Le retour d’Idlib sous contrôle syrien n’est sans doute pas pour demain

Première partie

Le bilan de la 12ième réunion du processus d’Astana  qui s’est tenue à Nour Sultan au Kazakhstan a été globalement positif aux yeux des pays concernés. Cependant, il n’y a pas eu beaucoup de progrès en ce qui concerne le retour de la ville d’Idlib située au nord de la Syrie, sous le contrôle du gouvernement de Damas. Le comité constitutionnel (les différents participants d’Astana) a beaucoup échangé sur l’autorité et les droits constitutionnels du Président, notamment sur son pouvoir de décision et son contrôle sur le renseignementet les services de sécurité. Néanmoins, Idlib attendra le rééquilibrage des forces entre les principaux acteurs du Moyen-Orient – et surtout le réel mais lent réchauffement des relationsentre Damas et Ankara. Il est en effet très peu probable que la Russie et l’armée syrienne s’engagent dans une bataille majeure pour récupérer Idlib au cours du mois prochain, même si l’armée de l’air russe s’attaque en ce moment à la première ligne de défense des djihadistes le long de la ligne de démarcation et crée un paramètre de sécurité plus large pour empêcher tout bombardement de sa base militaire à Hmeymeem..

Trois des principaux acteurs du Levant, Moscou, Téhéran et Damas, comprennent l’importance, à court et moyen terme, du rôle de la Turquie. En effet, le président Recep Tayyab Erdogan se tient à mi-chemin des deux superpuissances (la Russie et les États-Unis) qui s’opposent au Moyen-Orient, avec toutes les deux des forces sur le terrain en Syrie. Il va être obligé de choisir entre d’une part les avantages commerciaux dont il bénéficie en s’opposant au camp américain et d’autre part sa position de membre de l’OTAN et ses relations avec les États-Unis. Le Président Erdogan est conscient du fait que rejoindre le camp russe lui vaudra l’inimitié des Etats-Unis. Toutefois, il est également conscient du fait que la Russie et l’Iran sont devenus des forces fiables sur le long terme, pleinement présentes en Syrie et capables de stimuler l’économie turque bien mieux que les Etats-Unis. Tout cela sert aussi les intérêts à long terme du président Bachar al-Assad et de la Syrie, et donc un dialogue amical reprendra tôt ou tard entre Ankara et Damas.

Les conflits au Moyen-Orient sont compliqués et entremêlés, mais la politique brouillonne de l’administration américaine envers la Syrie ne permet malheureusement pas aux autres parties de s’organiser et encore moins de prévoir la prochaine étape et la direction vers laquelle le Président Trump se dirige. Les responsables américains reconnaissent qu’Idlib est sous le contrôle d’Al-Qaïda, mais, paradoxalement, ils s’efforcent d’empêcher l’élite de l’armée syrienne et ses alliés – déployés autour de la ville et de ses campagnes environnantes- de récupérer la zone et d’éliminer les djihadistes.

Le président Trump a fait le contraire, une fois de plus, de ce qu’il avait prévu de faire en Syrie (comme pour beaucoup d’autres questions politiques), quand il l’a qualifiée de “pays de sable et de mort”. Il a exprimé à plusieurs reprises son souhait de retirer ses forces du Levant. Mais il a changé d’avis et a maintenu des centaines de soldats en Syrie sans calendrier de retrait – et il ne veut pas que l’armée syrienne libère la partie nord de l’île, même la partie sous contrôle djihadiste.

Les forces syriennes déployées autour d’Idlib limitent leurs activités à la défense des zones déjà libérées. Elles subissent régulièrement des pertes (200 soldats et officiers tués depuis l’accord russo-turc) du fait des raids d’Al-Qaïda et des bombardements sporadiques d’Alep. Les forces russes et syriennes ont riposté par des bombardements intensifs des zones contrôlées par les djihadistes après chaque violation de la ligne de démarcation (des roquettes ont été tirées en direction de la base militaire russe de Hmeymeem et contre les infrastructures électriques syriennes sur la côte). De nombreux villages et un emplacement stratégique (Qal’at al-Madiq) ont été libérés par l’armée syrienne ces derniers jours.

