Le droit au développement, un processus sur le temps long de l’Histoire

La Déclaration sur le droit au développement par les Nations Unies en 1986 a pour la première fois reconnu les droits collectifs des peuples dans un sens large : droits économiques, socioculturels, civils et politiques, mais aussi le droit à l’environnement. Pour Florian Rochat, ancien président du CETIM, organisation suisse de coopération Nord-Sud, « ce n’est qu’à travers des mobilisations de peuples, et avec l’appui de gouvernements progressistes qui sont à l’écoute de leur peuple, que ces processus peuvent suivre leur chemin, qui sera long ». Interview à bâtons rompus dans son bureau à Genève, à l’occasion du trentième anniversaire de la Déclaration en 2016.

Alex Anfruns

Alex Anfruns – Comment résumeriez-vous les relations Nord-Sud dans le contexte actuel ?

Florian Rochat – Le développement inégal s’est encore accentué depuis les dernières années, et l’aide publique au développement est largement utilisée pour accroître cette dépendance, d’autant plus que beaucoup de gouvernements comptent sur ces apports pour se maintenir au pouvoir, pour arrondir les fins de mois dans les dépôts bancaires en Suisse et ce genre de choses.

Dans notre livre « Efficace, neutre, désintéressée ? Points de vue critiques du Nord sur la coopération européenne », nous avons critiqué le concept même d’aide au développement en partant de l’analyse qui découle de la Déclaration sur le droit au développement qui n’inclut pas – ou pas en priorité – la question de l’apport financier du Nord vers le Sud. En effet, elle devrait être abordée de façon multilatérale, sans entraves, pour que chaque pays puisse choisir son propre plan de développement.

Bien sûr, il y a après des problèmes internes. Que font les gouvernements en place ? Dans quelle mesure leurs actions répondent aux besoins de la population ? Etc. Mais ce concept-là d’une coopération internationale, favorisant une plus grande égalité – ou l’instauration d’une certaine égalité dans l’aide au développement – et favorisant aussi l’auto-détermination des peuples, que la Déclaration du droit au développement tentait de mettre en place, n’a jamais été réalisé…

Il y a maintenant un groupe de travail sur cette Déclaration du droit au développement qui, on peut l’espérer, aboutira à quelque chose, mais depuis longtemps, tout cela est assez stérile. Donc, la question de l’aide publique au développement, telle qu’elle est instrumentalisée actuellement, accroît une dépendance, accroît l’idée que les peuples du Sud ont besoin de cet apport du Nord, non seulement sur le plan financier, mais aussi technologique. Que les meilleures techniques, les meilleurs concepts du développement et que la conception véritable de celui-ci viennent du Nord, et c’est cela qu’il s’agit essentiellement de critiquer.

Certains n’hésiteraient pas à qualifier ce mécanisme de néocolonial… Est-ce là votre cœur de métier ?

Tout à fait. Nous, au CETIM, on est partis il y a très longtemps de ce constat, car le CETIM a une quarantaine d’années d’existence. On a adopté un slogan : « il n’y a pas un monde développé et un monde sous-développé : il y a un seul monde mal-développé ». Et je pense que ce slogan traduit quand même une idée importante : d’une part, que le développement est une chose inhérente à l’activité humaine, lié simplement au fait que simplement les êtres humains ont une intelligence, ils ont des mains, ils ont une capacité à transformer la nature. Et donc ils se sont mis en route dans des processus de développement, même s’ils n’étaient pas théorisés ou conçus comme tels.

Et c’est d’autant plus nécessaire : cela induit le développement démographique à travers un certain développement, celui de l’urbanisation, par exemple. Car l’éparpillement des populations sur un territoire seulement agricole n’est pas suffisant.

