poissons et d’autres cultures et productions animales[5].
La production de poissons et fruits de mer a été multipliée par 40, ce qui a profité à des millions de membres des communautés d’élevage et de pêche en Chine et a fourni aux consommateurs et consommatrices des zones urbaines et rurales une source de protéines abondante et abordable. La consommation de produits de la mer par habitant en Chine est passée d’environ 3 kg par an au milieu des années 1980 à environ 20-40 kg aujourd’hui, dont près des trois quarts proviennent de l’aquaculture[6]. Il ne fait aucun doute que la croissance de cette forme d’aquaculture à faible consommation d’intrants, en Chine et ailleurs, a apporté une contribution considérable à la sécurité alimentaire mondiale au cours des dernières décennies, avec relativement peu d’impacts négatifs et d’émissions de gaz à effet de serre[7].
L’autre récit de croissance commence également dans les années 1980, quand des entreprises et des gouvernements ont réussi à développer des races de crevettes, de saumons et de quelques autres espèces « à forte valeur ajoutée » qui pouvaient être élevées en cage et dans des installations industrielles de monoculture. Contrairement aux élevages chinois de carpes et de mollusques, ces fermes industrielles nécessitent d’importants volumes d’aliments commerciaux, ainsi que des quantités élevées d’antibiotiques, de pesticides, de désinfectants et d’autres produits chimiques pour éviter l’apparition de maladies. Elles produisent pour l’exportation et les chaînes de supermarchés, et non pour les marchés locaux, et emploient une main-d’œuvre fortement exploitée. Enfin, elles sont sous la coupe des multinationales, et échappent aux communautés de pêche artisanale, soit parce que les entreprises possèdent les fermes aquacoles elles-mêmes, soit parce qu’elles contrôlent la génétique et l’approvisionnement en intrants.
Ce deuxième récit de croissance a eu des effets plus négatifs que positifs sur la sécurité alimentaire. Prenons l’exemple de l’essor de l’élevage industriel de daurades et de bars au large des côtes turques au cours des deux dernières décennies. La production industrielle de poissons d’élevage a certes quadruplé, mais les trois quarts sont destinés aux restaurants et aux supermarchés d’Europe. Dans le même temps, les Turcs, qui consomment la même quantité de produits de la mer qu’il y a 20 ans, ont du mal à se procurer des anchois et d’autres petits poissons sauvages qui sont traditionnellement importants dans leur régime alimentaire. Les fermes piscicoles prélèvent les petits poissons des eaux turques et les transforment en farine. Aujourd’hui, il reste si peu de petits poissons dans les eaux turques que les entreprises d’aquaculture les pêchent au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest, où les stocks de petits poissons sont également en déclin rapide et où les populations locales et les communautés de pêche ont du mal à accéder aux petits poissons dont elles dépendent[8].
Sea Granary est n°1 en Chine, avec une production annuelle de 1000 tonnes de saumon atlantique. La cage mesure 35,9 mètres de haut sur 89 mètres de long. @Wanzefeng Group
Dans le monde, chaque année, plus de 12 millions de tonnes de poissons sauvages (15 % de l’ensemble des prises sauvages) sont broyés et transformés en farine ou en huile et utilisés pour nourrir les poissons et les crevettes des élevages industriels[9]. Une étude récente estime que les fermes aquacoles industrielles utilisent jusqu’à 6 kg de poissons sauvages pour produire 1 kg de saumon et 1,5 kg de poissons sauvages pour produire 1 kg de crevettes. Cette demande n’est pas soutenable et entraîne déjà une baisse critique des stocks de poissons sauvages, qui ne fera qu’empirer avec le changement climatique[10].
La plupart de ces poissons sauvages sont prélevés dans les zones de pêche traditionnelles au large des côtes des pays du Sud global, où ils pourraient autrement apporter une source d’alimentation nutritive et bon marché aux populations locales et une source de revenus aux marchand·es (principalement des femmes)[11]. L’utilisation de poissons d’Afrique de l’Ouest pour alimenter les élevages industriels détourne ce qui devrait normalement assurer la subsistance de 33 millions de personnes chaque année dans la région[12]. Par ailleurs, une grande partie des éléments nutritifs sont perdus en cours de route : les poissons d’élevage retiennent moins de la moitié des minéraux et acides gras essentiels présents dans les poissons sauvages qu’ils consomment[13]. Dans le même temps, les émissions de gaz à effet de serre augmentent : la production d’un kilo de saumon génère au moins 15 fois plus d’émissions que la production d’un kilo de petits poissons utilisés pour nourrir le saumon[14].
