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Le lion et la gazelle
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 24 avril 2008
Gush Shalom 24 avril 2008
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CETTE NUIT, les Juifs du monde entier célébreront le Seder, la seule cérémonie qui unisse les Juifs de partout dans le mythe fondateur de la judéité : la sortie d’Égypte.

Chaque année, je m’émerveille devant le génie de cette cérémonie. Elle unit toute la famille, et chacun, du vénérable grand-père au plus petit enfant, y joue un rôle. Elle engage tous les sens : vue, ouïe, odorat, goût et toucher. Le texte simpliste de la Haggadah, le livre qui est lu à haute voix, la nourriture symbolique, les quatre verres de vin, le fait de chanter ensemble, la répétition exacte de chacun de ces éléments chaque année, tout ceci imprime dans la conscience des enfants dès leur plus jeune âge un souvenir indéracinable qu’ils porteront avec eux jusque dans la tombe, qu’ils soient croyants ou non. Ils n’oublieront jamais la sécurité et la chaleur de la grande famille autour de la table de Seder, et, même très âgés ils s’en souviendront avec nostalgie. Un cynique pourrait y voir un parfait exemple de lavage de cerveaux.

Face à la puissance de ce mythe, qu’importe si la sortie d’Égypte n’a en réalité jamais eu lieu ? Des milliers de documents égyptiens déchiffrés  ces dernières années ne laissent pas de place au doute : l’exode de foules de gens, comme il est décrit dans la Bible, ou quoi que ce soit y ressemblant, n’est tout simplement jamais arrivé. Ces documents, qui couvrent dans le moindre détail chaque période et chaque partie de Canaan à cette époque, prouvent sans le moindre doute, qu’il n’y a pas eu de « conquête de Canaan » et pas de royaume de David et  Salomon. Pendant une centaine d’années, les archéologues sionistes ont déployé des efforts inlassables pour trouver ne serait-ce qu’une preuve en soutien au récit biblique, tout cela en vain. 

Mais c’est sans aucune importance. Dans la compétition entre l’histoire « objective » et le mythe, le mythe qui répond à nos besoins gagnera toujours, et gagnera de loin. Il n’est pas important de savoir ce qui est arrivé, ce qui est important est ce qui enflamme notre imagination. C’est elle qui guide nos pas jusqu’à ce jour.

LE RÉCIT BIBLIQUE rejoint les documents historiques uniquement autour de l’année 853 avant Jésus-Christ, quand dix mille soldats et deux mille chars  d’Ahab, roi d’Israël, participèrent à la formidable coalition des royaumes de Syrie et de Palestine contre l’Assyrie. La bataille, qui fut relatée par les Assyriens, eut lieu à Qarqar en Syrie. L’armée assyrienne fut retardée, sinon défaite.

(Une note personnelle : je ne suis pas historien, mais depuis de nombreuses années je réfléchis à notre histoire et essaie de tirer quelques conclusions logiques, qui sont soulignées ici. La plupart d’entre elles sont soutenues par un consensus qui commence à apparaître chez des chercheurs indépendants à travers le monde.)

Les royaumes d’Israël et de Judée, qui occupaient une partie du territoire entre la Méditerranée et le Jourdain n’étaient pas différents des autres royaumes de la région. Selon la Bible même, les gens sacrifiaient à diverses divinités païennes « sur toutes les hauteurs et sous tous les arbres verts ». (1 Rois, 14:23).

Jérusalem était une toute petite ville de marché, beaucoup trop petite et beaucoup trop pauvre pour que tout ce qui est décrit dans la Bible ait pu avoir lieu à cet endroit et à cette époque. Dans les livres de la Bible qui ont trait à cette période, l’appellation de « Juif » (Yehudi en hébreu) apparaît à peine, et là où elle apparaît, elle se réfère simplement aux habitants de Judée, la région autour de Jérusalem. Quand un général assyrien fut appelé « à ne pas parler avec nous dans la langue juive » (2 Rois 18:26), il s’agissait d’un dialecte local judéen issu de l’hébreu.

