Le gouvernement canadien a-t-il versé des pots-de-vin à l’Arabie saoudite afin d’obtenir son contrat de vente d’armes?
En 1965, les États-Unis et le Royaume-Uni rivalisaient pour l’obtention d’un contrat de vente d’avions de guerre à l’Arabie Saoudite. Afin de conclure la lucrative entente, une «commission» devait être versée à des membres du gouvernement saoudien.
L’histoire de cette vente colossale est relatée dans un documentaire de la BBC datant de 1999 sur la montée du pouvoir économique et le déclin du pouvoir politique, The Mayfair Set. Four Stories about the Rise of Business and the Decline of Political Power. Le premier épisode s’intitule Qui paie gagne.
Sur des images de la reine d’Angleterre et du roi saoudien se serrant la main et défilant dans les rues de Londres pour célébrer l’accord historique, un narrateur explique : « Décembre 1965. Les Saoudiens annoncent qu’ils achèteront les avions britanniques. Les pots de vin avaient fonctionné. Il s’agissait du plus grand contrat d’exportation de l’histoire de la Grande-Bretagne et le roi Faizal était venu en visite officielle afin de célébrer. »
Lord Caldecote, dirigeant du fabricant d’avions militaires English Electric, expliquait ainsi cette corruption flagrante sans la nommer : payer une « commission » aux autorités saoudiennes afin d’obtenir un contrat fait partie des mœurs, tout comme le fait d’avoir plusieurs femmes. Autrement dit, pour lui il ne s’agissait pas de corruption, mais seulement de la façon saoudienne de faire des affaires.
Presque 50 ans plus tard, en 2014, le Canada, à l’instar de la Grande-Bretagne de l’époque, signait lui aussi avec l’Arabie saoudite le plus gros contrat d’exportation de son histoire : une vente d’armes totalisant près de 15 milliards de dollars. C’est une société de la Couronne, la Corporation commerciale canadienne, qui a négocié et signé l’entente. L’entreprise General Dynamics de London en Ontario fournira les blindés.
Connaissant les « mœurs » de l’Arabie saoudite, lesquelles ont peu évolué depuis les 50 dernières années, les Canadiens sont en droit de se demander si leur gouvernement a offert des pots-de-vin à la famille royale dans le but d’obtenir le contrat le plus important de son histoire.
En 1965, la vente d’avions de guerre britanniques en Arabie Saoudite a été conclue alors qu’une guerre faisait rage au Yémen, où l’Égypte de Nasser soutenait les républicains yéménites se battant contre les forces royalistes soutenues par l’Arabie Saoudite. Les avions britanniques ont joué un rôle déterminant dans cette guerre en repoussant les Égyptiens hors du Yémen, en réaffirmant le contrôle des Britanniques sur d’importantes routes commerciales et en protégeant l’influence saoudienne dans la région.
En 2014, alors que le Canada concluait la vente de véhicules blindés au royaume saoudien, une guerre éclatait au Yémen impliquant, une fois de plus, l’Arabie Saoudite.
Le 27 mars 2015, le ministre des Affaires étrangères Rob Nicholson exprimait le soutien du gouvernement canadien pour la guerre américano-saoudienne au Yémen: « Le Canada appuie l’action militaire de l’Arabie saoudite, du Conseil de coopération du Golfe [CCG] et de ses autres partenaires visant à défendre la frontière de l’Arabie Saoudite et à protéger le gouvernement reconnu du Yémen, à la demande du président yéménite. »
Dans cette histoire qui se répète, on peut sérieusement douter du dicton «autres temps, autres mœurs». Le documentaire de la BBC montre comment l’accord historique du Royaume-Uni de 1965 a marqué «le début du commerce moderne des armes avec le Moyen-Orient, lequel en est venu à dominer l’économie britannique». L’accord a également donné lieu à un commerce fleurissant dans d’autres secteurs économiques, tels que le secteur de la construction, en ouvrant un marché étranger pour les entrepreneurs britanniques.
Selon le Globe and Mail :
Le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait du «marché émergent» de l’Arabie Saoudite une priorité dans le cadre d’une politique étrangère axée sur les affaires et le commerce international. Selon des documents du gouvernement saoudien rendus publics l’an dernier par Wikileaks, Ottawa a entamé des démarches diplomatiques prudentes auprès de Ryad au cours des années ayant précédé le contrat de vente d’armes de 2014. Les Saoudiens ont en retour fait leurs propres investissements au Canada, comme des dons de centaines de milliers de dollars pour agrandir les écoles islamiques privées au pays.
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Le gouvernement Harper a fait une intense campagne de lobbying pour la vente d’armes, négociée par la Corporation commerciale canadienne, une société de la Couronne. Le Canada a obtenu le contrat en battant les entreprises françaises et allemandes. Ed Fast, le ministre fédéral du Commerce international, a vanté l’affaire en février 2014, comme un triomphe pour la diplomatie économique du Canada. (The Saudi arms deal: What we’ve learned so far, and what could happen next, The Globe and Mail, 24 mai 2016)
Initialement le gouvernement Trudeau a déclaré qu’il «n’approuvait pas» le contrat mais refusait tout simplement d’y mettre fin. En réalité, il a approuvé le reste des permis d’exportation. Cet accord a donc été cautionné à la fois par les gouvernements Harper et Trudeau.
Comment le Canada a-t-il battu les entreprises françaises et allemandes? Les conservateurs et les libéraux ont-ils offert et/ou assuré le paiement de pots-de-vin aux autorités saoudiennes dans le but d’obtenir cette vente historique, contribuant ainsi à maintenir l’influence du régime le plus répressif et misogyne du Moyen-Orient, lequel, en passant, est également responsable de la formation et du financement du terrorisme que le Canada prétend combattre sur son sol et à l’étranger?
Une enquête s’impose sur ce contrat de vente d’armement dont la plupart des modalités demeurent secrètes.
Julie Lévesque