Le formidable accord frontalier de Gaza

Que signifie-t-il ?
A partir du 25 novembre, les Palestiniens de la Bande de Gaza peuvent, en théorie, librement à Rafah traverser la frontière avec l’Egypte, en vertu d’un accord négocié avec la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice.
Comme à son habitude, Israël a voulu avoir le dernier mot sur cette évolution du passage frontalier, non pour empêcher les personnes « suspectées de terrorisme » d’entrer à Gaza, mais plutôt pour contrôler les mouvements des marchandises qui entrent et sortent d’une Bande de Gaza appauvrie. Cette forme de passage, qui ne permettra pas la croissance économique palestinienne (ni les moyens de son indépendance économique), restera sous la surveillance constante israélienne. De plus, Israël veut s’assurer que les territoires occupés vont rester la principale destination de ses exportations. Bien entendu, les Palestiniens préfèreraient se débarrasser de l’hégémonie économique israélienne et rechercher des partenaires commerciaux plus compréhensifs, telle que l’Egypte.
Ce n’est pas précisément la diplomatie « irréprochable » de la secrétaire d’Etat, Rice, qui a permis la conclusion de l’accord passé entre les Palestiniens et Israël, encore que sa participation a pu hâter le processus. Les deux parties en fait débattaient de la question depuis des mois et un accord, comme l’ont assuré à plusieurs reprises différents diplomates européens, était en cours d’élaboration.
Ce qui est remarquable, cependant, c’est le revirement dans la position israélienne sur son niveau d’implication dans la surveillance de la frontière de Gaza soi-disant libérée. Selon le nouvel accord, les Palestiniens contrôleront la frontière avec des observateurs européens, employant un système de vidéosurveillance accessible aussi à Israël. Normalement, les objections d’Israël à propos de la gestion palestinienne à la frontière devront être communiquées aux différentes parties, pour être soumises à enquête et amener une éventuelle modification.
Mais, même cette disposition bizarre apparaît comme une concession disproportionnée de la part d’Israël, si on regarde le plan de désengagement d’Israël, lequel garantit explicitement le contrôle israélien sur les déplacements des Palestiniens dans la phase post-désengagement. Une question devient alors incontournable : ce changement d’attitude d’Israël révèle-t-il une incohérence dans sa politique, ou représente-t-il une « concession » israélienne, une modification politique concédée sous une pression extérieure, ou bien la prise de conscience que l’étouffement de Gaza serait à la fois immoral et impraticable ?
En analysant justement le désengagement de Gaza (assez pour pouvoir apprécier le départ de Gaza comme un élément d’une politique plus globale, gardons à l’esprit le mur de séparation illégal, l’annexion physique complète et complexe de Jérusalem-Est et l’extension accélérée de la colonisation juive), on constate que le retrait de Gaza visait à attirer l’attention pour permettre à Israël de réaliser sa grande idée, la destruction de toute perspective d’Etat palestinien souverain. Et il est assez intéressant de noter que ce sont les leaders de la droite israélienne qui ont tiré cette conclusion.
Israël, diminué par l’administration américaine et les aberrations des médias, a proclamé que son retrait de ce minuscule territoire de Gaza (qu’Israël avait proposé de rendre, à maintes reprises dans le passé, à condition qu’il soit administré par quelqu’un d’autre que les Palestiniens) rendait redevable Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne.
Le Président George Bush a entériné le gel du processus de paix aussitôt après l’achèvement du retrait, conformément à la demande du Premier ministre israélien, Ariel Sharon.
Mas les exigences, elles, ont avancé, Bush demandant que l’AP prouve sa capacité à maîtriser le chaos à Gaza ; en d’autres termes, à collecter les armes des factions palestiniennes qui s’opposent à l’occupation israélienne, ce qui veut faire croire sournoisement que les Palestiniens n’auraient plus aucune raison de continuer la résistance, maintenant qu’ « il n’y a plus » d’occupation israélienne.
Le chœur pro-isrélien a continué son chant des lamentations, bien que les Israéliens multiplient les attaques militaires sur Gaza (sans parler des raids sanglants en Cisjordanie). Leurs voix s’élèvent très fort mais seulement quand les Palestiniens répliquent. Ils ne tenaient aucun compte de l’engagement, louable, respecté par la plupart des factions palestiniennes, pour un cessez-le-feu plus ou moins unilatéral. Pendant ce temps, la partie la moins visible du plan de désengagement israélien se mettait avec violence en œuvre en Cisjordanie, de nouvelles colonies se rajoutaient aux anciennes. Le mur de séparation israélien se construisait à une vitesse incroyable confirmant, dans un scénario cauchemardesque, les intentions définitives d’Israël, à savoir la création d’un régime d’apartheid en Cisjordanie. Mais déjà la parabole de l’apartheid d’Afrique du Sud ne correspond plus à ce qui se fait en Palestine.
