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Le pacte de la tortilla
Par Carlos Fazio
Mondialisation.ca, 26 mars 2007
26 mars 2007
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Bénéficiant d’une popularité en hausse et en pleine lune de miel avec la population, le président du Mexique Felipe Calderón a vu surgir le spectre de la déstabilisation sociale du côté où il l’attendait le moins : celui des monopoles privés qui contrôlent la commercialisation et l’industrialisation du maïs et de son dérivé alimentaire : la tortilla.


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Début janvier, l’escalade des prix du maïs et de la tortilla, aliment de base du régime alimentaire mexicain, a poussé la population à protester dans la rue, alors que Calderón et son cabinet de sécurité étaient occupés à montrer leurs « muscles » face au crime organisé et au narcotrafic. Le gouvernement, animé par la volonté de légitimer son pouvoir et appuyé par une campagne publicitaire spectaculaire dans les médias de masse, a cherché à utiliser l’envoi de milliers de soldats et de policiers aux quatre coins du pays pour combattre l’insécurité, ramener l’ « ordre » et restaurer le règne du droit, affaibli par les mafias criminelles.

Mais une course spéculative impulsée de manière délibérée par les chefs d’entreprise de la masa (pâte de maïs) et de la tortilla (galette de maïs), et par les puissants monopoles de l’industrie du maïs l’a ramené à la réalité. Les « cacerolazos  » [manifestations sous la forme de concerts de casseroles, ndlr] se sont multipliés dans la capitale et d’autres villes mexicaines, aux cris de « Sans maïs, pas de pays !  » et «  À bas le pain, vive la tortilla !  » (« Abajo el pan, arriba la tortilla ») – ce dernier slogan étant un jeu de mot en espagnol sur le mot pan (« pain »), et le sigle du parti officiel, PAN (« Parti d’Action Nationale »).

Selon un sondage réalisé par l’agence Maria de las Heras, la hausse du prix de la tortilla, qui oscille entre 40 et 100%, a « fort » touché l’économie familiale de 74% des personnes interrogées – ce à quoi il faut ajouter la hausse d’autres produits de base comme le lait.

Les conseillers gouvernementaux ont réalisé que, par la faute de la tortilla, la popularité du président en hausse suite aux opérations contre la pègre était en train de s’éroder. Dans une première tentative pour limiter les dégâts, le ministre de l’Economie, Eduardo Sojo, un néolibéral orthodoxe, a déclaré que le gouvernement ne pouvait pas fixer les prix ; laissant faire la main invisible du marché, il a annoncé l’importation, des Etats-Unis principalement, de 650 000 tonnes de maïs blanc libre de droits de douane, pour régler le problème.

Maïs et libre-échange

À la frivolité du ministre, qui a ouvert le chemin pour inonder le marché de maïs transgénique et augmenter la dépendance alimentaire envers les Etats-Unis, a succédé celle de l’archevêque primat du Mexique, le cardinal Norberto Rivera, qui a minimisé les effets du tortillazo [augmentation du prix de la tortilla, ndlr], et déclaré que ce n’était pas une « tragédie », ni « la fin du monde » pour le pays. En réalité la tragédie, pour Monseigneur, serait l’envol du prix des hosties.

Symbole identitaire qui traverse toutes les classes sociales, le maïs est un référent culturel et, de plus, la base de l’alimentation du Mexicain. Selon les données de l’Instituto Nacional de Estadística, Geografía e Informática (INEGI, Institut National de Statistiques, Géographie et Informatique), le bureau de statistique gouvernemental, 80% des foyers mexicains achètent des tortillas. Jorge Ibargüengoitia disait de la tortilla qu’elle était «  un aliment, une assiette, un couvert, une serviette et une stabilité  » [1].