En termes de sécurité alimentaire, l’équation est encore plus incertaine si l’on tient compte du nombre croissant d’épisodes de mortalité massive dus à des épidémies dans les fermes aquacoles industrielles. La Norvège, premier producteur mondial de saumon d’élevage, a ainsi perdu 17 % de sa production en 2023 à la suite d’une épidémie soudaine. Les scientifiques estiment qu’à l’échelle mondiale, près d’un milliard de saumons d’élevage sont morts à la suite d’épidémies dans les grandes fermes piscicoles ces dix dernières années, et que la situation empire en raison du changement climatique et de l’augmentation de la taille des élevages[15].
Il faut signaler également la destruction des sources d’alimentation locales par les élevages eux-mêmes. Les multinationales construisent leurs fermes aquacoles précisément dans les zones utilisées depuis longtemps par les communautés de pêche traditionnelles : des zones offrant une bonne circulation de l’eau, une vie marine abondante et la proximité de ports. Elles construisent également des élevages de crevettes dans des zones côtières dotées de mangroves et d’un accès à l’eau d’irrigation, c’est-à-dire les mêmes zones que celles utilisées pour la pêche artisanale, l’aquaculture et l’agriculture à petite échelle[16]. En conséquence, les fermes industrielles ne se contentent pas de supprimer l’accès à l’eau et aux terres utilisées pour la pêche et la production alimentaire, mais elles menacent également ces ressources par la pollution, les maladies et les fuites de poissons.
Quelques exemples :
- En Norvège et sur la côte ouest du Canada, les fuites de saumons d’élevage et les infestations chroniques de « poux de mer » et de maladies dans les fermes salmonicoles industrielles surpeuplées ont dévasté les populations de saumons sauvages qui sont essentielles aux systèmes alimentaires des communautés autochtones locales[17].
- Les fermes salmonicoles industrielles de l’archipel de Chiloé, au Chili, ont entraîné une réduction considérable de la vie marine, autrefois abondante dans la région, et coupé les communautés locales de leurs zones de pêche traditionnelles[18].
- Le long des côtes de l’Andhra Pradesh et du Tamil Nadu, en Inde, l’élevage industriel de crevettes a détruit les zones de pêche des communautés locales en polluant les eaux avec des antibiotiques et des produits chimiques. Ces installations ont également envahi et empoisonné les terres que les communautés utilisaient pour cultiver du riz, des noix de coco, des fruits et des légumes ou pour faire paître leurs animaux, et elles entravent leur accès à l’eau potable[19].
- En Équateur, l’industrie de la crevette a détruit environ 70 % des mangroves du pays, ce qui a eu de graves répercussions sur l’alimentation d’environ 100 000 familles qui dépendent de la pêche traditionnelle, ainsi que de la récolte de coquillages et de la pêche des crabes[20].
Les « gros poissons » de l’aquaculture industrielle
Si la sécurité alimentaire était vraiment la préoccupation majeure dans cette affaire, les gouvernements et les entreprises soutiendraient l’aquaculture à petite échelle et à faible niveau d’intrants. Mais ce n’est pas le cas. Au cours des dix dernières années, l’aquaculture industrielle a connu une croissance beaucoup plus rapide[21]. C’est elle qui reçoit l’essentiel des financements et des mesures de soutien politique[22]. Cela montre comment les entreprises et les élites locales contrôlent l’élaboration des politiques en matière d’alimentation et de pêche, puisqu’elles sont les seules à en tirer des avantages tangibles.