Les djihadistes d’Al-Qaïda et les combattants du Turkménistan ne sont pas gênés par les forces turques déployées dans la région. Elles ne les obligent pas à respecter ce qui est supposé être la “ligne de démarcation” turco-russe le long de la zone 1 de désescalade mise en place l’an dernier. Confrontées à la force écrasante des djihadistes, les troupes d’Ankara déployées dans la région n’ont pas été en mesure s’opposer aux violations contre leur camp.

C’est pour cela que le président Erdogan est considéré comme incapable de contrôler Al-Qaïda. Les autres pays ont rejeté la proposition de la Turquie de changer son nom et de l’intégrer au sein d’autres “groupes rebelles”. Cet échec met Erdogan dans une position inconfortable, dans la mesure où il est incapable de remplir ses engagements au titre de l’accord signé avec la Russie, et qu’il n’arrive pas à contrôler Idlib.

Deuxième partie

Tout au long de la guerre en Syrie, la Turquie a participé activement à la déstabilisation du pays. Erdogan a facilité l’arrivée des milliers d’étrangers qui ont formé les unités de combattants étrangers de l’EI. Il a également facilité le soutien logistique au groupe terroriste, le transport du pétrole volé et l’approvisionnement du groupe terroriste. De plus, la Turquie a aidé Al-Qaïda à arracher Idlib au contrôle de l’armée syrienne. La Turquie s’est habilement coordonnée avec ces djihadistes pour reprendre  Kesseb et opérer une percée vers la Méditerranée, sur la côte de Lattaquié avant d’être boutée hors de la province de Lattaquié mais pas d’Idlib et de ses alentours. Le Président Erdogan bénéficie du soutien de nombreux groupes syriens stationnés à Afrin et dans la province d’al-Hasaka. Il lui faut leur donner satisfaction en trouvant un moyen d’intégrer leurs leaders et leurs représentants au comité constitutionnel qui doit réécrire le texte de la Constitution syrienne.

Cependant, ces rebelles syriens, malgré leur grand nombre, ont montré leur incapacité à tenir tête à Al-Qaïda. Ils ont été submergés par le groupe djihadiste qui a pris le contrôle de la plus grande partie d’Idlib et de ses zones rurales. Mais le Président Erdogan a besoin de ces rebelles pour combattre les Kurdes à al-Hasaka au cas où un accord – qui semble loin d’être conclu pour l’instant – avec les forces américaines stationnées dans la région le lui permettrait. Les combattants syriens pro-turcs servent de bouclier aux forces turques pour réduire leurs pertes dans une éventuelle bataille.

La Turquie fait valoir à ses interlocuteurs – les principaux alliés du gouvernement syrien que sont la Syrie, la Russie et l’Iran -, que le changement de constitution pourrait apaiser l’opposition syrienne. La Turquie a proposé que plus de 150 personnalités, dont des membres des frères musulmans, soient partie prenante d’un accord avec l’establishment syrien, et que leurs propositions soient prises en considération dans le cadre du processus de réforme constitutionnelle. Damas rejette ces propositions ainsi que bon nombre des noms proposés par la Turquie.

Bien que le Président Erdogan soit loin de respecter ses engagements, la Turquie revêt une grande importance stratégique pour les alliés du Président Assad. Ils ne sont pas du tout prêts à exclure la Turquie du processus. La Turquie joue un rôle important au Moyen-Orient. Son inimitié à l’égard des Kurdes a eu pour effet indirect d’aider Damas, et a largement contribué à contrecarrer le plan de Washington de  partitionner la Syrie pour créer un Etat kurde, le “Rojava”.

L’administration américaine est obligée de supporter les agissements de la Turquie parce que  la présence des forces turques dans le nord-ouest de la Syrie contrebalance l’occupation du nord-est de la Syrie par les forces américaines. De plus, la Turquie insiste pour que les Kurdes soient désarmés quand les forces américaines mettront fin à leur occupation de la Syrie. Si les Etats-Unis ne désarment les Kurdes, la Turquie s’en chargera elle-même. Tout cela bénéficie au Président Assad car, de ce fait, les dirigeants kurdes sont conscients de la menace turque lorsqu’ils négocient avec Damas.

