Le réveil de « la chasse aux sorcières »
Depuis le 11 septembre 2001, des éléments de la droite livrent une campagne limitée mais persistante de persécution contre les immigrés, les opposants internes à l’administration Bush et la gauche universitaire. À l’heure où la Maison-Blanche multiplie les « vilains tours » contre les dissidents dans ses propres rangs et où le jeune mouvement des immigrés refuse avec force la politique draconienne proposée aux étrangers, la gauche observe avec perplexité les joutes, qui paraissent anachroniques, de la droite contre l’université, bastion de la pensée critique depuis les années soixante.
Cible préférée de la droite idéologique, les universitaires de gauche n’ont pas encore beaucoup souffert de la répression d’État. Qu’ils soient de la gauche radicale ou simplement « libéraux » (au sens nord-américain, c’est-à-dire très modérément à gauche), ils jouissent d’un grand prestige dans la sphère publique.
La plupart des professeurs sont plus proches du Parti démocrate que de la gauche radicale, mais pour les idéologues de droite, cette préférence est déjà preuve d’un parti pris condamnable. Suivant la curieuse doctrine selon laquelle toute connaissance légitime est politiquement « neutre », la droite accuse certains professeurs de politiser leurs cours et d’empoisonner le libre échange des idées.
De quoi sont-ils « coupables » ? D’antiracisme, de critiques de la politique étrangère, voire de sentiments propalestiniens, dans un pays où Israël – quelle que soit sa politique – est devenu une vache sacrée. Les chercheurs spécialistes du Moyen-Orient, majoritairement opposés à la guerre en Irak, sont devenus des cibles privilégiées d’attaques.
Sur le campus de l’UCLA, l’animateur d’un talk-show de droite a essayé – sans succès – d’inciter des étudiants, en les payant, à dénoncer leurs professeurs. À l’université du Colorado, un critique bien connu de la condition des peuples indigènes, Ward Churchill, a été obligé de quitter la direction de son département, mais son titre de professeur n’est pas menacé.
L’inimitable David Horowitz, fils de parents communistes, a connu après les années soixante une expérience de « conversion » qui l’a amené à s’opposer farouchement à la gauche radicale dont il avait fait partie. Il promeut actuellement une « charte des droits » universitaire qui cautionne les plaintes des étudiants contre leurs enseignants « trop politiques ». Il dénonce pêle-mêle des intellectuels d’une gauche très modérée tels que Todd Gitlin ou Victor Navasky et des figures de la gauche radicale telles que Howard Zinn et Noam Chomsky. Je suis fier de figurer sur sa liste – mais je regrette de ne pas être aussi dangereux qu’il imagine…
Assistons-nous à un retour du maccarthysme ? Dans les années cinquante, des militants étaient fichés sur liste noire, incarcérés, chassés de leur emploi, poussés à l’exil. De nombreux fonctionnaires et employés de l’industrie du spectacle, saisis par la peur, ont livré des témoignages sur l’identité politique de leurs collègues.
Le mouvement syndical a connu une persécution particulièrement forte. Une loi de 1947 a interdit aux communistes d’être des élus syndicaux. En 1949, la confédération CIO a banni onze syndicats accusés d’être sous « domination communiste ». Dans les industries militaires, des militants ont perdu leur emploi sans être défendus par les syndicats puisque de nombreux responsables syndicaux collaboraient à la répression. Aujourd’hui, avec la fin de l’URSS et la disparition des communistes comme force significative aux États-Unis, la diffamation vise toutes les opinions dissidentes, avec des effets qui sont, jusqu’ici, moins graves qu’à l’époque de la guerre froide. Si les professeurs dans leur ensemble restent silencieux, leurs trois plus grands syndicats condamnent la « charte » de Horowitz. L’American Civil Liberties Union (ACLU), absente du combat contre la répression dans les années cinquante, joue aujourd’hui un rôle de premier plan. Et si, autrefois, les chasseurs de sorcières étaient approuvés par le public, aujourd’hui un large courant d’opinion rejette l’intolérance de la droite ainsi que tout son programme politique. Il serait erroné, cependant, de minimiser le danger actuel. Au début de la guerre froide, la gauche n’a pas assez pris au sérieux la censure qui frappait le mouvement ouvrier et Hollywood. Moins de dix ans plus tard, la répression avait poussé beaucoup de militants dans la clandestinité. Les communistes étaient harcelés sans relâche, mis sur table d’écoute, privés de leur emploi. Les gens parlaient bas, en évitant les sujets politiques – et la gauche a quasiment disparu de la scène publique. Nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Mais la droite militante est bien organisée et financée. Une contre-mobilisation de la gauche s’imposerait pour éviter de revivre la tragédie d’il y a un demi-siècle.
Stanley Aronowitz, professeur de sociologie, City University of New York Graduate Center. Ancien militant syndical: auteur de nombreux ouvrages, dont le plus récent s’intitule How Class Works : Power and Social Movements, Yale University Press, 2003.