Des ouvriers et ouvrières dans une usine de transformation de fruits de mer dans la province de Can Tho (Vietnam), juin 2007. Creative Commons © ILO
Comme pour la viande industrielle, l’aquaculture industrielle consiste à alimenter un marché mondial de produits de base, dans lequel les denrées quittent les zones de production les moins chères pour être acheminées là où elles peuvent être vendues au prix fort. Les bénéfices sont extraits là où le niveau de concentration des entreprises est le plus élevé, en l’occurrence en amont, avec les intrants (aliments pour animaux, semences, produits chimiques, produits pharmaceutiques) et en aval, avec la vente au détail. À tous les autres stades de la filière, les marges bénéficiaires sont infimes, voire inexistantes.
Ainsi, les entreprises d’aliments pour crevettes et les détaillants des marchés d’importation, comme Walmart, peuvent réaliser des marges bénéficiaires allant jusqu’à 40 %, tandis que la plupart des élevages et installations de transformation de crevettes de pays comme le Vietnam et l’Indonésie s’en sortent à peine[23]. Pour faire face à cette situation, de nombreux transformateurs exploitent d’autant plus leur main d’œuvre. Les usines de transformation de crevettes en Asie font généralement appel à des recruteurs pour embaucher des femmes migrantes qui subissent alors harcèlement et abus sexuels généralisés, conditions de travail dangereuses et insalubres, salaires de misère, longues journées de travail, anti-syndicalisme et servitude pour dettes[24]. La situation n’est guère différente dans l’industrie du saumon. Des enquêtes menées dans des usines de transformation au Canada et au Chili montrent en effet que les entreprises ont là aussi recours à une main d’œuvre composée de migrant·es qui travaillent de longues journées pour de faibles salaires et subissent harcèlement, logements surpeuplés et conditions de travail dangereuses. Gustavo Cortés Solis, un ouvrier et représentant syndical chilien du secteur du saumon, parle d’une « nouvelle forme d’esclavage » dans laquelle les entreprises sont en mesure d’imposer des conditions de travail pénibles en utilisant les travailleurs et travailleuses en sous-traitance et en employant des tactiques telles que des faux syndicats et des menaces de licenciement pour affaiblir l’organisation syndicale[25].
Au niveau des fermes aquacoles, l’augmentation du coût des intrants et la faiblesse du prix des crevettes et du poisson, combinées à la vulnérabilité des élevages face aux épidémies, obligent de nombreux producteurs et productrices à jeter l’éponge. Cela permet à des acteurs plus importants de racheter les fermes qui dégagent peu ou pas de bénéfices. Les fermes deviennent de plus en plus grandes, et une part de plus en plus importante de l’élevage se retrouve entre les mains d’une alliance de familles locales fortunées et de sociétés étrangères qui possèdent des fermes dans différentes zones géographiques, ainsi que leurs propres activités d’alimentation, de reproduction, d’écloserie et de transformation. Certaines de ces entreprises se sont développées jusqu’à posséder leurs propres flottes de pêche et usines qui approvisionnent leurs usines d’alimentation en farine et en huile de poisson[26]. (Voir le Tableau 1. Les 15 plus grandes entreprises d’aquaculture).
L’élevage du saumon, une industrie jadis fragmentée et relativement limitée à l’échelle nationale, est aujourd’hui dominé par dix entreprises qui contrôlent plus de la moitié de la production mondiale[27]. Plusieurs de ces entreprises sont désormais détenues en totalité ou en partie par des géants de l’agroalimentaire tels que Cargill, JBS, Mitsubishi, Mitsui et Agrosuper (le plus grand groupe agroalimentaire du Chili). L’une d’entre elles, la société privée canadienne Cooke Seafood, vient de racheter la plus grande entreprise de pêche du Pérou, Copeinca. Cooke, quatrième éleveur de saumon au monde, est ainsi devenu propriétaire du premier producteur mondial de farine de poisson[28].
La situation est similaire pour les crevettes. En Inde, l’ensemble de l’industrie de la crevette, de l’élevage à la transformation, a toujours été contrôlé par des familles fortunées, principalement extérieures aux communautés[29]. Mais au fil des ans, le pouvoir s’est concentré entre les mains d’un nombre réduit d’acteurs indiens, de plus en plus souvent alliés à des sociétés étrangères[30]. Avanti Feeds, par exemple, une entreprise fondée et contrôlée par le milliardaire Alluri Indra Kumar, est devenue la plus grande entreprise d’aliments pour crevettes du pays (avec une part de marché de 50 %) et l’un de ses plus grands exportateurs de crevettes, en plaçant des actions sur le marché boursier et en vendant un quart de l’entreprise et la moitié de son unité de transformation pour l’exportation au géant thaïlandais des produits de la mer Thai Union.
