Le nouveau manuel US de contre-insurrection

Une armée professionnelle d’occupation peut-elle battre une insurrection s’appuyant sur le peuple du pays occupé ? Éternel problème des armées impériales. Les Britanniques l’ont expérimenté en Afghanistan tout au long du XIXème sièce, en Irak et en Malaisie au XXème siècle, les Français en Indochine et en Algérie, les Japonais en Chine et les USA en Indochine. Les théories de la contre-insurrection ont été développées par les penseurs militaires britanniques puis français. Il aura fallu une trentaine d’années après la cuisante défaite du Vietnam pour que les penseurs militaires US osent enfin lever le tabou et élaborent un manuel pour affronter le problème qu’ils rencontrent en Irak et en Afghanistan, où ils ne parviennent pas à venir à bout d’une guérilla menée par des forces extrêmement mobiles, connaissant bien le terrain et ancrées dans la population. Ce manuel s’appelle en toute simplicité « Counterinsurgency » – contre-insurrection – et il nous est présenté par un général brésilien qui ne peut cacher son admiration mais exprime néanmoins des doutes sur les possibilités pour l’armée US de battre l’insurrection en Irak et en Afghanistan. (NdT)

Fait inédit et extrêmement significatif dans l’histoire militaire contemporaine US, les commandements de l’Armée de terre du Corps des Marines ont publié le 15 décembre 2006 un nouveau manuel qui établit la doctrine la plus récente sur les opérations militaires de contre-insurrection.

Le fait que le FM 3-24 (US Army Field Manual) et le MCWP 3-33-5 (Marine Corps Warfighting Publication) constituent une seule et même publication – “Counterinsurgency”- démontre amplement l’importance désormais acquise par la mise au point d’une doctrine commune en matière de contre-insurrection pour la conduite des combats au sol contre des forces irrégulières.

Le nouveau manuel ambitionne de combler un vide qui se faisait sentir depuis longtemps dans les forces armées US. Le dernier manuel spécial de contre-insurrection de l’Armée de terre avait été publié il y a vingt ans et celui des Marines il y a vingt-cinq ans. Le thème de la contre-insurrection a été vu avec un grand mépris par la grande majorité des professionnels US, éduqués et formatés dans le contexte de la guerre conventionnelle, laissant son étude à des niches spécifiques, surtout les Forces spéciales.

Les prémices de base de l’élaboration de ce nouveau manuel ont été que l’actualisation de la doctrine militaire, même si elle ne devait pas ignorer les acquis historiques, devait désormais prendre en considération les expériences contemporaines les plus récentes, acquises sur les théâtres d’opérations d’Afghanistan et d’Irak.

Le manuel a été élaboré au US Army Combined Arms Center de Fort Levenworth au Kansas, sous la direction du Général David H. Petraeus qui, commanda la 101ème Division aéroportée durant l’Opération  Iraqí Freedom. Il est évident que ce n’est  pas pure coïncidence que le General Petraeus, à peine achevée l’élaboration de ce manuel, ait été nommé commandant des Forces de la coalition en Irak, fonction qu’il occupe depuis janvier 2007. 

Considérations générales

La nouvelle orientation doctrinale précise qu’aussi bien l’Armée de terre que le Corps des Marines reconnaissent que les insurrections, au fil du temps, ont chacune son contexte et ont donc chacune des caractéristiques propres, ce qui n’est pas étonnant. L’idée force est que l’on ne peut affronter des fondamentalistes radicaux islamiques de la même manière que l’on avait mené le combat contre le Viet Cong (Vietnam) ou les Moros (Philippines).

L’application de principes et de fondamentaux dans le combat contre chacun de ces groupes présente des différences considérables, principalement en fonction de la différence entre les  environnements opérationnels. Il n’en reste pas moins que toutes les insurrections, y compris celles qui ont lieu actuellement, qui sont caractérisées par des matrices éminemment adaptables, possèdent des certaines caractéristiques communes.

