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Le poids de la Turquie dans le complexe militaro-industriel russe
Par Viktor Litovkine
Mondialisation.ca, 26 juin 2006
26 juin 2006
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Le président turc, Ahmet Necdet Sezer, entamera le 28 juin une visite officielle en Russie. Il est quasi certain que la coopération technico-militaire des deux pays sera abordée au cours des pourparlers qu’il aura avec le président russe, Vladimir Poutine.

Le poids de la Turquie dans le complexe militaro-industriel russe

Pour les historiens, cette coopération remonte à une bonne centaine d’années, à 1920, quand la Russie avait reçu la visite du fondateur de la République turque, Kemal Ataturk. Sur demande de celui-ci, le Soviet des commissaires du peuple (conseil des ministres) avait dégagé un crédit de 10 millions de roubles-or en qualité d’aide gracieuse aux dirigeants kemaliens, et ce alors que la Russie soviétique était économiquement et socialement affaiblie à l’extrême par la guerre civile et l’intervention étrangère. La Russie avait procuré au plus proche voisin méridional des conseillers militaires ainsi que des armements et des matériels de guerre: fusils, mitrailleuses, cartouches, grenades, voitures blindées avions et armes blanches. Tout cela avait beaucoup contribué au devenir de la jeune République turque.

L’année 1992 constitue une nouvelle étape de la coopération militaire. A l’époque Ankara et Moscou avaient conclu un accord portant sur la livraison à la partie turque d’armes et de matériels de guerre russes pour un montant de 100 millions de dollars. Les transporteurs blindés russes BTR-80 et des hélicoptères polyvalents Mi-8MTCh/Mi-17 fournis à des unités de gendarmerie avaient ensuite fait leurs preuves dans la lutte contre les formations armées illégales de séparatistes.

Les gendarmes et les troupes spéciales turcs sont également dotés de fusils d’assaut et de mitrailleuses Kalachnikov, de fusils à lunette Dragounov et de lance-roquettes antichars portables RPG-7. Des unités d’artillerie turques sont équipées de lance-roquettes multiples de 107mm, TR-122, T-122 et STR-122.

Au mois d’avril 1994, la Russie et la Turquie avaient signé un accord intergouvernemental de coopération technico-militaire. Il s’agissait là du premier accord de ce genre passé entre Moscou et la capitale d’un Etat membre de l’OTAN. Il prévoyait une large implication du complexe militaro-industriel de la Russie dans la livraison à Ankara d’armements pour les trois armes et la gendarmerie. Cependant, pour des raisons diverses cet accord ne devait pas pleinement se réaliser. Il a néanmoins été repris après la constitution en mai 2001 de la Commission mixte russo-turque pour la coopération technico-militaire. Cette structure a tenu depuis deux sessions, à Ankara et à Moscou. Au cours de la visite effectuée en Turquie par le président Vladimir Poutine (décembre 2004) les parties russe et turque ont signé plusieurs documents sur la protection réciproque de la propriété intellectuelle dans le domaine de la coopération technico-militaire ainsi que sur la protection réciproque des informations secrètes.

Selon les experts russes, à ce jour les livraisons d’armes et de matériels de guerre russes à la Turquie se montent à quelque 200 millions de dollars. Il s’agit essentiellement de munitions et de pièces détachées pour les équipements militaires livrés antérieurement. Disons-le carrément, cela ne correspond ni au potentiel du complexe militaro-militaire russe, ni aux besoins des forces armées turques, ni aux possibilités financières de l’Etat turc.

Les experts font remarquer qu’Ankara possède la deuxième armée la plus nombreuse et la plus puissante de l’OTAN. De 3 à 5 milliards de dollars d’armements sont vendus chaque année sur le marché turc. Le programme de modernisation de l’armée turque entériné en 1997 prévoit l’octroi à ces fins de 27 milliards de dollars jusqu’à 2007. Sur ce plan la Russie a bien des choses à offrir et elle est disposée en échange d’une bonne partie de cette somme à fournir à la Turquie des armes au moins aussi performantes, sinon plus, que celles qui lui sont proposées par l’Alliance de l’Atlantique Nord, autrement dit les Etats-Unis.