La révolution « juive » eut lieu pendant l’exil babylonien (587-539 av. J-C). Après la conquête babylonienne de Jérusalem, des membres de l’élite judéenne furent exilés à Babylone, où ils entrèrent en contact avec les courants culturels importants de l’époque. Le résultat en fut une des grandes créations de l’humanité : la religion juive.

Après quelque cinquante années, certains de ces exilés sont retournés en Palestine. Ils ont apporté avec eux le nom de « Juifs », appellation d’un mouvement religieux, idéologique et politique, très semblables aux « sionistes » de notre époque. Par conséquent, on ne peut parler de « judaïsme » et de « Juifs » – au sens actuel du terme – que depuis lors. Durant les 500 ans qui suivirent, la religion monothéiste juive se cristallisa peu à peu. C’est aussi à cette époque que la plus remarquable création littéraire de tous les temps, la Bible hébraïque, fut écrite. Les auteurs de la Bible n’avaient pas l’intention d’écrire l’ « histoire », au sens où on l’entend aujourd’hui, mais plutôt un texte religieux, édifiant et instructif.

POUR COMPRENDRE la naissance et le développement du judaïsme, on doit prendre en considération deux facteurs importants :

(a) Dès le début, quand les « Juifs » revinrent de Babylone, la communauté juive dans ce pays était une minorité parmi les Juifs dans leur ensemble. Pendant la période du « Second Temple », la majorité des Juifs vivaient à l’étranger, dans des régions connues aujourd’hui sous les noms d’Irak, Égypte, Libye, Syrie, Chypre, Italie, Espagne, et ainsi de suite.

Les Juifs de cette période n’étaient pas une « nation » – l’idée même de nation n’existait pas encore. Les Juifs de Palestine ne participèrent pas aux rebellions des Juifs de Libye et de Chypre contre les Romains, et les Juifs de l’étranger ne participèrent pas à la grande révolte des Juifs dans ce pays. Les Macchabées n’étaient pas des combattants nationaux mais religieux, un peu comme les Talibans de nos jours, et ils tuèrent beaucoup plus de juifs hellénisés que de soldats ennemis.

(b) La diaspora juive n’était pas un phénomène unique. Au contraire, à l’époque c’était la norme. Des notions comme celle de « nation » appartiennent au monde moderne. Pendant la période du « Second Temple » et après, la structure sociopolitique dominante était une communauté politico-religieuse jouissant d’autonomie et non attachée à un territoire particulier. Un juif d’Alexandrie pouvait épouser une juive de Damas, mais pas la femme chrétienne de l’autre côté de la rue. Elle, pour sa part, pouvait épouser un chrétien de Rome, mais pas son voisin hellénistique. La diaspora juive n’était que l’une de toutes ces nombreuses communautés.

Cette organisation sociale fut préservée dans l’empire byzantin, fut adoptée plus tard par l’empire ottoman et on la trouve encore dans la loi israélienne. Aujourd’hui, un Israélien musulman ne peut pas épouser une Israélienne juive, un druze ne peut pas épouser une chrétienne (ou du moins pas en Israël même). Les druzes, soit dit en passant, sont une survivance de ce type de diaspora.

Les Juifs furent uniques sous un seul aspect : après que les peuples européens ont évolué graduellement vers de nouvelles formes d’organisation, et ont fini par se transformer en nations, les Juifs sont restés ce qu’ils étaient : une diaspora communautaire et religieuse.

L’ENIGME qui est en train d’occuper les historiens est la suivante : comment une toute petite communauté d’exilés babyloniens s’est-elle transformée en diaspora mondiale de millions de personnes ? Il n’y a à cela qu’une réponse convaincante : la conversion.

Le mythe juif moderne dit que presque tous les Juifs sont des descendants de la communauté juive qui vivait en Palestine il y a 2.000 ans et qui fut chassée par les Romains en 70 après J-C. Cela est, bien sûr, sans fondement. L' »expulsion du pays » est un mythe religieux. Dieu se fâcha contre les Juifs à cause de leurs péchés et les chassa de leur pays. Mais les Romains n’avaient pas l’habitude de déplacer les populations, et il est évident qu’une grande partie de la population du pays y resta après la révolte des Zélotes et après le soulèvement de Bar-Kochba, et que la plupart des Juifs vivaient en dehors du pays depuis longtemps.

