Le labyrinthe de la révolution bolivienne

Entre la nationalisation du gaz et le massacre de Huanuni

Evo Morales Ayma est arrivé au pouvoir avec un mandat précis, défini par les revendications connues sous le nom de « l’agenda d’octobre » [1] : convoquer une Assemblée Constituante afin de procéder à la « refondation du pays », et nationaliser les hydrocarbures. Lors des cinq premiers mois, l’action du gouvernement allait dans le sens d’une application de ce mandat. En mars, Morales parvint à faire promulguer au Congrès les Lois de Convocation de l’Assemblée Constituante et du Référendum sur les Autonomies, cette seconde échéance invitant les Boliviennes et Boliviens à se prononcer sur le passage de la Bolivie unitaire actuelle à un pays intégrant une dose d’autonomie à l’échelle départementale. Et le 1er mai 2006, il signa le décret « Héroes del Chaco », qui replaçait l’État, devenu un acteur marginal au cours des années 90, au centre du négoce relatif au gaz et au pétrole. Doté de ce capital politique, le président bolivien fut plébiscité le 2 juillet, lors de l’élection des constituants, en obtenant à nouveau la majorité absolue des voix, et en revalidant de la sorte la légitimité conquise le 18 décembre lors de l’élection présidentielle, lorsqu’il recueillit 53,7 % des suffrages [2].

Cependant, les deux principaux axes de la politique de changement menée par Evo Morales semblent emprunter un sentier accidenté qui ralentit sensiblement leur consolidation, et pourrait potentiellement aller jusqu’à remettre en cause leur existence même. Paradoxalement, les obstacles à ces politiques sont aussi bien le fait des opposants à cette politique, que de ceux qui l’élaborent à partir du pouvoir d’État. D’une part, on assiste à la conversion de la presse en une sorte de porte-voix d’une opposition conservatrice défaite consécutivement à deux reprises, et toujours plus virulente dans ses attaques à l’encontre du gouvernement. Des termes tels que « populiste », « rétrograde » et « communiste » abondent dans le discours de l’opposition, à mesure que s’accentue la polarisation de l’espace politique, ce qui n’est pas sans rappeler la situation vénézuélienne : la droite dénonce ainsi la consolidation d’une dictature, l’Assemblée Constituante « plénipotentiaire » devenant dès lors le moyen permettant de satisfaire cette ambition, tandis que depuis le gouvernement, l’opposition est accusée de relayer les intérêts des groupes élitistes écartés du pouvoir par l’émergence d’un mouvement indigène et populaire.

Mais d’autre part existent les faiblesses propres à l’administration nationaliste quant à la gestion de l’appareil d’État, la construction d’une masse critique de personnel technique capable d’occuper et de reconfigurer cet espace institutionnel, et la définition d’une orientation stratégique concrète relative au processus de transformation sociale qu’elle entend conduire. Autant de difficultés que seuls les excès rhétoriques et l’hyperactivité des principaux acteurs du gouvernement parviennent temporairement à dissimuler. Si la nationalisation a constitué le pic de la recréation d’une mystique nationale-populaire accompagnant le processus, le massacre entre mineurs dans la localité de Huanuni a mis à nu le visage le plus triste de cette « vieille Bolivie » qui résiste à disparaître.

Un manque chronique de cadres politiques

Parallèlement au discrédit croissant du projet idéologique sous-tendant le cycle néolibéral (1985-2005), le processus de reconstruction du mouvement populaire bolivien s’est peu à peu étendu des campagnes vers les villes, pour finalement être canalisé par « l’instrument politique » des syndicats paysans, qu’on connaîtrait plus tard à travers son sigle électoral, le Mouvement vers le Socialisme (MAS). Cependant, ce type de militantisme indirect, par le biais des organisations syndicales, a freiné l’incorporation des secteurs urbains n’appartenant pas à des institutions corporatives, ce qui a contribué à limiter les processus de formation de cadres politiques et administratifs capables de gérer l’appareil d’État. Son faible développement urbain a privé le MAS de la conquête, via les élections, d’une « grande » municipalité. Ses structures urbaines fonctionnent selon une logique relevant du clientélisme politique. « Dans les villes, le MAS est largement perçu comme une agence pour l’emploi, qui permet d’accéder à un poste au sein de l’administration d’État ; depuis 2002, il s’agit du Parlement, depuis 2006, ce sont les ministères et les institutions publiques », signale Hervé Do Alto, qui étudie les formes organisationnelles sui generis de ce parti.

