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Le libre-échange face au défi de la famine
Par Reinhard Koradi
Mondialisation.ca, 21 mai 2008
Horizons et débats No 19 21 mai 2008
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https://www.mondialisation.ca/le-libre-change-face-au-d-fi-de-la-famine/9048

Que 850 millions de personnes souffrent de la faim n’est pas une nouveauté. Les médias veulent nous faire croire que la famine est un phénomène de ces dernières semaines. Pourtant cela fait longtemps que les pays riches ­vivent aux dépens des pays moins développés. La seule chose nouvelle est que les habitants du tiers-monde se révoltent maintenant contre l’exploitation, qu’ils ne peuvent pas faire autrement car la faim tue de plus en plus de personnes. Outre ceux qui souffrent de la faim dans les «pays pauvres», il y a de plus en plus de personnes dans les pays dits développés qui ne peuvent plus s’offrir la nourriture indispensable. D’une part les revenus des catégories salariales inférieures ont tellement baissé qu’ils ne permettent plus de vivre digne­ment. D’autre part les prestations sociales et les retraites de beaucoup de personnes sont insuffisantes.
 
Trop souvent le gaspillage et la lutte quotidienne pour se nourrir sont étroitement liés. La richesse et la pauvreté sont le résultat d’une politique sociale et économique qui se soumet de plus en plus au diktat de la doctrine de suprématie globale des pays riches. La recette est simple. On soumet les peuples et les personnes dans la détresse à la loi de la concurrence globale en leur promettant «la prospérité pour tous». Ils doivent fonctionner uniquement selon le principe des marchés libéralisés et trouver leur raison d’être dans l’équilibre entre l’offre et la demande.
Afin de faire passer pour juste cette lutte inégale pour la survie, on développe et répand des théories économiques qui con­firment qu’une vaste libéralisation des marchés, la privatisation des structures étatiques d’approvisionnement et l’ouverture aux marchés globaux constituent l’unique solution efficace pour lutter contre la pauvreté et la faim.

Les modèles économiques ignorent la réalité

Les lois du marché reposent sur des mo­dèles qui ignorent tout simplement les différences de structure des populations, les besoins des hommes, qui divergent de plus en plus en fonction des pays, les différences dans les conditions de production qui dépendent du climat et de la topographie. Elles ignorent également les profondes différences culturelles, sociales, économiques et politiques entre les peuples.

Pour réduire la complexité de la vie économique réelle, les modèles formulent des hypothèses qui permettent d’expliquer plus ou moins la vie économique. La théorie de la concurrence ne tient aucun compte des différences dans les conditions de production, néglige le respect des ressources naturelles et humaines et part de l’idée que chaque éco­nomie nationale dispose d’avantages concurrentiels particuliers et uniques.

La loi du marché – le prix juste résulte de l’équilibre entre l’offre et la demande – présuppose que tous les hommes peuvent, dans tous les cas, choisir librement (et disposent d’assez d’argent) et que l’offre et la demande sont d’une transparence totale. L’économie néolibérale ne connaît pas d’intérêts supérieurs à ceux du marché. Ainsi la souveraineté des Etats, la sécurité des approvisionnements, la paix sociale, les conditions de travail et d’existence dignes ne sont pas des paramètres qui entrent dans les modèles économiques.

Les modèles et théories économiques sont utiles pour expliquer aux étudiants et à la population les fondements des phénomènes économiques mais ils échouent dans la lutte contre la faim et la pauvreté. C’est ce que la réalité nous révèle, aujourd’hui, de façon brutale. Le libre-échange mondial – l’échange sans entraves des marchandises, des services et des capitaux – a des effets néfastes. Les riches s’enrichissent et les pauvres deviennent encore plus pauvres. Jamais tant de personnes n’ont dû lutter pour leur survie et jamais le luxe, la goinfrerie et le gaspillage de certains n’a détruit à ce point les bases existentielles d’une couche de population de plus en plus importante qui vit sous le seuil de pauvreté ou à la limite de ce seuil.