A l’époque du Second temple et par la suite, le judaïsme était une religion prosélyte par excellence [en français dans le texte – ndt]. Durant les premiers siècles après J-C, il a farouchement rivalisé avec le christianisme. Alors que les esclaves et autres peuples opprimés de l’empire romain étaient plus attirés par la religion chrétienne, avec son histoire humaine émouvante, les classes supérieures penchaient vers le judaïsme. Dans tout l’empire, un grand nombre de personnes adoptèrent la religion juive.

L’origine de la communauté juive des « Ashkénaze » est particulièrement curieuse. A la fin du premier millénaire apparut en Europe – apparemment de nulle part – une très large population juive, dont l’existence n’est pas mentionnée auparavant. D’où venait-elle ?

Il y a plusieurs théories. La théorie classique soutient que les Juifs errèrent de la zone méditerranéenne vers le nord, s’installèrent dans la vallée du Rhin et de là fuirent les pogroms pour aller en Pologne, à l’époque le pays le plus libéral d’Europe. De là, ils se dispersèrent en Russie et en Ukraine, emportant avec eux un dialecte germanique qui devint le yiddish. L’universitaire de Tel-Aviv Paul Wexler affirme, pour sa part, que le yiddish n’était pas à l’origine une langue germanique mais une langue slave. Une grande partie de la communauté juive ashkénaze, selon cette théorie, sont des descendants des Sorbes, peuple slave qui vivait en Allemagne orientale et fut contraint d’abandonner son ancienne croyance païenne. Beaucoup d’entre eux préférèrent devenir juifs plutôt que chrétiens.

Dans un livre récent au titre provocateur « Quand et comment le peuple juif fut inventé », l’historien israélien Shlomo Sand prétend – comme Arthur Koestler et d’autres avant lui – que la plupart des juifs ashkénazes descendent en réalité des Khazars, un peuple turc qui créa, il y a plus d’un millier d’années, un grand royaume dans ce qui est aujourd’hui le sud de la Russie. Le roi khazar se convertit au judaïsme, et, selon cette théorie, les juifs d’Europe orientale sont pour la plupart des descendants de convertis khazars. Sand croit aussi que la plupart des juifs sépharades descendent de tribus arabes et berbères d’Afrique du nord converties au judaïsme au lieu de devenir musulmanes, et qu’ils se sont joints à la conquête arabe de l’Espagne.

Quand la communauté juive a cessé d’être prosélyte, les juifs sont devenus une communauté ethnico-religieuse fermée (comme dit le Talmud : « Les convertis sont pour Israël comme une maladie de peau »).

Mais la vérité historique, quelle qu’elle soit, n’est pas tellement importante. Le mythe est plus fort que la vérité, et il dit que les Juifs furent expulsés de ce pays. C’est une part essentielle dans la conscience juive moderne, et aucune recherche universitaire ne peut l’ébranler.

DANS LES 300 dernières années, l’Europe est devenue « nationale ». La nation moderne a remplacé les modèles sociaux antérieurs, tels que la ville-État, la société féodale et l’empire dynastique. L’idée nationale a emporté tout ce qui était avant elle, y compris l’histoire. Chacune de ces nouvelles nations a modelé sa propre « histoire imaginaire ». En d’autres termes, chaque nation a remanié d’anciens mythes et faits historiques pour constituer une « histoire nationale » qui proclame son importance et sert de ciment unificateur.

La Diaspora juive, qui – comme indiqué ci-dessus – était « normale » il y a 2.000 ans, devint « anormale » et exceptionnelle. Ceci attisa la haine des Juifs qui était d’une certaine façon rampante dans l’Europe chrétienne. Comme tous les mouvements nationaux en Europe étaient plus ou moins antisémites, beaucoup de juifs sentirent qu’ils étaient laissés « en dehors », qu’ils n’avaient pas leur place dans la nouvelle Europe. Certains d’entre eux décidèrent que les juifs devaient se conformer au nouveau Zeitgeist [esprit du temps – ndt] et transformer la communauté juive en une « nation » juive.