Les limitations du MAS en milieu urbain permettent de comprendre pourquoi l’action d’Evo Morales est prioritairement orientée vers les campagnes, où se trouvent ses soutiens les plus « durs » et les plus loyaux. Il n’est pas anodin de constater que ce sont les paysans – soit 40 % de la population bolivienne environ – qui ont le plus bénéficié des politiques publiques du nouveau gouvernement, des politiques fréquemment annoncées et initiées par le président en personne dans les zones rurales concernées : construction d’infrastructures dans le domaine de la santé et de l’éducation, plan d’alphabétisation, dotation de documents d’identité, répartition de terres appartenant à l’État dans le cadre d’une « révolution agraire » qui doit inclure à terme les latifundia privés improductifs, distribution de tracteurs à bas prix, services de téléphonie, transmission gratuite des matches de la coupe du monde de football, etc. [3].

Morales voyage plusieurs fois par semaine dans ces lieux historiquement négligés par l’État. Il aime y raconter des anecdotes rappelant son passé d’éleveur de lamas, de musicien ou de cultivateur de pommes de terre, afin de susciter une sorte d’empathie populaire. Dans ces régions de la Bolivie profonde, le leadership du président demeure encore intact. Ce soutien du monde rural s’étend même aujourd’hui aux départements autonomistes de Santa Cruz et Tarija, où les capitales sont désormais littéralement encerclées par les partisans du MAS : c’est de ces bastions de la migration « colla » (andine) qu’a surgi le vote qui a donné la victoire au parti au pouvoir dans ces deux départements, à Santa Cruz avec 25 %, et à Tarija avec 41 %, lors du 2 juillet, limitant de la sorte le pouvoir de l’opposition régionaliste.

Face à cette « loyauté inconditionnelle » venue des campagnes, le soutien urbain est plus volatile, particulièrement au sein des milieux « classe moyenne aisée » qui ont biffé le nom d’Evo Morales sur le bulletin de vote le 18 décembre, afin d’exiger un changement politique et social, parfois plus simplement à cause de la conviction que « si un coupeur de routes l’emportait », celui-ci pouvait en finir avec l’instabilité sociale qui a brutalement mis un terme au mandat de deux présidents en moins de trois ans. Aujourd’hui, les sondages, souvent basés sur des échantillons exclusivement urbains, reflètent la lente distanciation de ces classes moyennes aux postures élitistes à l’égard d’un gouvernement en proie à ses premières difficultés. Selon une enquête de l’institut Apoyo, Opinion y Mercado diffusée par l’ensemble de la presse bolivienne, le soutien à Morales a atteint 81 % en mai, suite à la nationalisation des hydrocarbures. En juin, ce soutien baissait jusqu’à 78 %, puis en juillet à 68 %. Entre août et septembre, il n’était déjà plus que de 52 %, l’approbation la plus basse se trouvant à Santa Cruz, avec 27 %.

Le gouvernement se trouve aujourd’hui face à un dilemme : placer aux postes stratégiques des indigènes et des paysans qui ne sont pas encore suffisamment formés à la gestion de l’appareil d’État et initier d’incertains processus d’apprentissage qui risquent de frustrer les aspirations sociales à un changement rapide, ou bien nommer à ces mêmes postes des « invités » issus des classes moyennes, bon nombre d’entre eux ayant été liés aux gouvernements des années 90 avant de changer radicalement de perspective dans les dernières années de crise intellectuelle et morale du néolibéralisme, afin de ne pas rester à l’écart de la vague nationaliste émergente.

