Le nouveau monde n’est plus forgé par les puissances atlantiques

La conférence annuelle de Munich sur la sécurité, qui s’est tenue la semaine dernière (du 14 au 16 février), s’est révélée un événement emblématique, si on la compare à celle qui s’était tenue dans la même ville de Bavière le 10 février 2007, où, dans un discours prescient, le président russe Vladimir Poutine avait critiqué l’ordre mondial caractérisé par l’hégémonie mondiale des États-Unis et leur « hyper-usage presque incontrôlé de la force dans les relations internationales ».

Si le discours de Poutine à Munich présageait une nouvelle guerre froide et la montée des tensions dans les relations de la Russie avec l’Occident, treize ans plus tard, lors de l’événement de la semaine dernière, nous avons pu constater que les liens transatlantiques développés au cours des deux guerres mondiales du siècle dernier, et qui ont abouti à un système d’alliance à part entière, sont aujourd’hui arrivées à un carrefour.

Le président allemand Frank-Walter Steinmeier prononçant le discours d’ouverture de la conférence de Munich sur la sécurité, Munich, Allemagne, 14 février 2020

De profondes fissures sont apparues dans les relations transatlantiques. Dans un extraordinaire discours d’ouverture, le président allemand Frank-Walter Steinmeier, éminence grise de la diplomatie européenne, a accusé Washington de « rejeter l’idée d’une communauté internationale ».

Steinmeier a reconnu qu’il n’y a pas de retour possible aux jours heureux d’un partenariat transatlantique étroit, car l’Europe et les États-Unis s’éloignent l’une de l’autre. Il a averti : « Si le projet européen échoue, les leçons de l’histoire allemande seront remises en question ».

Cela dit, Steinmeier ne préconise pas non plus que l’UE fasse cavalier seul. Au contraire, « seule une UE qui peut et veut se protéger de manière crédible sera en mesure de maintenir les États-Unis dans l’alliance ».

Mais il a regretté que « l’Europe ne soit déjà plus aussi vitale pour les États-Unis qu’elle l’était auparavant… Nous devons nous garder de l’illusion que la diminution de l’intérêt des États-Unis pour l’Europe est uniquement le fait de l’administration actuelle… Car nous savons que ce changement a commencé il y a un certain temps, et qu’il se poursuivra même après cette administration ».

Le thème de l’indépendance européenne – l’Europe devenant une puissance souveraine, stratégique et politique – était également le leitmotiv d’un discours du président français Emmanuel Macron, qui a apporté un nouveau dynamisme dans le débat européen en luttant pour une politique étrangère et de sécurité commune européenne. Les responsables politiques allemands sont tombés d’accord avec l’idée de Macron selon laquelle l’Europe doit prendre en charge son propre destin.

En revanche, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo avait précédemment insisté sur le fait que les avertissements sur le déclin de l’Occident étaient « grossièrement exagéré » et, qu’en fait, « l’Occident est en train de gagner. Nous sommes collectivement en train de gagner. Nous le faisons ensemble ».

Pendant ce temps, deux points émergeaient dans les discussions : d’une part, la pertinence du multilatéralisme dans le système international et, d’autre part, une profonde anxiété sur l’environnement de sécurité mondial actuel.

Steinmeier a formulé ces préoccupations de manière très précise, en déclarant que « l’idée de communauté internationale n’est pas dépassée », ajoutant que « le repli dans nos coquilles nationales nous pousse dans une impasse, vers une ère sombre ».

Au total, ces échanges vifs entre les Européens et une partie de la délégation américaine ont confirmé, plus que jamais, la faiblesse et la désunion de l’Occident. Un article publié dans Politico, à la date de Munich, indiquait que « les deux parties ne sont pas seulement en désaccord sur les grandes questions auxquelles l’Occident est confronté (menaces de la Russie, de l’Iran, de la Chine), elles vivent dans des univers parallèles ».