Pour ce faire, il était nécessaire de reconstruire et de réinventer une histoire juive et de la transformer à partir des annales d’une diaspora ethnico-religieuse en l’histoire épique d’une « nation ». Le travail fut entrepris par un homme qui peut être considéré comme le parrain de l’idée sioniste : Heinrich Graetz, juif allemand qui fut influencé par le nationalisme allemand et créa l’histoire juive « nationale ». Ses idées ont formé la conscience juive jusqu’à ce jour.

Graetz considéra la Bible comme si elle était un livre d’histoire, a collecté collecta tous les mythes et créa une version historique continue et complète : la période des Pères, l’exode d’Égypte, la conquête de Canaan, le « Premier Temple », l’exil à Babylone, le « Second Temple », la destruction du Temple et l’exil. C’est l’histoire que nous avons tous appris à l’école, la fondation sur  laquelle le sionisme fut construit.

LE SIONISME représenta une révolution dans de nombreux domaines, mais sa révolution mentale fut incomplète. Son idéologie transforma la communauté juive en un peuple juif, et le peuple juif en une nation juive – mais sans jamais définir clairement les différences entre eux. Pour persuader les masses juives d’Europe orientale plutôt religieuses, il fit un compromis avec la religion et mélangea tous les termes en un grand cocktail – la religion est aussi une nation, la nation est aussi une religion, et plus tard il affirma qu’Israël était un « État juif » qui appartenait à ses citoyens (juifs ?) mais aussi au « peuple juif »  à travers le monde. La doctrine israélienne officielle est qu’Israël est un « État-nation juif », mais la loi israélienne définit étroitement un Juif seulement comme une personne qui appartient à la religion juive.

Herzl et ses successeurs ne furent pas assez courageux pour faire ce que Mustapha Kemal Atatuk fit quand il fonda la Turquie moderne : il fixa une frontière claire et stricte entre la nation turque et la religion islamique et imposa une séparation complète entre les deux. Avec nous, tout est resté une grande salade. Ceci a beaucoup d’implications dans la vie réelle.

Par exemple : si Israël est l’État du « peuple juif », comme l’une de nos lois le dit, qu’est-ce qui empêche un juif israélien de rejoindre la communauté juive de Californie ou d’Australie ? Peu de gens s’étonnent qu’il n’y a presque aucun dirigeant en Israël dont les enfants n’aient pas émigré.

POURQUOI est-il si important de faire une distinction entre la nation israélienne et la diaspora juive ? Une des raisons est qu’une nation a une attitude différente vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis des autres qu’une diaspora ethnico-religieuse.

De même : des animaux différents ont des façons différentes de réagir devant le danger. Une gazelle fuit quand elle sent le danger, et la nature l’a équipée des instincts et des aptitudes physiques nécessaires. Un lion, d’autre part, marque son territoire et le défend contre les intrus. Les deux méthodes sont satisfaisantes, autrement il n’y aurait plus de gazelles ni de lions dans le monde.

La diaspora juive développa une réponse efficace qui convenait bien à sa situation : quand les juifs sentaient le danger, ils fuyaient et se dispersaient. C’est pourquoi la diaspora juive réussit à survivre à d’innombrables persécutions, et même à l’holocauste. Quand les sionistes décidèrent de devenir une nation – et créèrent effectivement une nation réelle dans ce pays – ils adoptèrent la réponse nationale : se défendre et attaquer les causes du danger. On ne peut donc pas être une diaspora et une nation, une gazelle et un lion, en même temps.

Si nous, les Israéliens, voulons consolider notre nation, nous devons nous libérer des mythes qui appartiennent à une autre forme d’existence et redéfinir notre histoire nationale. L’histoire sur l’exode d’Égypte est bonne en tant que mythe et allégorie – elle célèbre la valeur de la liberté – mais nous devons reconnaître la différence entre mythe et histoire, entre religion et nation, entre une diaspora et un État, afin de trouver notre place dans la région dans laquelle nous vivons et développer une relation normale avec les peuples voisins.  

Article en anglais, « The Lion and the Gazelle » , Gush Shalom, 19 avril 2008.

Traduit de l’anglaispour l’AFPS : SWPHL

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.

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