En Bolivie, l’État est le pilier de la reproduction économique des élites et, sous le gouvernement du MAS, beaucoup de ces secteurs ont en effet perdu plusieurs de leurs privilèges, tels les expertises de la part de consultants ainsi rétribués pour leur soutien politique, ou encore l’accès direct à des portefeuilles ministériels. Le commentaire d’un « professionnel » de la bourgeoise zone sud de La Paz, rapporté par un fonctionnaire de l’actuel gouvernement, est symptomatique de l’époque actuelle : « Je ne peux pas imaginer ce que c’est que de vivre plus de 500 ans d’exclusion quand je vois que cela fait huit mois à peine que nous nous sentons écartés du pouvoir et que l’on ne sait plus où aller ». Un récent éditorial de l’hebdomadaire Pulso reflète, à partir d’une perspective plus sociologique, le pessimisme des élites face à un pays dont elles perdent régulièrement le contrôle : « Ni le socialisme et l’autoritarisme que craignaient certains. Ni le changement structurel, pas plus que le commencement d’un nouveau cycle de développement que souhaitaient les autres. Simplement le vieux et laid visage, si connu, du malheur bolivien : l’instabilité politique, la pure impossibilité de gouverner, qui sont autant de manières synthétiques de caractériser l’implosion chronique du pays » [4].

Les réformes en danger

La démission en septembre du ministre des Hydrocarbures, Andrés Soliz Rada, a mis en évidence l’absence d’homogénéité dans un domaine pourtant crucial pour le gouvernement. L’ex-journaliste abandonna le ministère en déclarant qu’il y avait des « batailles [au sein du gouvernement] autour de l’application du décret de nationalisation » signé le 1er mai 2006 alors que les champs pétrolifères et les raffineries étaient occupés par les Forces Armées [5]. Tant les compagnies pétrolières que les mouvements sociaux lurent la démission forcée de Soliz Rada et son remplacement par l’économiste universitaire Carlos Villegas, jusqu’alors ministre de la Planification économique, comme un « assouplissement » de l’État bolivien dans sa politique pétrolière. Les appréciations de cette évolution, cependant, étaient divergentes : si pour certains, il s’agissait d’un premier pas vers une politique plus flexible, pour d’autres, la situation s’apparentait à un affaiblissement des convictions nationalistes du pouvoir exécutif, qui peine à traduire son discours en actions.

Parmi les problèmes « pratiques » rencontrés par la nationalisation, se trouvent le manque de ressources destinées à la refondation de la compagnie publique YPFB [6], les dures négociations quant à la signature de nouveaux contrats entre l’État et les compagnies pétrolières, et la résistance de Petrobras – principale transnationale qui opère dans le pays – à payer des prix plus élevés pour le gaz que la Bolivie exporte au Brésil [7]. Au-delà de ses actes, Soliz Rada était à lui seul un symbole de ce processus de « récupération » des hydrocarbures. Son départ a contribué à amplifier les critiques – encore minoritaires aujourd’hui, mais largement plus significatives qu’au lendemain du 1er mai – selon lesquelles « il n’y a pas eu de véritable nationalisation ». Une consigne qui, en l’absence de changements pour les économies paupérisées de la majorité des Boliviennes et Boliviens, pourrait se convertir en revendication mobilisatrice pour une opposition potentielle à la gauche du MAS, aujourd’hui encore presque inexistante, bien que le massacre de Huanuni [8] lui ait donné une présence médiatique qu’elle avait perdue depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, et la « monopolisation » du discours, de changement, indigène et nationaliste, qui s’en est suivie.

A ces difficultés techniques et politiques dans le domaine des hydrocarbures s’ajoute la perte de légitimité prématurée d’une Assemblée Constituante au sein de laquelle la gauche dispose de la majorité absolue. Depuis le 6 août, les constituants ont à peine avancé dans l’élaboration de ses règles de fonctionnement, dans le contexte d’une lutte sans merci entre le MAS et l’opposition autour du caractère « originaire » ou « dérivé » de l’Assemblée (autrement dit, si celle-ci se situe juridiquement au-dessus de pouvoirs constitués ou non) et du mode d’adoption de la nouvelle Constitution (par majorité absolue, contre la majorité spéciale de deux tiers).