La Chine est l’un des grands sujets qui ont divisé Munich. Ni Pompeo, ni le secrétaire à la défense Mark Esper n’ont laissé le moindre doute sur le fait que Washington considère la Chine comme une force nuisible dans le monde, et une menace importante à long terme. Mais ce point de vue n’est pas partagé par de nombreux pays de l’UE. La question sous-jacente est de savoir quelle position l’alliance occidentale doit adopter à l’égard de la Chine, ce qui est une position fondamentale aux conséquences futures incalculables.

L’UE est profondément préoccupée par les conséquences sur son économie d’un éventuel refus de commercer et d’investir avec Pékin.

Il est apparu, lors de la conférence, que l’argument de Pompeo selon lequel la Chine est le nouvel ennemi n’a pas convaincu. Sa mise en garde contre l’implication de la société technologique chinoise Huawei dans le déploiement prochain de la 5G s’est heurtée à un silence de mort chez les alliés européens. La politique à l’égard de la Chine pourrait devenir la plus grande cause de division transatlantique.

L’Occident peut-il retrouver son influence ? Le nœud du problème est qu’avec le déclin de ses richesses matérielles et la décadence de ses valeurs, sa capacité d’influence a diminué. Et la forme d’organisation économique de l’Occident n’est plus aussi attractive qu’autrefois. De plus, avec la montée de la Chine, le développement rapide de l’Inde et la résurgence de la Russie, une nouvelle dynamique mondiale se dessine.

À mesure que ces puissances émergentes et d’autres se renforcent, la dispersion du pouvoir et de l’influence s’accélère et il est peu probable que l’Occident retrouve l’influence prépondérante qu’il a exercée après la Seconde Guerre mondiale.

Cette perte d’influence pourrait ralentir si seulement un « nouvel Occident » dirigé par l’Europe et combinant puissance et valeurs se tournait vers des puissances comme l’Inde ou le Japon pour construire des alliances mondiales. Mais une lacune majeure réside dans le mépris des États-Unis pour le multilatéralisme et l’ordre international fondé sur des règles de droit.

De même, la volonté de Washington de faire du donnant-donnant pour faire progresser ses confrontations unilatérales – que ce soit contre la Russie et la Chine ou l’Iran et le Venezuela – ne trouve pas d’écho auprès de ses principaux partenaires occidentaux, dont la majorité est opposée à toute forme de confrontation, a fortiori avec Pékin.

« Nous ne pouvons pas être le ‘junior partner’ des Américains », a déclaré Macron, citant les récents échecs de la politique conflictuelle de l’Occident. Il est clair que des divisions internes affligent l’Occident, et il est difficile de voir comment elles peuvent être surmontées.

Au mieux, des coalitions ponctuelles peuvent se faire entre États occidentaux sur des questions spécifiques. Mais même dans ce cas, l’Occident peut au mieux ralentir son déclin relatif. Il est loin de pouvoir l’inverser.

Le cœur du problème est que d’un côté, le centre de gravité économique de l’ordre mondial, et l’équation de puissance mondiale qui en découle s’éloignent inexorablement de l’Occident, alors que d’un autre côté, il n’y a même plus d’ « Occident » uni derrière des valeurs et des politiques.

M. K. Bhadrakumar

 

 

Paru sur Indian Punchline sous le titre A world no longer shaped by Atlantic powers, le 20 février 2020.

Traduction Entelekheia
Photo Gerd Altmann/Pixabay

 

NDT :

Tout refus de commercer avec Pékin, que ce soit pour des raisons idéologiques ou pour flatter l’hégémonisme américain, pourrait effectivement coûter très cher à l’UE. Selon les données du FMI pour 2019, en termes de parité du pouvoir d’achat, les PIB des dix premiers pays sont listés comme suit:1 – Chine
2 – États-Unis
3 – Inde
4 – Japon
5 – Allemagne
6 – Russie
7 – Indonésie
8 – Brésil
9 – Royaume-Uni
10 – France

Cette liste illustre la nouvelle donne : la puissance économique n’est plus du tout concentrée en Occident, NdT.



Articles Par : M. K. Bhadrakumar

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