Malgré la contribution involontaire des Turcs à ses intérêts, le Président Assad rejette l’occupation turque du territoire syrien et il veut récupérer Idlib pour éviter que la présence turque ne s’éternise en Syrie. Damas et

Moscou savent que récupérer Idlib avec l’accord d’Ankara permettrait de réduire les pertes humaines et les dégâts dans les infrastructures locales.

Moscou semble moins enthousiaste qu’Assad pour faire pression sur Erdogan et reprendre Idlib par la force. La Russie sait que toute pression militaire sur les djihadistes regroupés à Idlib pourrait provoquer l’exode de centaines de milliers de civils vers la Turquie plutôt que vers la zone contrôlée par le gouvernement syrien.

Aujourd’hui, les relations entre la Turquie et la Russie sont meilleures que jamais, en particulier à cause de la diplomatie agressive menée par les Etats-Unis, même vis à vis de leurs alliés, la Turquie y compris. Moscou a digéré l’attaque d’Ankara contre son avion de combat en 2015 et a intensifié la collaboration militaire et commerciale avec la Turquie. C’est une grande réussite pour le Président Poutine d’avoir brisé l’unité de l’OTAN, dont la Turquie est un élément essentiel car elle était supposée être un avant-poste face à la “menace russe”. En outre, le gazoduc “Turkstream” de 910 km reliant la Russie à la Turquie permettra de livrer du gaz à cet allié de la Russie, et fera d’Erdogan un fournisseur important de l’Europe.

Moscou – pour protéger ses échanges commerciaux de 100 milliards de dollars avec la Turquie et les 5-6 millions de touristes russes qui vont en Turquie – se trouve dans une position privilégiée pour demander à Damas de patienter pour récupérer son territoire contrôlé par la Turquie. L’aviation russe a joué et joue toujours un rôle essentiel dans la survie et la stabilité du gouvernement syrien. La Russie a soutenu la Syrie aux Nations Unies, elle a empêché Obama de bombarder la Syrie et elle a même réussi à tempérer la volonté sanguinaire de l’administration Trump d’anéantir la Syrie sous un tapis de bombes.

Erdogan est devenu un partenaire essentiel non seulement pour la Russie, mais aussi pour l’Iran, en particulier pendant la situation actuelle de  “guerre d’étranglement” de Trump contre Téhéran. Des centaines de nouveaux  bureaux de liaison iraniens sont aujourd’hui installés dans la capitale turque pour gérer les effets

des  sévères sanctions étasuniennes et pour contrecarrer les procédures étasuniennes. Les exportations iraniennes vers la Turquie ont atteint 563 millions de dollars et les deux pays ont l’intention d’augmenter considérablement ces chiffres dans les années à venir.

L’Iran a joué un rôle important pour contrecarrer le coup d’État contre le président Erdogan en 2016, ce qui a donné aux dirigeants iraniens une position privilégiée en Turquie. L’Iran peut ainsi utiliser ses bonnes relations pour aider son allié syrien.

Le contexte et les relations entre les principaux acteurs font qu’une attaque contre Idlib n’est pas pour demain. On attend du Président Erdogan qu’il trouve un moyen de neutraliser Al-Qaïda et les djihadistes – ce qui n’est pas près de se produire – ou de donner le feu vert à la

Russie et au gouvernement syrien pour attaquer Idlib, une fois garantie la sécurité de ses habitants. Erdogan doit aussi gérer des dizaines de milliers de rebelles armés ainsi que leurs chefs. S’ils ne peuvent pas s’intégrer dans l’armée et les institutions syriennes quand Damas aura conclu un accord de sortie de crise, Idlib devra attendre longtemps sa libération. Cela pourrait prendre autant de temps que l’hypothétique retrait complet des forces étasuniennes.

Elijah J. Magnier

 

Traduction : Dominique Muselet



Articles Par : Elijah J. Magnier

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