La stabilité économique a été précisément ce qui a fait trembler la guerre spéculative des accapareurs et des spéculateurs, en plus de l’incompétence officielle, la corruption et la cupidité. Même si elle n’a pas été l’unique facteur de la hausse du prix de la tortilla. La hausse de l’essence, de l’électricité et du gaz, éléments de base pour la production, le transport et l’industrialisation de la plante, ont compté également. Une troisième cause a été le doublement du prix de la graminacée sur le marché mondial en raison de l’essor de la demande en bioéthanol, produit aux Etats-Unis à base de maïs, et utilisé comme combustible ou oxygénant dans l’essence.

Il a aussi eu des changements structurels de fond qui ont amené le Mexique, pays autosuffisant, à devoir importer l’année dernière 5,66 millions de tonnes de maïs, l’équivalent du quart de la production du pays. C’est l’un des résultats concrets de l’entrée en vigueur en 1994 de l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA), signé avec les Etats-Unis et le Canada, un traité déséquilibré en défaveur du Mexique. Sous les gouvernements de Carlos Salinas de Gortari et d’Ernesto Zedillo et au nom de la « modernisation », l’ancien système par lequel l’État vendait la tortilla à un prix subventionné et régulait le marché du maïs – par l’établissement de prix garantis pour les agriculteurs et par le contrôle des importations – a été démantelé.

Mais, en 1999, le gouvernement a supprimé le monopole d’État, qui emmagasinait et distribuait la céréale, et a transféré le secteur au monopole privé. «  Ne semez plus de maïs  », ont déclaré les technocrates aux producteurs ruraux, en même temps qu’ils supprimaient l’aide publique à l’agriculture, détruisaient l’économie paysanne, livraient le contrôle du processus à une poignée d’oligopoles et dégradaient les agrosystèmes.

Avec le démantèlement de la chaîne de production du maïs comme produit de consommation et la formation d’oligopoles dans l’approvisionnement de tortilla de farine de maïs, producteurs et consommateurs se sont retrouvés désarmés face aux forces du marché. Trois grands groupes se sont emparés du marché national : le groupe Maseca, entreprise dirigée par le multimillionnaire mexicain Roberto González Barreda, allié à Archer Daniels Midland, l’entreprise la plus puissante des États-Unis ; le groupe Minsa, associé à Corn Products International et à Arancia ; et Cargill, fusionnée à Continental.

Accord

Depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, le Mexique a perdu en sécurité et en souveraineté alimentaires. Le prix de la tortilla a augmenté de 738%. Deux millions d’emplois ruraux ont été détruits et il y a eu un exode massif de main-d’œuvre vers les Etats-Unis. Quand, au cours du sextennat de Salinas, un kilo de tortilla valait 1% du salaire, il équivaut aujourd’hui à 20%. Autres chiffres parlants : l’année dernière, le prix de la tortilla a augmenté de 13,82%, l’inflation de 4% et le salaire minimum de 3,45%. Tout cela dans un pays où 20 millions de Mexicains vivent avec un maximum de 20 pesos par jour (2 dollars), dont un est utilisé pour manger. Aux prix actuels, ils peuvent tout juste acheter un kilo de tortilla par jour (sans rien dedans), et sans qu’il ne leur reste un centime. D’où la colère populaire.

Pour renverser la vapeur, le président Calderón a convoqué, le 18 janvier, les « forces productives » à une réunion dans la résidence officielle [du président] de Los Pinos et a utilisé la main visible de l’État pour avoir une incidence sur le « comportement » des agents économiques. Avec toute la pompe due à l’événement, il a déclaré la « tolérance zéro » pour les spéculateurs et les accapareurs, a dit qu’il allait «  appliquer la loi avec fermeté et punir ceux qui cherchent à profiter de l’état de nécessité des gens  », et a annoncé un « juste prix » du kilo de tortillas, supérieur de 42% à ce qui prévalait sur le marché deux mois auparavant. C’est-à-dire qu’il a officialisé devant le fait accompli, une augmentation forcée, qu’il a appelée « pacte ».