Mais ce développement doit être questionné. Il doit se faire dans un sens égalitaire. Il doit se faire de manière rationnelle. Et donc, il doit intégrer en particulier la dimension écologique, sans un empiétement irréversible sur la nature. Et il doit aussi dompter et rationaliser l’expression des besoins, telle qu’elle est induite par la publicité, par la culture dominante aujourd’hui – qui est une culture produite par les multinationales, par les médias à leur service, etc. Et donc, par exemple, il y a un besoin de communication. Est-ce que le besoin de communication implique d’avoir le dernier téléphone, « Ipad », « machin je-ne-sais-quoi » ? De se précipiter devant un magasin parce qu’Apple a sorti un nouveau modèle, et d’être là, le premier à l’acheter ? Je ne le pense pas, et je ne suis pas le seul ! Donc il y a une réflexion humaine collective sur les priorités et les besoins à remplir, comment les remplir, avec qui, etc.

Vous avez évoqué la dimension culturelle, c’est-à-dire comment la vision dominante dans la société occidentale impose des besoins aux populations. Pourriez-vous mentionner des exemples dans les pays du Sud où il y a eu d’autres conceptions du développement ? Celles qui permettent justement de faire face à cette hégémonie culturelle, de trouver un équilibre et de pouvoir s’émanciper aussi sur le plan culturel ?

Il y en a beaucoup qui ont émergé en Afrique, en Asie, et actuellement en Amérique Latine – l’endroit le plus fertile sur ces questions-là –, avec le concept de la « terre mère ». Toutefois, il faut être attentif à ce que ce concept ne soit pas utilisé dans un sens réactionnaire, ultra-conservateur. Je pense que les expériences doivent être multiples, en impliquant la démocratie à l’interne afin de développer ces concepts. En effet, le pluralisme doit nécessairement exister dans ce genre de débats, car même au sein d’une petite communauté, il peut y avoir des avis complètement différents.

Et en même temps, on ne peut pas penser qu’un même concept de développement est forcément valable de manière universelle, parce qu’il est lié à l’histoire de chaque peuple, à son contexte écologique également, à la nature du climat des lieux, etc. Et il y a une longue histoire culturelle qui peut définir les choses différemment.

Ce qu’il y a d’extrêmement négatif aujourd’hui, c’est qu’il n’y a effectivement qu’un seul concept de développement, et c’est un concept de développement destructeur, qui s’impose à travers la planète, qui envahit l’imaginaire des gens, qui ne voient qu’une manière de réaliser leur bonheur, à travers une course sans fin – quand elle est possible, car c’est une minorité qui veut la réaliser… –une course sans fin à la consommation qui engendre de toute façon des frustrations futures.

Mais il y a très certainement d’autres manières de réfléchir – ici aussi en Europe, d’ailleurs –, des manières de réfléchir autrement sur l’action collective de production, de telle sorte que celle-ci satisfasse de manière plus profonde les besoins humains. Et aussi qu’elle n’entame pas le potentiel de la nature. Notamment en préservant la perpétuation du développement pour les générations futures, et en laissant aussi beaucoup de place à la créativité, au développement, disons, de la plénitude de l’esprit, à la créativité humaine. Maintenant, on trouve beaucoup de gens ne sachant faire autrement que consommer, s’ils ont du temps libre. Nous avons en perspective un taux de chômage toujours plus grand, ce qui entraînera beaucoup plus de temps libre pour les gens. L’enjeu est de donc d’encourager la créativité, l’intelligence et l’imagination, au lieu de l’adoption de modèles prémâchés.

Dans les années 1960 et 1970, les expériences de libération nationale ont contribué à modifier le regard sur le développement. Un exemple frappant en est la conférence Tricontinentale, où des mouvements progressistes – qui venaient de différents horizons et avaient des différentes méthodes et solutions à appliquer pour l’émancipation de leurs pays et de leurs peuples – se sont donnés rendez-vous à La Havane. Quel bilan pourrait-on tirer aujourd’hui de cette expérience ?

Il me semble que le bilan principal, c’est la rencontre elle-même. C’est la volonté politique, à travers cette réunion, de vouloir reprendre en main l’avenir, et non pas concevoir l’avenir seulement comme une intégration dans un monde pré-dessiné par les multinationales et les puissances impérialistes, sous couvert du fait que ce soit le meilleur des mondes, qu’il n’y ait pas d’autre avenir possible que celui du capitalisme. Et ça, je pense que c’est véritablement l’élément le plus important et le plus central. Après, les concrétisations sont certainement, nécessairement multiples à travers les pays, l’Histoire des peuples, les continents, les sous-ensembles, etc.