Il s’agit de conflits qui se développent au milieu de la population civile non combattante, avec une forte présence de forces irrégulières, lesquelles, bien qu’extrêmement hétérogènes dans leurs capacités, recourent toutes à des idées-force standardisées et mènent leurs actions dans un contexte expressément révolutionnaire, dont le grand objectif est la chute du régime en place et la prise du pouvoir par l’emploi de la subversion e de la lutte armée.

Tous ces aspects sont examinés tout en tenant compte d’un facteur aggravant pour la conduite complexe de la stratégie militaire US, à savoir que les opérations de contre-insurrection doivent être menées sur le territoire de « Pays hôtes » (Host Nations”), c’est-à-dire des nations alliées  qui reçoivent des USA des moyens humains et matériels destinés à leurs forces armées, pour affronter les insurrections.

Le nouveau manuel veut établir des lignes directrices doctrinales pour la conduite d’une campagne de contre-insurrection. Campagne qui, selon les conceptions les plus récentes, doit être planifiée et menée dans un contexte mixte d’offensive, de défensive et d’opérations de stabilisation, exécutées en présence de lignes opérationnelles diversifiées.

Des forces engagées dans des campagnes de ce type, en plus d’être dotées d’aptitudes particulières au combat, doivent être en mesure de reconstruire des infrastructures de base, de rétablir des services publics essentiels ainsi que des institutions gouvernementales fiables et des forces de sécurité locales capables de maintenir l’ordre.

C’est l’équilibre entre activités militaires, essentiellement opérationnelles, et civico-sociales, apparemment antagoniques entre elles, qui peut assurer le succès d’une telle campagne.

Le manuel préconise que la conduite efficiente et efficace de campagnes de contre-insurrection exige des unités de combat, un appui au combat et une logistique éprouvés, flexibles, adaptables à divers théâtres et surtout, dirigés par des commandants agiles, culturellement bien informés et astucieux.

Il faut garder présent à l’esprit que, bien que les récentes interventions militaires US depuis la fin de la Guerre froide aient inclus des campagnes à forte connotation non-conventionnelle, comme celles de Panamá (1989), Somalie (1992.1993), Haití (1994), Bosnie (1995), Kosovo (1999), Afghanistan (depuis 2001) et Irak (depuis 2003), en général, les opérations contre des forces irrégulières n’ont suscité qu’indifférence tant de la part des responsables de la politique de sécurité nationale que parmi ceux chargés délaborer la doctrine militaire US depuis la fin de la Guerre du Vietnam, il y a plus de 30 ans.

Le nouveau manuel vise à renverser cette tendance et constitue un document d‘orientation de la planification et de l’exécution d’opérations de ce type, en particulier à l’échelon des bataillons et au-dessus (brigades, divisions et corps d’armée).

Synthèse de la structure et du contenu

Le manuel commence au chapitre 1 –“Insurgency and Counterinsurgency”- par une description approfondie et bien étayée des bases fondamentale qui ont marqué l’évolution des insurrections et leurs conséquences sur les processus de contre-insurrection. Il ressort qu’en fonction de l’indiscutable supériorité militaire US dans le domaine conventionnel, ses ennemis potentiels développent des techniques, des tactiques et des procédés de guerre irrégulière, afin de créer des environnements opérationnels typiques des conflits asymétriques, où se mêlent la technologie moderne et des méthodes anciennes d’insurrection et de terrorisme.

Il apparaît que ce serait une grave erreur stratégique de tenter de vaincre de type de menace par les moyens conventionnels traditionnels qui mettent l’accent sur la manoeuvre et la puissance de feu massive et concentrée.  On souligne que l’expérience réelle a démontré qu’une telle conception conduit habituellement à l’échec. Après avoir analysé des aspects très particuliers de l’actualité, comme par exemple les connexions fortes entre insurrections, terrorisme et crime organisé dans diverses parties du monde, le chapitre 1 énumère une série de principes de base indispensables à la conduite d’opérations de contre-insurrection, concluant par une approche objective et comparative des pratiques opérationnelles qui ont réussi et de celles qui ont échoué.

Dans le chapitre 2 –“Unity of Effort: Integrating Civilian and military Activities”- le manuel présente une vision de la participation indispensable d’organisations non-militaires, qu’elles soient gouvernementales ou non, dans les campagnes de contre-insurrection, s’attachant aux techniques et procédures facilitant l’indispensable intégration entre activités civiles et militaires.