Si nous voulons lutter sérieusement contre la faim et la pauvreté, nous devons nous concentrer sur la tâche fondamentale qui consiste à donner à tous les hommes la possibilité de produire, de transformer, de conserver et de consommer eux-mêmes leur alimentation. Mais il ne s’agit que d’une assistance qui s’adapte aux besoins locaux et régionaux et à la nature des conditions de production locales. Interrogé sur la famine et une aide possible des pays industrialisés, un homme d’Etat africain a déclaré: «Ne nous envoyez pas d’argent mais des semences d’excellente qualité et des outils efficaces afin que nous puissions cultiver nos champs.»

Revendiquer la souveraineté alimentaire

Les politiques et les spécialistes se disputent encore à propos des causes de la famine. Les représentants d’organisations internationales continuent de prétendre qu’un nouvel ordre commercial, l’ordre libéral, facilitera l’accès des hommes à la nourriture. L’OMC veut faire avancer par tous les moyens la libéralisation de l’agriculture. Selon les propagandistes de l’ordre économique globalisé, les barrières douanières doivent tomber pour accélérer le libre-échange des marchandises. Les chefs de gouvernement de tous les pays, de même que les représentants d’organisations humani­taires publiques ou privées se laissent embrigader dans la propagation d’une doctrine libre-échangiste dépassée depuis longtemps par la réalité. Si la théorie du marché libéralisé est plus ou moins valable pour les marchandises qui n’ont pas d’importance existentielle pour l’homme, elle ne l’est certainement pas en matière de produits de première nécessité.

Les causes de l’avancée de la faim et de la pauvreté dans le monde sont multiples. Mais l’une d’entre elles est capitale: le fait que des hommes, des régions, voire de nombreux pays aient, à la suite de la libéralisation mondiale des marchés, pour des raisons existentielles ou à la suite d’un revirement de la politique agricole, abandonné la production de denrées alimentaires. L’explosion des prix met impitoyablement au jour le développement erroné du «nouvel ordre agricole». Si l’on veut résoudre sérieusement la crise alimentaire et toutes ses conséquences négatives, politiques et sociales, il faut que tous opèrent un changement de cap. Nous avons la chance de disposer de la riche expérience des générations passées. Il est urgent de mettre à l’ordre du jour la question de la souveraineté alimentaire des différents pays. La production la plus autonome possible dans des petites exploitations agricoles ne doit plus être sacrifiée aux chimères du marché. Si les petits paysans des pays pauvres n’avaient pas perdu leur capacité d’autosuffisance, les Etats ne négligeraient pas la sécurité alimentaire de leurs citoyens (cf. approvisionnement en riz du Japon) et si les agriculteurs des pays industrialisés n’étaient pas contraints d’abandonner la production agricole, les excès des Bourses des matières premières ne mèneraient pas à la famine. Dans tous les pays, les paysannes et paysans constituent une base solide pour une souveraineté alimentaire soutenue par l’Etat. Tous les agriculteurs du monde ont besoin, pour la production alimentaire et l’entretien de la nature, de conditions assurant leur subsistance. Nous devons toutefois reconnaître que la nature, dans sa grande diversité, offre des conditions de production fort variées.

Ces conditions nécessitent une différenciation de la production, de la distribution et de la consommation des aliments adaptée à la nature et aux besoins des hommes.

Aussi ne peut-il y avoir de prix unique sur le marché mondial pour les produits alimentaires. Le pouvoir d’achat et les coûts de production ne peuvent être ni harmonisés ni uniformisés. La souveraineté alimentaire présuppose l’autonomie et repose sur des prix équitables qui rémunèrent convenablement le travail des paysans et que les habitants de la région peuvent payer. La revendication de petites structures d’approvisionnement se justifie également pour des raisons de politique climatique. La souveraineté alimentaire signifie aussi qu’on accepte les frontières, que l’on renonce au dumping sur les prix qui ruine les agriculteurs des autres pays, et que l’on ne détruise pas les ressources naturelles par des modes de production contre nature ou des monocultures destinées à l’exportation. Approvisionner toute l’humanité en produits alimentaires naturels et sains ne sera plus une utopie si les Etats prennent au sérieux leur mission qui consiste à assurer la souveraineté alimentaire. La politique agricole est arrivée à un tournant décisif. Elle doit se réorienter vers la souveraineté alimentaire grâce aux petites exploitations. 

Reinhard Koradi, Dietlikon

2008  © Horizons et débats.

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