Le départ de Gaza était l’écran de fumé dont avait besoin Israël pour défigurer la Cisjordanie et abandonner en fin de compte toute solution définitive qui pourrait ressembler de près aux aspirations palestiniennes : un Etat avec des frontières définies avec une contiguïté physique, des perspectives économiques et Jérusalem-Est comme capitale.
Les objectifs israéliens ont été soutenus explicitement et implicitement par l’administration Bush. L’accompagnement américain d’Israël a, comme toujours, catalysé l’imagination de tous les politiques aspirant à de grandes ambitions, ce fut le cas de la sénatrice américaine et ancienne première dame des USA, Hillary Clinton. Clinton, qui terminait une visite de trois jours en Israël, le 14 novembre, a apporté son soutien total au mur de séparation israélien. Elle a complètement ignoré toutes les « écueils » évoqués à la réunion avec les Palestiniens « comme indiqués par le New York Times », telles que la reconnaissance de leurs droits humains et leur liberté. Selon le Times, un dirigeant israélien s’est même présenté à Clinton avec une veste portant l’emblème du « Bouclier rouge de David ». « Nous espérons qu’un jour, il sera accroché aux murs du Bureau ovale » lui a-t-elle dit, avec gratitude, en souriant.
On peut dire qu’Israël n’a jamais obtenu un soutien américain aussi net dans son histoire comme durant ces derniers mois, très précisément depuis le désengagement de Gaza. L’écran de fumée de Gaza a permis à beaucoup d’officiels US d’en rajouter sur leur intégrité politique, même de la façon la plus éhontée, maintenant qu’Israël est décidément du côté de la paix, et que les Palestiniens, malgré leurs efforts, sont surtout mal intentionnés et ne sauront jamais répondre avec conviction aux concessions et à la générosité d’Israël.
Si on ne réussit pas à comprendre ce contexte, on ne peut comprendre la « concession » la plus récente qui a accordé aux Palestiniens avec la possibilité d’être présents à leur frontière de Gaza. Le poids de la responsabilité palestinienne a maintenant atteint une dimension historique. Israël, de son côté, va continuer de récolter les fruits de sa machination à Gaza pendant les années à venir. Sa stratégie fantastique de gagneur (il ne donne rien mais décroche la lune) ne doit pas être altérée par des querelles de frontières, des inattentions dont il pourraitt se passer qui attirent tant les critiques désagréables, comme celles de James Wolfenshon, ancien président de la Banque mondiale, qui déclarait qu’Israël agissait comme s’il occupait toujours Gaza. La « libération » des Palestiniens de Gaza était la confirmation dont Israël avait besoin pour convaincre de ses bonnes intentions. Bien que nous n’en soyons encore qu’à observer l’accord frontalier de Gaza dans sa pratique, il existe peu de précédents historiques qui permettent de croire qu’Israël respectera cet accord.
Depuis que l’armée israélienne a le « feu vert » pour attaquer Gaza, n’importe quand, à son choix (à plusieurs reprises depuis le désengagement) et pour assassiner librement tout Palestinien « suspecté de terrorisme », il va être difficile de convaincre le Palestinien ordinaire qu’il est devenu vraiment libre, même si l’homme qui contrôle ses titres de transport sans valeur à la frontière de Rafah a l’air d’un Palestinien.
Durant ces 12 dernières années, de nombreux accords à propos du contrôle du passage de Rafah ont été minutieusement élaborés puis très vite violés. Tant de sang palestinien, celui des gardes-frontières palestiniens notamment, a été versé à Rafah, des milliers de Palestiniens souffrent de la faim comme ceux à qui on refusait de traverser et qui devaient camper du côté égyptien pendant des semaines. Sachant tout cela, et ayant bien compris les intentions globales israéliennes pour les territoires occupés, il devient clair que l’accord historique de Rafah ne sera, au mieux, qu’un battage médiatique de courte durée.
Pendant que les fermiers palestiniens et les petits commerçants peuvent provisoirement se réjouir de la possibilité qu’ils ont d’exporter leurs oranges et d’importer les bibelots et bonbons égyptiens, Israël continuera à découper une Cisjordanie devenue méconnaissable, en train d’étouffer.