De la vanité de la part de Moscou? Aucunement. Il y a quelques années, plus précisément en 1997, Ankara avait lancé un appel d’offres concernant l’achat d’un hélicoptère de reconnaissance et d’attaque. Il était prévu d’acquérir 145 appareils pour un montant de 1,5-2 milliards de dollars. L’une des conditions essentielles de l’appel d’offres prévoyait l’implication de sociétés étrangères dans l’équipement des hélicoptères et l’assemblage de ces derniers dans des entreprises turques. La Russie avait proposé à la Turquie son « fleuron », à savoir l’hélicoptère à rotors co-axiaux Ka-50 BlackShark (Requin noir), qui après avoir été modernisé par un consortium russo-israélien et doté d’une nouvelle avionique, dont des viseurs nuit, a été rebaptisé Erdogan (Faucon). Concepteur de cet appareil , la société Kamov a accepté qu’il soit assemblé sur licence dans des entreprises turques. Qui plus est, l’Erdogan pourra être vendu à des pays tiers sans restrictions quant à son utilisation à des fins militaires. Et puis le prix consenti par la partie russe défiait toute concurrence.

Seulement les Etats-Unis sont intervenus. La société Bell/Textron qui avait proposé l’hélicoptère AH-1Z Super Cobra « sur le retour » et loin d’afficher les performances de l’Erdogan, a exercé une pression sans précédent sur Ankara, y compris par le biais du président Bush junior. Lors des essais comparatifs le Kamov s’est presque toujours avéré meilleur que le Super Cobra. En décembre 2003, le premier sous-secrétaire d’Etat à la Défense de Turquie, Ali Ercan, avait décidé de signer le contrat avec la Russie. Mais… un mois et demi plus tard il était démis de ses fonctions et le 14 mai 2004 les résultats de l’appel d’offres étaient annulés.

Un nouvel appel d’offres similaire a été lancé. On saura probablement après la visite du président Ahmet Necdet Sezer à Moscou si l’Erdogan a conservé ses chances. C’est vrai que la Turquie n’a pas que des hélicoptères à proposer à la Turquie. La « carte » offerte par Moscou comporte la fabrication sur licence dans des entreprises turques de chars russes (T-80V ou T-90 armé d’un canon de 120 mm adapté aux standards de l’OTAN), des transporteurs de troupes blindés BTR-80 ou BTR-90 et des véhicules blindés Tigr, la fourniture de missiles antichars de courte et de moyenne portées, de vitesse supersonique et pouvant percer des blindages de n’importe quelle épaisseur. Et aussi la construction conjointe de navires de sauvetage, l’intégration de missiles sol-air russes Strelets dans le système analogue turc Aselan, la réalisation de projets spatiaux conjoints à vocation militaire et bien d’autres choses encore.

Le fait que la Turquie soit membre de l’OTAN et qu’elle ait besoin d’armes de calibres conformes à ceux de l’Alliance ne pose pas problème aux spécialistes du complexe militaro industriel russe. Ce dernier fabrique des fusils d’assaut Kalachnikov AK-101 et AK-102 et des mitrailleuses Petcheneg tirant des cartouches otanaises de 5,56 mm, des canons autotractés MSTA-S de 155 mm, un calibre lui aussi otanais, ainsi que des systèmes de navigation GPS et d’autres armes conformes aux standards de l’OTAN. Le complexe militaro-industriel russe est en mesure de fabriquer des armes adaptées à n’importe quel calibre, à n’importe quel système de communication et de gestion. Par exemple, la défense antiaérienne de la Grèce, un pays voisin de la Turquie et comme elle membre actif de l’OTAN, est presque entièrement constitué par des missiles sol-air de fabrication russe, depuis les Osa-10 et Tor-M1 équipant l’armée de terre et jusqu’aux systèmes S-300PMU. Et elle s’inscrit pleinement dans les standards adoptés par l’Alliance de l’Atlantique Nord.

Par contre, la question qui se pose maintenant c’est de savoir si la Turquie résistera aux pressions exercées par les puissantes sociétés occidentales, qui ne s’arrêteront devant rien pour pouvoir placer des contrats avantageux pour elles, si elle disposera de suffisamment de moyens financiers et si elle fera preuve de la volonté politique requise. Seulement cette question n’est pas du ressort du complexe militaro-industriel russe.


Viktor Litovkine est commentateur militaire de RIA Novosti .

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