Sur ce thème, la droite s’arc-boute sur la Loi de Convocation, qui établit l’approbation du texte aux deux tiers, ce à quoi la gauche répond que cette majorité spéciale n’est nécessaire que pour le texte final, et non pas pour chaque article pris individuellement. Les pouvoirs absolus de la Convention ont déjà été votés, par majorité absolue, ce qui a conduit l’opposition conservatrice menée par la coalition Pouvoir Démocratique Social (Podemos, de l’ex-président Jorge Quiroga) à recourir au Tribunal Constitutionnel afin de décréter son « inconstitutionnalité ». Une initiative rejetée par l’Assemblée Constituante elle-même, en raison de son propre caractère « plénipotentiaire ». Cette bataille cristallise pour l’instant un rapport de forces – jusqu’à maintenant favorable à la gauche – qui, en dépit des citations des textes fondamentaux du Droit Constitutionnel qui fournissent aux deux camps des arguments dans des proportions similaires, échappe à toute dérive vers une bataille juridique sans fin.

Cependant, la prédominance des aspects formels sur les contenus de la future Constitution tend à susciter une forte lassitude au sein de la population. Cette « mise en scène d’un nouveau pacte social et de la refondation du pays  », telle que le vice-président Álvaro García Linera a pu définir l’Assemblée le jour de son inauguration, n’aboutit pas pour l’instant à un débat public, et court le risque d’être absorbée par une sorte de maximalisme discursif se substituant à la créativité sociale et à l’accès des citoyens au pouvoir. Pour le constituant du MAS Raúl Prada, un de ces « invités » issus de la classe moyenne, les conséquences politiques d’un échec de la Constituante pourraient être gravissimes pour l’ensemble du processus, si jamais la création de consensus minimums garantissant au moins le développement de ses activités s’avérait impossible. Pour Prada, il existe de fait chez le gouvernement du MAS une réelle difficulté à convertir sa majorité politique et sociale en une nouvelle hégémonie « indigène et populaire ».

L’un des problèmes les plus importants de l’actuel gouvernement bolivien réside dans l’inexistence d’espaces de discussion politique permettant de débattre des divergences et de définir des stratégies communes. L’exécutif paraît agir dans un horizon temporel extrêmement court, en oscillant en permanence entre radicalité et conciliation, tant du point de vue de l’application de ses réformes que dans ses relations avec l’opposition politique, patronale et régionale. A titre d’exemple, le mode d’adoption du texte constituant : le vice-président s’était mis d’accord avec l’opposition pour approuver la nouvelle Constitution en recourant aux deux tiers. Peu de temps après, le gouvernement donna une impulsion décisive en faveur de la majorité absolue et Evo Morales déclara : « nous n’allons pas pacter avec l’oligarchie ». Mais la droite disposait déjà d’une loi qui légitimait sa position. Ces faits semblent s’inscrire dans le cadre d’un débat non conclu : le vice-président García Linera théorisait, avant d’assumer son mandat, la nécessité d’une « sortie de crise pactée » pour en finir avec « la catastrophique égalité » qui étouffait le pays depuis 2003 ; le président Evo Morales, quant à lui, semble pourtant plus partisan d’une « guerre de manœuvres » destinée à priver autant que possible « l’oligarchie cruceña » de pouvoir. Le référendum sur l’autonomie a mis en évidence ces deux positions : tandis que Morales appelait à voter « non aux autonomies de la bourgeoisie », García Linera maintenait une neutralité face au scrutin qui n’est pas passée inaperçue. Deux positions stratégiques qui s’opposent également de manière récurrente dans d’autres domaines relatifs à la gestion de l’appareil d’État.

Le retour de l’instabilité ?

Le gouvernement a actuellement face à lui deux fronts d’opposition qui se développent de manière quasi simultanée : l’opposition conservatrice – politique et régionale – qui a fait des médias une sorte de « presse de parti » relayant ses propres opinions ; et des secteurs syndicaux, non enrôlés dans le MAS, qui ont commencé à imposer leurs revendications en ayant recours aux formes de protestation traditionnelles en Bolivie : grèves et coupures de route, et ce dans un contexte de repli corporatiste commun à toutes les organisations sociales, y compris celles appartenant au MAS. C’est dans ce cadre que sont apparues de bien peu justifiées rumeurs de coup d’État et de guerre civile, qui trouvent leurs sources dans les accusations de conspiration qui sortent quotidiennement, et à chaque fois avec moins d’impact au sein de la société, des bureaux du palais présidentiel [9].