Afin d’optimiser le partage des responsabilités, sont pris en considération des aspects particuliers, comme l’établissement de mécanismes d’intégration entre civils et militaires, avec une prédilection pour le  “Civil Military Operations Center” (CMOC), indispensables pour mener à bien un effort de contre-insurrection.

Dans le chapitre 3 –“Intelligence in Counterinsurgency”-, le manuel se concentre par séquences sur les caractéristiques de l’activité de contre-insurrection : l’incontournable préparation en matière de renseignement à réaliser sur le théâtre opérationnel avant toute opération ; les aspects essentiels de planification et d’exécution d’opérations de renseignement,de reconnaissance et de surveillance ; les aspects essentiels de contre-renseignement et de contre-reconnaissance comme moyens essentiels de protection de la force ; et le collaboration en matière de renseignement avec d’autres agences, notamment celles du pays où l’on agit. Dans  ce chapitre, est martelée la maxime selon laquelle, dans une campagne de contre-insurrection bien menée, il est impératif que “le renseignement conduise les opérations ».

Dans le chapitre 4 –“Designing Counterinsurgency Campaigns and Operations”- le manuel décrit en profondeur les questions essentielles à examiner dans la méthodologie que nécessitent les diverses phases de planification des campagnes de contre-insurrection. Le chapitre contient des annexes mises à jour sur le déroulement du “travail de commandement”, au moment de la planification au niveau des bataillons et au-dessus.  

Dans le chapitre 5 –“Executing Counterinsurgency Operations”- le manuel met l’accent sur les fondamentaux essentiels de la conduite d’opérations de contre-insurrection, abordant par séquences le type d’opérations; les lignes opérationnelles logiques dans la contre-insurrection; et les considérations essentielles dans les diverses approches du modèle employé. Il souligne que les opérations doivent être conduites en prenant en considération la vision holistique de l’environnement opérationnel qui se présente, en ayant toujours à l’esprit la nécessaire “intégration du commandant” et en ne perdant pas de vue la « situation finale désirée ».

Dans le chapitre 6 –“developing Host-Nation Security Forces”- le manuel aborde le problème complexe et crucial du développement des forces de sécurité du pays hôte. On y discute les questions les plus significatives par rapport aux défis à relever, aux moyens à employer et à une définition parfaite de la situation finale désirée. On accorde une importante toute particulière à la formation de forces de police locales efficientes et efficaces ainsi qu’à leur rôle dans la campagne de contre-insurrection.

Dans le chapitre 7 –“Leadership and Ethics Counterinsurgency”-, le manuel aborde les questions relatives au leadership et à l’éthique dans la contre-insurrection.  Sur la base d’expériences vécues très récemment, dont certaines extrêmement négatives et traumatisantes, sont exposés les principes de base pour orienter le leadership aussi bien aux échelons les plus élevés qu’aux plus bas.

Dans ce contexte, les considérations éthiques qui sont particulièrement mises en relief concernent surtout les relations avec la population et le personnel des diverses institutions du pays hôte. On aborde en particulier la conduite  différenciée à observer dans les actions de combat et dans les actions policières de contrôle de la population et des ressources ; les procédures à suivre pour réduire au minimum les pertes dans la population civile non combattante, y compris en assumant les risques que de telles procédures impliquent. On trouve aussi des considérations essentielles de caractère éminemment éthique, sur des règles à observer en permanence et en priorité lors de la capture et de l’interrogatoire d’éléments suspects. Deux parties de ce chapitre sont impressionnantes de par l’accent mis sur les considérations : « Limites dans la détention » et « Limites dans les interrogatoires ». La préoccupation pour les valeurs éthiques et morales impliquées dans le contexte du dilemme posé par l’extraction d’informations de prisonniers, visant à réduire les pertes dans ses propres forces, est abordée avec un réalisme sans pareil.  Il fau remarquer que dans aucune autre publication doctrinale US, les problèmes de ce genre n’ont été abordés avec un tel réalisme, une telle adéquation et une telle pertinence. Et il est évident que le processus de recueil d’expériences est en train de donner des résultats bénéfiques significatifs.