Le géant de la viande et de la vente au détail Charoen Pokphand (CP), autre conglomérat thaïlandais, est non seulement le plus grand acteur de l’industrie aquacole thaïlandaise, mais occupe une position dominante dans toute l’Asie du Sud-Est. En Indonésie, CP possède 70 000 hectares de fermes aquacoles, produit un quart de toutes les crevettes du pays et est le plus grand fournisseur d’aliments pour crevettes à d’autres fermes[31]. En Chine, CP et trois entreprises nationales d’alimentation animale – Tongwei, Haid et Evergreen – dominent l’industrie chinoise de la crevette, qui n’est dépassée en taille que par l’Équateur. En 2009, une épidémie massive a décimé une grande partie des petits élevages en étang, qui représentaient la majeure partie de la production du pays. Suite à cela, les sociétés d’alimentation animale ont favorisé l’émergence d’une nouvelle vague de riches éleveurs de crevettes, qui ont acheté de vastes terrains et installé des centaines de milliers d’élevages en serre, fortement dépendants des aliments pour animaux et autres intrants vendus par les grandes sociétés d’alimentation animale. Mais l’avenir de ces fermes semble également compromis à terme, compte tenu des réglementations de plus en plus strictes et des importations à bas prix[32]. C’est pourquoi les grandes entreprises chinoises d’aliments pour animaux se protègent et s’implantent dans des zones de production à moindre coût en Équateur, au Vietnam, en Indonésie, en Inde et en Malaisie, où elles construisent des fermes, des usines d’aliments pour animaux et des écloseries. Elles investissent également des milliards de dollars dans d’immenses fermes couvertes situées à proximité des villes, afin de répondre aux besoins du marché des crevettes vivantes (qui se vendent plus cher que les crevettes congelées importées[33]).
En Équateur, trois entreprises fondées par de puissantes familles locales contrôlent près de la moitié de la production nationale[34]. L’une d’entre elles, Santa Priscila, la plus grande entreprise d’élevage de crevettes au monde, vient de vendre 20 % de ses parts au géant japonais de l’agroalimentaire et de l’énergie Mitsui[35]. La seconde, Naturisa, a établi un partenariat étroit avec Cargill, grâce auquel l’opérateur étasunien a pris le contrôle d’une grande partie de la production et de l’approvisionnement en aliments pour crevettes en Équateur[36]. La troisième, OMARSA, reçoit actuellement des fonds de la Société financière internationale (SFI) de la Banque mondiale pour une expansion de 3 000 hectares qui permettra le doublement de sa production[37].
Les banques de développement fournissent également des fonds aux entreprises aquacoles par l’intermédiaire de fonds de capital-investissement, qui sont devenus une source majeure de financement pour la consolidation et l’expansion du secteur. Entre 2019 et 2022, GRAIN a recensé 41 opérations d’investissement réalisées par des groupes de capital-investissement dans le secteur des produits de la mer et de la pêche. Plus de la moitié d’entre elles concernaient des entreprises impliquées dans l’aquaculture industrielle[38].
Mais ce ne sont pas seulement les profits qui poussent les entreprises à investir dans ce secteur. Pour l’Arabie saoudite, l’aquaculture industrielle est un élément majeur de son programme de sécurité alimentaire. Le royaume finance actuellement une expansion rapide de ses capacités par l’intermédiaire de son fonds souverain, le Fonds d’investissement public (PIF). En 2022, la division du PIF chargée de la sécurité alimentaire, la Saudi Agricultural and Livestock Investment Company (SALIC), a acquis une participation majoritaire dans Olam Agri, l’une des plus grandes entreprises agroalimentaires du monde, ce qui lui a permis d’accéder aux activités d’Olam dans le domaine des aliments pour l’aquaculture au Vietnam et au Nigéria. L’année suivante, SALIC a dépensé 1,1 milliard de dollars pour acquérir une participation majoritaire dans la principale entreprise d’élevage de crevettes et de poissons d’Arabie saoudite, le National Aquaculture Group (Naqua). Avec cet argent de SALIC, Naqua prévoit maintenant de quadrupler sa production de crevettes le long de la côte de la mer Rouge pour atteindre 250 000 tonnes par an d’ici 2030, ce qui ferait de Naqua le deuxième producteur aquacole mondial, en termes de volume de produits de la mer, derrière Mowi (Norvège)[39].