Le président bolivien a accusé les grands médias d’être le « principal parti d’opposition », ce qui n’est pas très éloigné de la vérité. « La campagne médiatique se fonde sur deux axes : porter atteinte au prestige d’Evo Morales en le présentant comme un incapable, puis mettre en scène un climat d’instabilité politique et sociale dans le pays », dit César Fuentes dans le journal El Juguete Rabioso [10]. L’analyste Róger Cortez dit également de son côté que « le vrai leadership de l’opposition est exercé par le chef du service de presse d’une chaîne télévisée ». Il se référait à Unitel, la chaîne la plus hostile au gouvernement, dont le siège est à Santa Cruz de la Sierra, et dont le discours s’articule à celui des élites régionales qui voient en Morales un « danger chaviste ». Pour la première fois, cette année, un président de la République n’a pas été invité à Expocruz, la foire économique locale qui alimente l’orgueil de la bourgeoisie « camba » (orientale). Parallèlement, la droite conservatrice, en manque d’idées et de discours dans le contexte actuel de reflux néolibéral, et qui est nettement associée aux pires cas de corruption des vingt dernières années, se réfugie dans les revendications autonomistes, perçues comme un blindage face au futur « populiste » et « autoritaire » qu’incarne pour eux le gouvernement.

« Le problème réside dans le fait qu’Evo Morales n’a pas de politique pour Santa Cruz et l’orient bolivien, ce qui l’empêche de contester l’hégémonie dont disposent les groupes de pouvoir locaux sur les secteurs populaires », confie en off un membre important du gouvernement. C’est ici que se trouvent certaines des limites de la consolidation d’une hégémonie nationale de la gauche indigène. Aujourd’hui, la dislocation du pays n’apparaît pas comme un scénario réaliste, mais il est vrai que la droite se retranche dans l’orient bolivien comme s’il s’agissait d’une « zone libérée » face aux changements politiques, économiques et institutionnels promus par le pouvoir exécutif. La menace lancée il y a quelques semaines par ces mêmes groupes de ne pas reconnaître la nouvelle Constitution « issue d’une Assemblée Constituante illégitime » montre d’où pourrait surgir la contre-offensive conservatrice.

La possibilité d’un coup d’État paraît quant à elle beaucoup moins réaliste. Bien que n’importe quelle sociologie historique des Forces Armées viendrait souligner le caractère « golpista » (enclin aux coups d’États) de celle-ci, il n’existe pas actuellement d’horizon de légitimité pour les aventures putschistes. Le Venezuela peut ici servir de leçon. Cependant, cela ne garantit pas pour autant le succès du pari d’Evo Morales, qui fait de l’alliance paysanne-militaire la base sociale de ses réformes. Tout au long de l’histoire, l’aile nationaliste des Forces Armées boliviennes a cohabité de façon conflictuelle avec une aile pro-étatsunienne, vivant de bourses et autres financements divers, et endoctrinée idéologiquement. Cette lutte s’est fréquemment conclue par la victoire temporaire de l’une de ces deux ailes. Peu sont ceux qui se risquent à spéculer aujourd’hui sur l’état du rapport de forces entre ces groupes au sein de l’appareil militaire bolivien.

Indéniablement, les défenseurs du processus de changement social à l’œuvre s’accordent sur l’urgence à recourir à des gestes forts capables d’en régénérer la mystique, et à améliorer la gestion de l’appareil d’État en s’appuyant sur une nouvelle institutionnalisation permettant de sédimenter les rapports de force actuels, favorables – pour l’instant, mais pas indéfiniment – aux secteurs populaires.

Notes:

[1] On appelle « agenda d’octobre » la plate-forme revendicative du mouvement social surgi entre septembre et octobre 2003, lorsqu’un soulèvement populaire expulsa du pouvoir le président Gonzalo Sánchez de Lozada, actuellement en exil aux États-Unis.