Dans le dernier chapitre, le chapitre 8 –“Sustainment” (Appui logistique)- le manuel contient des considérations sur l’appui logistique qu’il faut développer dans les campagnes de contre-insurrection. Les principes généraux de base sont examinés objectivement; l’attention est attirée par les considérations émises dans la partie  “Contracted Logistic Support” (Soutien logistique sous-traité), concernant la manière de sous-traiter les activités logistiques, y compris à des entreprises du pays hôte. Ici aussi, il s’agit d’un thème qui n’avait jusqu’ici jamais été examiné aussi à fond d’un point de vue doctrinal.

Le manuel est complété par cinq appendices : Appendice A- Un Guide pour l’ action; Appendice B- Analyses sociales et autres outils analytiques; Appendice C- Soutien linguistique; Appendice D- Considérations juridiques ; Appendice E- La force aérienne dans la contre-insurrection. On trouve également une bibliographie spécifique, un glossaire des termes militaires et des références militaires.

Conclusion

La réception du manuel Counterinsurgency” est actuellement excellente, non seulement dans les forces armées US, mais aussi dans la plupart des forces armées du monde occidental. Une grande partie des armées de l’OTAN est justement en train de reformuler ses propres manuels, en prenant comme base le nouveau manuel US.

Il ne faut pas voir dans l’accueil fait à ce manuel un événement ayant des conséquences politiques. Il ne fait pas de doute que nous avons là le document de doctrine en matière de contre-insurrection le mieux élaboré que l’on ait jamais vu dans le monde occidental. Et ce n’est pas le fruit d’une coïncidence qu’il ait été conçu comme fruit des leçons tirées de campagnes extrêmement complexes qui ont exigé un important tribut du sang, aussi bien de professionnels que de civils non combattants, dans diverses parties du monde et à diverses époques.

Les ennemis potentiels et latents des USA cherchent toujours plus à développer des tactiques, des techniques et des méthodes pour tenter d’échapper aux formes traditionnelles et conventionnelles qui caractérisent la formidable et, plus que jamais, inégalée puissance militaire US.

Les points de vulnérabilité qui sont apparus dans des campagnes historiques aux résultats adverses comme au  Vietnam, au Líban et en Somalie ont orienté les menaces actuelles asymétriques qui basent la poursuite de leurs objectifs sur la subversion, la guérilla et le terrorisme, sans déprécier pour autant les avancées technologiques comme, par exemple, celles fournies par Internet.

La vérité est que les conflits armés actuels du XXIème siècle, caractérisés par la présence intensive de forces irrégulières, souvent motivées par un fanatisme religieux dramatique, mêlées à des masses de population de nuances diverses, sont en train de démontrer clairement que la victoire ne peut pas dépendre des seuls facteurs militaires, bien au contraire.

Le nouveau manuel qui vient de sortir matérialise un effort important pour reconnaître que les campagnes de contre-insurrection doivent être développées sur le long terme, et que la victoire ne se mesure pas au nombre d’éléments irréguliers capturés ou tués ni au nombre d’attaques quotidiennes victorieuses.  Il faut avant tout faire preuve de patience et de détermination dans la poursuite des objectifs, qualités que la société US n’est pas toujours disposée à démontrer.

Plus que « gagner la guerre », ce qui est fondamental aujourd’hui, c’est « gagner la paix ». C’est là le grand fondamental qui synthétise toute l’expérience recueillie dans ce nouveau manuel. Mais, bien que ce soit sans aucun doute l’objectif de cette magnifique publication militaire professionnelle, rien n’assure que les USA atteindront pleinement leurs objectifs nationaux actuels, tant sur le plan mondial, dans leur « Guerre mondiale contre le terrorisme » qu’au plan régional, sur les théâtres d’Afghanistan et d’Irak.

Álvaro de Souza Pinheiro est général de brigade de réserve de l’armée brésilienne et analyste militaire spécialisé dans les opérations spéciales et la guerre irrégulière. 

Article original en portugais: defesanet 

Traduit  par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.



Articles Par : Álvaro de Souza Pinheiro

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