Le PIF prépare un investissement aquacole encore plus important pour son projet de ville futuriste, NEOM. Par l’intermédiaire d’une société nouvellement créée, Topian Aquaculture, il prévoit de produire, d’ici à 2030, pas moins de 600 000 tonnes de poissons par an dans des bassins aquacoles situés au large des côtes de la ville[40]. Si les projets de Naqua et NEOM se concrétisent, l’Arabie saoudite deviendra non seulement l’un des plus grands producteurs aquacoles au monde, mais aussi l’un des principaux importateurs de farine de poisson et d’autres ingrédients pour l’alimentation aquacole, tout cela au nom d’une prétendue sécurité alimentaire.
Les Émirats arabes unis investissent également massivement dans l’aquaculture dans le cadre de leur programme de sécurité alimentaire, mais en se focalisant davantage sur l’étranger. En 2016, le fonds souverain d’Abu Dhabi, Mubadala Investment, s’est associé à un fonds d’investissement privé de Wall Street pour acquérir Avramar, la plus grande société de pisciculture de Méditerranée. Il semble désormais probable que, pour échapper à la faillite, Avramar sera repris par Aqua Bridge, une importante société d’aquaculture des Émirats arabes unis détenue par la famille Al Maktoum, actuellement au pouvoir à Dubaï[41]. Il s’agirait de la deuxième acquisition majeure d’une entreprise piscicole méditerranéenne par des intérêts émiratis au cours de l’année écoulée. Fin 2023, la société d’investissement agroalimentaire E20 d’Abu Dhabi a acquis Lucky Fish, l’un des plus grands éleveurs et exportateurs de poissons de Turquie[42].
Les entreprises chinoises sont également impliquées dans des projets à grande échelle dirigés par l’État, aussi bien au niveau national qu’à l’étranger. Certaines participent à des projets bilatéraux dans le cadre de l’initiative des Nouvelles routes de la soie, comme le programme d’investissement du Corridor du poisson et du riz entrepris par la Chine au Cambodge ou le parc aquacole industriel de China National Fisheries and Aquaculture, dans la région de Saint-Louis au Sénégal[43]. L’une des plus grandes entreprises chinoises d’alimentation animale, le groupe privé Evergreen, construit un élevage industriel de crevettes de 2 085 hectares à Waingapu, dans les Petites îles de la Sonde orientales, en Indonésie, dans le cadre du projet controversé de parc à crevettes du gouvernement indonésien[44]. En Égypte, la même entreprise a créé une joint-venture avec l’armée égyptienne pour construire la plus grande ferme aquacole d’Afrique sur plus de 2 000 hectares à Barkat Ghalyoun, le long de la côte méditerranéenne[45]. Les communautés de pêche locales de Barkat Ghalyoun affirment que ce projet, qui leur a été imposé par le gouvernement central, les prive déjà de l’accès à leurs zones de pêche[46].
Il est temps de changer de cap
Grâce à cet afflux d’argent investi dans les sociétés d’aquaculture, les fermes piscicoles industrielles se multiplient et s’agrandissent alors qu’il serait urgent de les réduire. Ces multinationales veulent nous faire croire qu’elles peuvent résoudre les problèmes du secteur des produits de la mer grâce à de nouvelles technologies et à des systèmes de certification. Mais ce n’est que de la poudre aux yeux. (Voir Encadré 1 : Technosolutionnisme et greenwashing)
Dans un contexte de changement climatique et d’effondrement de la biodiversité, nous devrions privilégier des systèmes de production alimentaire qui garantissent l’approvisionnement et les moyens de subsistance de ceux qui en ont le plus besoin, et ce de manière durable – et non les fermes industrielles qui permettent aux entreprises de maximiser leurs profits et fournissent des produits de la mer au sommet de la chaîne alimentaire, à des consommateurs et consommatrices relativement aisé·es.
