Le moment “zugzwang” d’Israël vis à vis de l’Iran

Un haut responsable américain a déclaré au Washington Post que la petite frappe israélienne, tôt samedi matin, sur des cibles militaires en Iran était une “frappe proportionnelle“, qui “était suffisamment modérée pour calmer le conflit sans provoquer l’Iran dans une contre-attaque.”

Cependant, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a insisté, dans un discours prononcé dimanche : “Nous avons durement frappé les capacités de défense de l’Iran et sa capacité à produire les missiles qui nous visent. L’attaque contre l’Iran était précise et puissante, et elle a atteint tous ses objectifs.”

Mais en Israël même, il y a du scepticisme. Le média le plus populaire d’Israël, Channel 12, a qualifié l’opération d’insignifiante et elle a démontré le statut de l’Iran en tant que puissance majeure dans la région. Netanyahu n’a publié aucune documentation fiable pour étayer ses affirmations, ce qu’il fait habituellement.

NourNews a raillé que la guerre psychologique israélienne contre l’Iran n’a pas fonctionné. Israël espérait semer la panique en laissant penser qu’il pourrait y avoir une attaque contre les installations nucléaires iraniennes, mais la vie normale a continué en Iran. Il semble qu’Israël n’était pas enclin à mener une attaque de grande envergure ou était incapable de mener une telle opération sans une plus grande implication américaine ; ou les deux. Par contre, l’attaque de l’Iran, le 1er octobre, a gravement révélé la faiblesse du système de défense aérienne israélien.

Donc, l’essentiel est qu’Israël a peut-être réussi à mener une opération limitée avant l’aube contre l’Iran sans augmenter excessivement les risques d’une guerre totale.

Le Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a déclaré dimanche que “le mal commis par le régime sioniste il y a deux nuits ne doit être ni minimisé ni exagéré”. Khamenei a ajouté : “Bien sûr, nos responsables devraient être ceux qui évaluent et appréhendent précisément ce qui doit être fait et font tout ce qui est dans le meilleur intérêt de ce pays et de cette nation. Il faut leur faire comprendre qui est le peuple iranien et à quoi ressemble la jeunesse iranienne.

La remarque de Khamenei suggère qu’une réponse militaire immédiate n’est pas prévue. En effet, Téhéran a minimisé la frappe israélienne, affirmant qu’elle n’avait causé que des dégâts limités.

Le ministère des Affaires étrangères a déclaré samedi dans un communiqué qu’étant donné le “droit inhérent de légitime défense” de l’Iran en vertu de la Charte des Nations Unies, “Téhéran utilisera toutes les capacités matérielles et spirituelles de la nation iranienne pour défendre sa sécurité et ses intérêts vitaux, et respectera fermement ses devoirs envers la paix et la sécurité régionales.”

La déclaration a attiré l’attention sur les opérations israéliennes à Gaza et au Liban, mais, notamment, a gardé le silence sur toute réponse iranienne à la frappe aérienne de samedi.

L’Iran comptera sans doute sur le soutien diplomatique sans précédent des États de la région. C’est un moment que Téhéran chérit, comme en témoignent les propos du ministre des Affaires étrangères Abbas Araghchi : “Depuis hier [samedi] jusqu’à maintenant, nous recevons régulièrement des messages de différents pays, les déclarations qu’ils ont publiées, le niveau de condamnation de différents pays de la région. C’est vraiment remarquable que cela se soit déroulé à ce niveau international.”

D’autres déclarations, au niveau militaire, ont minimisé l’attaque israélienne, affirmant que les défenses aériennes l’avaient interceptée et n’avaient obtenu que “quelques dégâts limités, dans certaines zones, dont les dimensions font l’objet d’une enquête.” L’ambiance publique à Téhéran est celle d’attentes élevées de la part du gouvernement Pezeshkian sur le front économique.

Javad Zarif, ancien ministre des Affaires étrangères et actuel conseiller stratégique du gouvernement, n’a pas non plus menacé directement de représailles, déclarant : “L’Occident devrait s’éloigner de son paradigme dépassé et dangereux. Il doit condamner les récents actes d’agression d’Israël et rejoindre l’Iran dans ses efforts pour mettre fin à l’apartheid, au génocide et à la violence en Palestine et à Gaza, et au Liban. Reconnaître la détermination confiante de l’Iran en faveur de la paix est essentiel ; cette occasion unique ne doit pas être manquée.

La frappe israélienne n’a pas pris Téhéran par surprise. Dans un ”scoop“, Axios a rapporté qu’Israël avait envoyé un message à l’Iran vendredi avant ses frappes aériennes avertissant ce dernier de ne pas répondre dans “une tentative de limiter l’échange d’attaques en cours entre Israël et l’Iran et d’empêcher une escalade plus large.”

Le message de Tel Aviv transmis par des tiers “indiquait clairement à l’avance aux Iraniens ce qu’ils [les israéliens] allaient attaquer en général et ce qu’ils n’allaient pas attaquer.”