Au fil des années, le regard des Nations Unies sur la notion du développement a lui-même connu une évolution, avec l’émergence de différents concepts comme « développement autonome », « endogène », « durable », etc. Quelles sont les limites de ces concepts utilisés au sein du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) ?

Il ne me semble pas qu’il y ait un modèle défini par les Nations Unies. Il y a un accord, qui n’est pas mis en œuvre, sur l’idée que les peuples doivent pouvoir choisir leur développement. Et quand on dit « peuples », c’est véritablement à travers un processus de masse et démocratique de ces peuples, une inflexion mais qui a sa souveraineté, son autonomie véritablement. Les modèles du développement tels qu’ils peuvent apparaître dans les débats des Nations Unies sont certainement multiples et induits en bonne partie par les besoins d’affirmation, de conquête des marchés par les multinationales, par les postes financiers, les oligarchies financières, etc.

Pourtant, ces acteurs ne cessent de communiquer sur les progrès qu’ils seraient en train de réaliser dans ce domaine. Ils auraient apparemment adopté une série de notions respectueuses de l’environnement, des droits humains, etc…

Le pas qui a été fait, c’est par exemple l’idée d’un développement durable, c’est-à-dire l’intégration de la question de l’environnement, de l’écologie, du non-épuisement des ressources naturelles… Sauf que malheureusement, cette intégration s’est faite en acceptant et en promouvant le principe d’une mercantilisation de la nature : lui attribuer un prix. Y compris d’ailleurs comme une pseudo-concession aux populations indigènes d’Amérique Latine, par exemple en disant « on ne doit pas piquer leur savoir ou leurs ressources naturelles particulières » sans indemnité. Mais alors, cela veut dire qu’à travers cela, on introduit justement l’idée que le savoir ou les ressources naturelles ont un prix et que la seule façon de les faire valoir se résume à ceci : « une fois qu’on a payé, c’est bon » – une chose qui ne se fait pas, d’ailleurs. Or, cette approche-là introduit beaucoup de divisions.

Ce concept même a introduit beaucoup de divisions, de disputes au sein des communautés, certains voulant accepter cet avantage pécuniaire, d’autres en considérant qu’il ne fallait pas partager ce savoir. Mais d’autres aussi en considérant, selon la tradition plutôt dominante, que l’accès au savoir ne peut pas être conditionné par un quelconque prix ou valeur mercantile, mais plutôt par l’apprentissage, ce qui permet de nous en assurer un bon usage.  En ce sens-là, le concept de développement durable, qui est utilisé maintenant à toutes les sauces, a été un éveil, une bonne chose, mais n’a pas débouché à mon avis sur de véritables progrès. En tout cas des progrès, disons, généraux.

Dans ce contexte, l’ONU continue-t-elle à jouer un rôle pour défendre les Droits de l’Homme ? Quels moyens de s’en emparer la société civile d’un pays du Sud possède-t-elle ?

A travers ses instances comme le Conseil des Droits de l’Homme, l’ONU est normalement ouverte à la participation des ONG. Il y a un statut grâce auquel les associations peuvent demander à être reconnues comme ONG. Et puis il y a les différents grades d’ONG : il y a les hauts gradées et les moins gradées, ce qui leur donne la possibilité d’intervenir plus ou moins longuement, etc. Mais les mouvements sociaux qui ne savent pas faire une demande auprès de l’ONU afin d’institutionnaliser leur existence n’ont pas la possibilité d’intervenir directement en leur propre nom. Ils doivent intervenir sous le couvert d’une autre ONG.

Alors, la question centrale, à mon avis, c’est la capacité des mouvements sociaux à agir dans leur propre pays par rapport à leur gouvernement. Malheureusement, on s’intéresse trop peu aux mouvements sociaux dans chaque pays, tandis que l’intérêt se porte sur les débats centraux à l’ONU sur les positions développées par leur propre gouvernement. La médiation qui peut exister à travers le déplacement d’un délégué, ou d’énormes organisations une fois à Genève pendant 15 jours n’est pas tellement efficace. Ce qui compte, c’est d’arriver à faire une pression ouverte telle, publique, puissante, sur son propre gouvernement de manière à ce qu’il soit amené à prendre une position favorable au peuple par rapport aux débats qui sont menés à l’ONU. C’est à cela que l’on peut appeler à développer, principalement.