Cela signifie qu’il faut mettre l’accent sur des systèmes d’aquaculture diversifiés, à petite échelle et à faibles niveaux d’intrants. Il existe, dans le monde entier, de nombreux exemples de systèmes d’élevage qui intègrent l’élevage de poissons et d’autres animaux marins à d’autres cultures et productions animales, dont on peut s’inspirer[47]. Certaines organisations de pêche appellent cela « aquaculture communautaire » ou « aquaculture communautaire éthique » [48].
Il est également essentiel de reconstituer les stocks de poissons, en mer et dans les eaux continentales. Selon la FAO, la reconstitution des stocks surexploités dans les océans permettrait à elle seule d’augmenter les prises annuelles de poisson d’un volume égal à la totalité de la production actuelle combinée de poissons et de crevettes d’élevage industriel[49].
Partout dans le monde, les communautés et travailleurs et travailleuses de la pêche luttent en ce sens[51]. Au Sénégal, les communautés de pêche de la région de Saint-Louis se mobilisent pour empêcher le géant britannique de l’énergie BP de construire une plateforme offshore de gaz naturel qui risquerait de détruire leurs zones de pêche. Elles ont également formé une coalition avec des alliés nationaux et internationaux afin de lutter contre la multiplication d’usines de production de farine et d’huile de poisson, qui assèchent leurs eaux pour alimenter de lointaines fermes aquacoles industrielles[52].
De nombreuses communautés de pêche luttent aussi directement contre de puissants élevages aquacoles industriels. Par exemple :
- En Thaïlande, avec le soutien de l’ONG Biothai, les petites pêcheries artisanales bravent les poursuites judiciaires et les intimidations pour demander des comptes à l’entreprise la plus puissante du pays, CP, concernant le lâcher d’une espèce de tilapia envahissante qui a détruit leurs moyens de subsistance[53].
- En Inde, les communautés des principales régions d’élevage de crevettes de l’Andhra Pradesh, du Tamil Nadu et du Bengale occidental luttent pour débarrasser leurs côtes des élevages industriels de crevettes, malgré les violences physiques et les arrestations dont elles font l’objet[54].
- En Indonésie, les villageois et villageoises de l’île de Karimunjawa se battent pour mettre un terme à un projet d’élevage massif de crevettes, alors même que leurs dirigeant·es sont jeté·es en prison[55]. Dans le même temps, des communautés d’autres régions du pays et des organisations alliées telles que la coalition populaire pour la justice dans la pêche (KIARA) s’organisent contre le plan national du gouvernement qui cédera des millions d’hectares de zones côtières à des entreprises pour y installer des élevages industriels de crevettes[56].
- En Argentine, les communautés locales de la province de Terre de Feu se sont mobilisées pour empêcher la conclusion d’un accord sur un projet d’élevage de saumons à grande échelle entre leur gouvernement et la Norvège en 2019. Elles ont non seulement réussi à bloquer le projet, mais elles ont également obtenu du gouvernement qu’il interdise l’élevage de saumons dans la province[57].
- Au Chili, des communautés autochtones s’organisent pour faire reconnaître leurs zones côtières en vertu d’une loi de 2008 qui devrait leur permettre d’avoir davantage leur mot à dire sur la façon dont fonctionnent les fermes salmonicoles sur leurs territoires, face à une vaste campagne de désinformation menée par de puissantes sociétés d’élevage de saumon[58].
- Au Canada, une alliance de nations autochtones et de communautés locales de la côte ouest qui tentent d’empêcher les élevages industriels de saumon de détruire les saumons sauvages de la région, est également confrontée à des campagnes massives de désinformation, de lobbying, d’intimidation et de poursuites judiciaires[59]. L’alliance est parvenue à obtenir du gouvernement canadien qu’il s’engage à interdire les élevages de saumon en filet d’ici à 2025, mais se bat à présent pour empêcher le gouvernement de faire marche arrière[60].