En réalité, le président a sanctionné le succès de la vague spéculative et récompensé l’accaparement des grands intermédiaires. Mais, dans cette affaire, ce qui est insolite, c’est qu’à côté de lui et des représentants des grandes firmes de la chaîne agroalimentaire (comme Wall-Mart, Minsa et la transnationale mexicaine Bimbo), il y avait Roberto González Barreda, patron du groupe industriel Maseca, principal producteur de farine de maïs au monde (il contrôle 80% de la farine de maïs commercialisée au Mexique), et connu comme le plus gros spéculateur du moment. A ceci près que Maseca a été mis au pilori par la Commission nationale de la concurrence, après l’acquisition pour 244 millions de pesos [2] des actifs de la firme Agroinsa, ce qui place l’entreprise, selon le jugement de la commission, dans une position évidente de concentration monopolistique. Nonobstant cela, le président Calderón a posé pour les médias en donnant une forte accolade à González Barreda, l’un des financeurs de sa campagne électorale.

Pour les riches

L’année passée, Cargill a acheté 600 000 tonnes de maïs à 1 650 pesos la tonne et la vend aujourd’hui à 3 500 pesos dans la vallée de Mexico. La crise est survenue parce que des entreprises transnationales productrices de semences transgéniques comme Monsanto, Pioneer, Syngenta, Agrobio et Dupont ont fait pression sur le gouvernement mexicain pour qu’il autorise les semences de maïs génétiquement modifié comme « solution de fond » dans le secteur.

A la suite de ce qu’on appelle l’« erreur de janvier », plusieurs spécialistes des pages économiques ont estimé que ce qui était arrivé avait été une tentative claire de « bizuter » Felipe Calderón. Mais, dans la guerre économique, il n’y a pas de coups ratés, seulement des alliés et des ennemis. En définitive, l’« accord pour la stabilisation du prix de la tortilla » a permis de montrer que la si souvent mentionnée liberté de marché n’existe pas, puisqu’il est contrôlé tant par les groupes oligarchiques prédateurs qui cherchent à faire un maximum de profit, bien loin de la concurrence parfaite et idyllique préconisée par les idéologues néolibéraux. En subventionnant les grandes entreprises et la grande distribution, Calderón pratique un populisme pour riches. Il n y a pas de doute, le Mexique est toujours un pays de Cocagne pour le grand capital.

Notes:

[1] [NDLR] Effectivement, la tortilla étant une galette de maïs, elle peut se consommer seule, mais aussi servir d’assiette pour les tacos et de couvert pour manger du guacamole par exemple.

[2] [NDLR] Plus de 16 millions d’euros.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL).

 

Source : Brecha (www.brecha.com.uy), Montevideo, janvier 2007.

Traduction : El Juguete Rabioso / Le Jouet Enragé (http://lejouetenrage.free.fr/). Traduction revue par l’équipe du RISAL (http://risal.collectifs.net/)

GLOSSAIRE

Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)
L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) est une traité signé entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique. Il est entré en vigueur le 1er janvier 1994. Il est fortement critiqué notamment pour ses conséquences dévastatrices sur l’agriculture mexicaine.

Bioéthanol
Ethanol ou alcool éthylique obtenu par fermentation des sucres de matières premières végétales (betterave à sucre, céréales, pomme de terre, topinambour, bois) ou de « déchets » (petit-lait, vieux papier, …). Il peut être utilisé seul ou en mélange avec de l’essence.
Source : Toutelagriculture.fr.

Calderon Felipe
Homme politique mexicain membre de très conservateur Parti d’Action Nationale (PAN). A été élu président de la République du Mexique en 2006 suite à une élection marquée, selon de nombreux indices, par la fraude.

Parti d’Action Nationale (PAN)
le Parti d’action nationale est le parti conservateur mexicain dont est issu le président Vicente Fox (2000-2006).

Salinas de Gortari, Carlos
Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique de 1988 à 1994, membre du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI).

Zedillo, Ernesto
Ernesto Zedillo, président du Mexique de 1994 à 2000, pour le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI).

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