Ces dernières années, notamment à l’initiative des pays comme la Bolivie ou l’Équateur, ont émergé des initiatives mettant en évidence le manque de volonté des organismes internationaux en ce qui concerne les problèmes environnementaux. Le Tribunal International de Justice Climatique * ou l’Initiative du Parc Yasuni en sont des exemples. S’agit-il du chemin à suivre ?

Ces initiatives ont été extrêmement importantes, même si elles ne disposaient pas d’une capacité de contrainte. D’ailleurs, dans beaucoup de domaines, même si ce qui se passe à l’ONU ne se traduit pas par des moyens de contraintes sérieux, ce n’est pas comme les jugements qui sont pris par le tribunal interne de l’OMC avec des sanctions unilatérales à la clé !

Souvent, on a davantage affaire à une contrainte morale, mais c’est une manière d’investiguer ces questions, de les rendre publiques, d’en débattre… Et d’en débattre si possible de manière intelligente, c’est-à-dire en faisant appel à des gens qui connaissent le sujet et qui peuvent s’appuyer et s’appuient avec intelligence sur le droit international. Car l’ONU est un réceptacle extraordinaire d’élaboration du Droit International et elle produit des choses fort bien sur le papier.

Au sein de l’ONU, ce qu’il faut encore développer, ce sont des moyens de contrainte. Par exemple, on pourrait espérer qu’il y ait une forme de tribunal ou de cour d’arbitrage sur la dette pour juger, par rapport à la dette d’un pays et des dettes externes d’un pays, quelle part est éventuellement légitime, quelle part devrait être remboursée, dans quelles conditions elle serait remboursée à ce moment-là et… quelle part est illégitime !

Il n’y a actuellement pas d’instance qui puisse en juger et qui ait aussi une capacité de s’imposer, disons de faire taire les plaintes ou les exigences des créanciers ou des prétendus créanciers. Alors dans beaucoup de domaines, on pourrait imaginer la création d’instances qui permettent d’en juger.

Quelles activités le CETIM, l’organisation d’aide à la coopération basée à Genève que vous avez longtemps présidée, a-t-elle dernièrement menées ?

Le CETIM fait partie d’un mouvement pour essayer d’instaurer des mesures qui permettent de lutter contre l’impunité des transnationales, des grandes sociétés transnationales, impunité dans la violation des droits reconnus : les droits économiques, socioculturels, les droits civils et politiques, mais aussi le droit à l’environnement sain, etc. Alors que l’on sait que pour le moment, elles parviennent à échapper à toute sanction, en utilisant entre autres les écarts qu’il y a entre les droits nationaux des pays où elles interviennent et le droit national de leur siège. Et puis il y a une série de paravents qu’elles mobilisent afin d’empêcher que des plaintes puissent remonter : des difficultés financières, des difficultés d’avocat, des difficultés du fait que les droits nationaux sont déjà nettement façonnés et favorables aux intérêts du capital plutôt qu’aux intérêts des peuples.

Il serait bien de pousser la création de ces instances au sein des Nations Unies. Mais à nouveau, je suis persuadé que ce n’est qu’à travers des mobilisations des peuples, et avec l’appui de gouvernements progressistes qui sont à l’écoute de leur peuple, que ces processus peuvent suivre leur chemin, qui sera long. Nous, on a l’expérience qu’on a, et on voit que la moindre des avancées prend dix ou quinze ans à l’ONU, c’est très lent. Évidemment que d’autres décisions intempestives peuvent être prises par le Conseil de Sécurité qui est beaucoup plus rapide, mais pour l’instant, on n’est pas dans le même rapport de forces.

* Avis de la première audience du Tribunal international de la justice climatique
Correa plantea la creación de un Tribunal de Justicia Ambiental, TeleSUR, 30/11/2015



Articles Par : Florian Rochat et Alex Anfruns

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