- Aux États-Unis, la North American Marine Alliance travaille avec une coalition d’organisations diverses pour bloquer les projets des entreprises visant à ouvrir les eaux étasuniennes de la côte ouest du pays aux « fermes industrielles en mer », tandis que sur la côte est, où Cooke et d’autres entreprises d’élevage de saumon se développent massivement, des villes côtières font campagne pour obtenir des moratoires sur l’aquaculture intensive[61].
Du fait de la volonté constante d’expansion du secteur, d’autres conflits se profilent à l’horizon, notamment en Afrique, depuis longtemps considérée comme une zone de croissance potentielle. En Namibie, par exemple, la société norvégienne African Aquaculture Company, a reçu un permis de 15 ans pour l’installation de grands parcs à saumons sur 1 600 hectares dans le Courant froid de Benguéla, au large des côtes namibiennes[62]. L’entreprise prévoit d’exporter 50 000 tonnes de saumon par an depuis ses fermes aquacoles et de s’étendre à l’Afrique du Sud[63]. Pour les communautés de Namibie et d’ailleurs qui sont confrontées à de nouveaux projets d’aquaculture industrielle, il sera essentiel d’apprendre de l’expérience des populations qui subissent déjà les conséquences de cette industrie, et de construire des alliances internationales. Comme le dit Catalina Cendoya, de Global Salmon Farming Resistance : « Il est plus facile d’empêcher l’industrie de s’implanter que de s’en débarrasser une fois qu’elle est là[64]. »
En avril 2024, un certain nombre de communautés luttant contre les élevages aquacoles industriels se sont réunies à Poros, en Grèce, où la population s’est mobilisée pour mettre fin à la construction d’un immense projet d’élevage de poissons. Elles ont lancé une campagne internationale #FishFarmsOut pour mettre fin à l’élevage industriel de poissons carnivores (comme le saumon, la daurade et le bar) et ont envoyé une lettre à la FAO, signée par plus de 160 organisations, demandant à l’agence d’exclure l’élevage de poissons carnivores de ses politiques d’aquaculture durable[65].
Les organisations de pêche participant à la 8e assemblée générale du Forum mondial des peuples de pêcheurs (WFFP), qui se tiendra au Brésil en novembre 2024, ont également pris clairement position contre l’aquaculture industrielle et ont lancé une campagne mondiale contre ce type d’élevage[66]. Dans leur communiqué final, elles ont déclaré :
L’aquaculture industrielle n’est PAS une forme de pêche ; elle privatise, enferme et détruit nos territoires, dépossède les communautés de pêche de leurs terres et de leurs eaux, pollue l’eau et les écosystèmes côtiers avec des produits chimiques dangereux, favorise l’accaparement des océans et le changement climatique, et contribue à la criminalisation et à la violence à l’encontre des communautés de pêche. L’expansion de l’aquaculture industrielle entraîne une augmentation des violences à l’encontre de nos communautés, en particulier à l’encontre des femmes pêcheuses et des ramasseuses de coquillages. Elles sont exclues de leurs territoires traditionnels et de leurs zones de collecte, sont victimes de violences, de harcèlement, de criminalisation et d’abus sexistes, et sont privées de leurs moyens de subsistance traditionnels et de leur souveraineté alimentaire. Dans les régions où l’industrie est présente depuis des décennies, nos communautés de pêche sont confrontées à des tactiques de division et de conquête, qui alimentent la méfiance et affaiblissent notre mobilisation sociale ainsi que notre capacité de résistance. Nombre de membres de nos communautés sont contraint·es, pour subvenir à leurs besoins, de travailler dans l’industrie de l’aquaculture, y compris sur les navires de pêche industrielle qui prélèvent des ingrédients destinés à l’alimentation animale. Les travailleurs et travailleuses privé·es de droits, marginalisé·es et exploité·es ne sont pas nos ennemis. Nous devons plutôt concentrer notre attention sur ceux qui promeuvent l’aquaculture industrielle et en tirent profit : les gouvernements, les grandes entreprises, les organisations internationales et les investisseurs[67].