[2] Le référendum a montré à nouveau la division existant dans le pays entre « l’orient » et « l’occident ». A Santa Cruz, Tarija, Beni et Pando, le « oui » l’a emporté avec une ampleur comparable au triomphe du « non » à La Paz, Oruro, Potosí, Chuquisaca et Cochabamba. Au niveau national, le « non » fut majoritaire avec 54 % des voix.

[3] Cependant, ces problèmes de gestion limitent l’utilisation des ressources, non négligeables, dont dispose l’État dans l’actuelle conjoncture économique, notamment en raison des prix élevés des matières premières, et de l’augmentation des impôts sur les hydrocarbures résultant de la nationalisation. Jusqu’au mois d’août, l’administration centrale n’avait exécuté que 20 % de son budget annuel, les municipalités (qui disposent d’une autonomie grâce à la Loi de Participation Populaire) sont arrivées à un niveau moyen de 40 %, et les préfectures, ou conseils régionaux, 25 %. Un vrai paradoxe dans un pays pauvre, affecté par des manques en termes d’infrastructures de base, logements, et routes (auto-évaluation de l’équipe gouvernementale et du président Evo Morales dans le village de Huatajata, sur les bords du lac Titicaca, 22 août 2006).

[4] Pulso (La Paz) n° 368 du 6 octobre 2006.

[5] Ce fut sans consulter Evo Morales que Soliz Rada émit une résolution -s’inscrivant dans le cadre du décret de nationalisation- qui permettait à l’État bolivien de récupérer 50% + 1 des actions des raffineries, principalement dans les mains de Petrobras. La signature de cette résolution portait atteinte à un accord scellé entre Evo Morales et Lula da Silva pour ne prendre aucune mesure qui puisse affecter la course à la réélection du candidat brésilien. Suite au départ de Soliz Rada, cette résolution fut gelée, puis finalement annulée. Página/12 (Buenos Aires), 19 octobre 2006.

[6] Conformément au Décret Suprême du 1er mai, la refondation de YPFB devait s’achever le 1er juillet. Lors du discours énoncé le 12 octobre 2006, Evo Morales annonça le report de cet objectif pour mars 2007. Les reports successifs de cette refondation sont principalement dus à un manque chronique de ressources.

[7] Le résultat des élections brésiliennes, qui a conduit à la réalisation d’un second tour entre Lula da Silva et Gerardo Alckmin, a compliqué un peu plus la situation, dans la mesure où elle reportait la négociation de gouvernement à gouvernement relative à la signature de nouveaux contrats, dont la date limite avait été fixée au 28 octobre, soit un jour avant le second tour des élections brésiliennes. Plus récemment, l’accord scellé entre Evo Morales et Nestor Kirchner afin d’augmenter les exportations de gaz vers l’Argentine, le tout dans le cadre d’une croissance des investissements argentins en Bolivie dans le domaine énergétique a sensiblement amélioré les perspectives du négoce gazier bolivien, tout en renforçant la position bolivienne dans le cadre des négociations avec Brasilia.

[8] Les 5 et 6 octobre, les mineurs d’État répondirent avec force dynamites et armes à feu à la tentative des mineurs coopérativistes de prendre d’assaut le Cerro Posokoni, la principale réserve d’étain de Bolivie, dans la localité de Huanuni, située dans le département d’Oruro. Le bilan fut de seize morts et plus de cinquante blessés.

[9] Evo Morales déclara au journal Le Monde qu’il y a eu un complot pour l’assassiner au cours de l’acte public du 12 octobre. La publication du rapport de police à l’origine de ces déclarations révéla par la suite que le complot en question se limitait à un coup de fil anonyme.

[10] El Juguete Rabioso (La Paz) n° 162 du 15 octobre 2006.

Source : El Diplo, édition du Cône Sud du Monde Diplomatique (www.eldiplo.org/), Buenos Aires, novembre 2006 & Inprecor (www.inprecor.org), n°521/522, novembre 2006.



Articles Par : Pablo Stefanoni

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