Apparemment, les États-Unis ont fait pression sur Israël pour qu’il évalue son projet d’attaque comme une “réponse proportionnée”. Cela devient extrêmement important en aval, car les efforts de l’administration Biden continueront d’empêcher que le conflit entre Israël et l’Iran ne dégénère en confrontation.

Certes, l’Iran poursuivra sur la voie diplomatique. Fait intéressant, le journal Jerusalem Post soulignait que les tournées trépidantes d’Araghchi dans les capitales régionales sont « importantes parce qu’il ne visite pas seulement des pays historiquement proches de l’Iran ou où l’Iran a des intérêts, comme le Liban ou l’Irak; il fait plutôt de la sensibilisation dans les pays qui sont en paix avec Israël et qui sont proches de l’Occident, comme la Jordanie et l’Égypte… Cela montre comment l’Iran gagne en influence en Jordanie et en Égypte. L’Égypte et l’Iran sont sur la voie de la réconciliation, par exemple. De plus, l’Iran et l’Arabie saoudite se sont réconciliés avec le soutien de la Chine. Le prince héritier d’Arabie saoudite était également au Caire cette semaine, illustrant l’émergence d’un triangle de liens entre Le Caire et Téhéran.”

Pendant ce temps, Téhéran surveillera de près les élections présidentielles et législatives du 5 novembre aux États-Unis. En cas de présidence de Kamala Harris, la reprise des négociations nucléaires est hautement probable. Au contraire, une présidence de Donald Trump peut présager une période difficile de 4 ans à venir, mais là aussi, la proximité du Président russe Vladimir Poutine avec Trump pour apaiser les tensions entre Washington et Téhéran doit être prise en compte.

Un changement de paradigme ne peut pas non plus être exclu. Trump est un pragmatique par excellence qui a ignoré les critiques pour engager le dirigeant nord-coréen Kim Jong-Un dans un revirement spectaculaire, et n’est pas connu pour être amoureux du sionisme.

Trump s’est vanté mercredi de conversations presque quotidiennes avec Netanyahu. “Bibi m’a appelé hier, m’a appelé la veille”, a déclaré Trump. Trump avait déjà rapporté une conversation téléphonique avec Netanyahu samedi, affirmant que ce dernier “veut mon point de vue sur les choses.”

Il est concevable que l’appel répété de Trump à Israël pour vaincre rapidement le Hamas et conclure la guerre à Gaza découle de la crainte qu’autrement, s’il remporte les prochaines élections du 5 novembre, un affrontement avec l’Iran pourrait devenir inévitable.

Les États-Unis sont une puissance militaire bien supérieure à celle de l’Iran. Mais il s’agit d’une guerre d’usure qui se déroule sur plusieurs fronts. Et il n’y a aucun exemple d’une nation bénéficiant d’une guerre prolongée. C’est Sun Tzu, le stratège militaire et philosophe chinois qui a vécu pendant la période des Zhou de l’Est (771-256 Av. J.-C.) qui a écrit le premier à ce sujet.

De plus, Trump déteste les interventions militaires américaines à durée indéterminée. Et les Iraniens sont connus pour être très nationalistes, et les soumettre est impossible. Une guerre prolongée pourrait entraîner le retrait des États-Unis du Moyen-Orient et la destruction d’Israël ; et pourrait même mettre en péril le fascinant mouvement MAGA de Trump.

Dans un contexte aussi tumultueux, quelles sont les options d’Israël ? Il semble qu’il n’y ait aucun moyen de sortir de la guerre au Moyen-Orient, mais le problème est que ce ne sera pas le genre de guerre à laquelle s’attend qu’Israël, et il risque encore moins de la gagner.

Seymour Hersh a écrit dans Substack mardi :

Je n’ai rien entendu de la part des contacts à Beyrouth proches du Hezbollah — dont les troupes se battent durement comme elles l’ont fait dans la guerre du Hezbollah en 2006 contre Israël — qui suggère autre chose qu’une longue guerre à venir.

Israël est un petit pays. Il garde la tête au-dessus de la ligne de flottaison grâce à l’argent américain. Il n’a pas la capacité de mener une guerre contre l’Iran de son propre chef. Les avions israéliens auraient volé vers l’Iran à travers l’espace aérien contrôlé par les États-Unis en Syrie et en Irak et ont été rechargés par les avions du Pentagone qui ont été proposés en conséquence !

La situation se transforme en un “zugzwang” pour Israël. Tout ce qu’il fera n’aura comme conséquences que d’empirer la situation, et il n’a pas non plus le choix de ne pas choisir.

M. K. Bhadrakumar

 

Article original en anglais : Israel’s ‘zugzwang’ moment with Iran, Indian Punchline, le 28 octobre 2024.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

Image en vedette : Le chef du Hamas, Yahya Sinwar, et le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, à Téhéran (photo d’archives non datée) Indian Punchline.



Articles Par : M. K. Bhadrakumar

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