Ces regroupements témoignent de l’essor d’un mouvement mondial contre l’aquaculture industrielle. Toutefois, les actions courageuses menées par les communautés locales pour défendre leurs territoires doivent s’accompagner d’actions visant à inciter les consommateurs et consommatrices à renoncer aux produits de la mer issus de l’aquaculture industrielle. Nous devons admettre que la lutte pour mettre fin à l’aquaculture industrielle, reconstruire les pêcheries locales et promouvoir l’aquaculture à petite échelle est essentielle pour le mouvement plus global en faveur de la souveraineté alimentaire, de conditions de travail dignes et de la justice climatique.
Photo de couverture [Image en vedette] : Marine Harvest réapprovisionne des enclos dans un élevage aquacole de Swanson Island sous le regard défiant de défenseurs Namgis des terres et de l’eau. Source : Page Facebook Swanson Occupation
L’opposition aux élevages de saumons s’intensifie sur l’île australienne de Tasmanie en raison de leur impact sur la biodiversité marine. JBS, le géant brésilien de la viande, qui est aussi l’un des plus grands éleveurs de saumon du pays, investit actuellement 75 millions de dollars pour agrandir son élevage de saumon à l’intérieur des terres, une initiative qui, selon lui, réduira l’impact sur l’environnement. La population de Tasmanie n’est toutefois pas convaincue. L’installation n’est qu’une écloserie et, comme le souligne l’alliance locale contre l’élevage industriel du saumon, tous les poissons passeront la dernière partie de leur vie dans des parcs en filet ouverts situés dans des cours d’eau peu profonds[70]. De nombreuses entreprises d’élevage de saumon font de grandes promesses quant au potentiel de ces fermes aquacoles terrestres, mais, pour le moment, ces installations sont confrontées à des problèmes financiers et techniques, et elles ne réduisent en rien l’utilisation non durable de farine et d’huile de poisson dans l’élevage de saumon[71].
Les producteurs d’aliments pour animaux comme CP et Cargill ont réussi à réduire la quantité de farine et d’huile de poisson utilisée dans leurs aliments au fil des ans, mais ces sociétés gardent secrète la composition exacte de leurs produits. Mais le problème est qu’elles utilisent en guise de substitut de nombreux produits agricoles, en particulier du soja : au niveau mondial, six fois plus chaque année[72] ! Cela contribue à la déforestation, à la pollution chimique, aux émissions de gaz à effet de serre, à l’accaparement des terres et même à la destruction des pêcheries sauvages en raison de la pollution. Les entreprises développent également des cultures génétiquement modifiées destinées à l’alimentation des poissons (et certaines développent même des espèces de poissons génétiquement modifiées) [73]. Pendant ce temps, la croissance de l’aquaculture industrielle entraîne une augmentation constante de la demande en farine et huile de poisson.
Les plus grandes entreprises d’aquaculture ont élaboré des normes de durabilité qui, selon elles, permettront de lutter contre les abus en matière de travail, la surpêche, la pollution, les épisodes de mortalité massive et d’autres problèmes liés à leur secteur. Mais peut-on faire confiance à des organismes de normalisation gérés par des entreprises pour certifier ces mêmes entreprises ? Apparemment, non[74]. Les enquêtes menées sur ces organismes montrent qu’ils sont « gangrénés par la corruption et les scandales » et qu’il n’existe pas de système de signalement ni d’organisme de contrôle[75]. Lorsque les normes de certification peu exigeantes de l’Aquaculture Stewardship Certification de l’industrie de l’élevage du saumon sont devenues trop lourdes pour les plus grandes entreprises du secteur, celles-ci ont simplement adopté une norme encore plus laxiste, le label Best Aquaculture Practices. Celui-ci certifie allègrement les fermes infestées de poux de mer ou dont les taux de mortalité dépassent les 50 %[76] ! Plus grave encore, les programmes des entreprises font du greenwashing en donnant le label « durable » à l’utilisation de poissons sauvages pour l’alimentation aquacole, alors qu’il n’existe aucun moyen « durable » de détourner des poissons sauvages destinés à la consommation humaine vers la production d’aliments pour poissons destinés aux fermes industrielles.
Notes :
[1] Naylor et al., « A 20-year retrospective review of global aquaculture », Nature volume 591, 2021 : https://www.nature.com/articles/s41586-021-03308-6