Le S-400 est-il un cas de rupture?

Après la Turquie, l’Inde est directement menacée par les USA au cas où elle confirmerait et finaliserait sa commande de-systèmes sol-air russes S-400. Comme dans le cas de la Turquie, ce sont toutes les relations stratégiques avec ces pays (nouvellement établies dans le cas indien) qui sont mises en cause. La pression du Congrès est très forte dans le sens de l’interventionnisme (dans le cadre de la politique de sanctions antirusses CAATSA) et l’administration est divisée sur la question, selon l’habituelle ligne de fracture où les plus extrêmes dominent très largement… Mattis, au Pentagone, est le seul à suivre une ligne modérée, demandant une exemption de CAATSA au moins pour l’Inde, tandis que la fraction idéologique très majoritaire, menée notamment par Pompeo (avec Bolton, mais aussi avec tous les dirigeants financiers et économiques de l’administration), est pour l’application implacable de CAATSA assortie de mesures de rétorsion allant s’il le faut jusqu’à la rupture.

Pour la Turquie, les mesures de rétorsion consistent notamment dans l’annulation de la vente de F-35 à ce pays (chance inespérée pour la Turquie, mais ses généraux ne l’ont pas encore dit à Erdogan puisqu’eux-mêmes n’en savent rien). Dans le cas de l’Inde, ce sont plusieurs marchés récents passés avec les USA qui seraient annulés. C’est notamment Peter Korzun, deStrategic-Culture.org, qui développe la nouvelle concernant l’Inde.

« Contrairement à la Turquie, l’Inde n’est pas une alliée de l’OTAN, mais son désir d’acquérir le Triumf [S-400] a déclenché une réaction négative aux États-Unis d’une ampleur similaire. Les législateurs américains expriment non seulement leur inquiétude sur l’accord planifié, mais émettent des avertissements selon lesquels il pourrait y avoir des refus de partager avec l’Inde du matériel US de haute technologie. Mac Thornberry, président de la commission sénatoriale des services armés, a déclaré dans ce sens : “L’administration américaine et le Congrès sont vraiment très préoccupés par le S-400”. La décision de l’Inde sera prise avant le sommet Russie-Inde d’octobre. Lors des pourparlers informels qui se sont tenus à Sotchi en mai 2018, le président Poutine et le Premier ministre Modi ont discuté des moyens de contourner les sanctions potentielles des États-Unis lors de la signature de l’accord. Ils ont conclu leurs pourparlers sur le coût des S-400 avec Moscou, l’Inde annonçant qu’elle ira de l’avant, quelles que soient les décisions et les actes des USA.

» […] […L’]Inde est intéressée par l’achat de 22 drones américains Predator Guardian pour sa marine. Elle est également prêt à acquérir l’arme que les États-Unis n’ont pas encore vendue à l’exportation : 80-100 Avenger (Predator C), drones armés en service dans l’USAF. Le coût global pourrait atteindre $8 milliards. Un accord de production du F-16 en Inde est également sur la sellette. Tous ces projets sont remis en question du fait de la politique des USA “faites comme nous vous disons de faire ou vous n’aurez rien de notre part”. Cela ne devrait guère marcher avec l’Inde, nation connue pour sa politique étrangère indépendante. Elle n’a jamais cédé à aucune pression de l’extérieur depuis son indépendance. »

Il y a d’autres pays sur la liste des acheteurs du S-400, qui devraient se heurter aux objectifs et menaces des USA : l’Irak, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, le Qatar, le Maroc, l’Indonésie et le Vietnam. La loi CAATSA des sanctions liées à l’achat d’armement russe a le désavantage de s’approcher du modèle “tout ou rien” : si vous accordez une dérogation pour l’un ou l’autre allié ou client des USA, à cause de son intérêt stratégique ou autre, les autres protesteront bien entendu et demanderont des dérogations pour eux-mêmes, avec des conflits sans fin ou bien une acceptation qui videra cette mesure de sanctions de toute substance. Cela, ni le Congrès, ni la plus grande partie de la bureaucratie ne peuvent l’admettre, tant la “politique de la sanction”, donc son automatisme et son “intégrité”, est devenue comme on l’a vu un des piliers et une des prisons les plus hermétiques de la politique de sécurité nationale des USA, et de la politique de “protectionnisme“ agressif qui s’y inscrit, – comme Poutine l’a fait remarquer à Saint-Petersbourg le23 mai :

« Ce que le discours de Poutine nous fait réaliser, c’est que cette ‘politique de la sanction’ a pris une place majeure dans tout un appareil de mesures protectionnistes des USA pour transmuter ces mesures en une ‘politique protectionniste’ qui a alors acquis une dimension politique pure pour s’inscrire dans une politique de contrainte et d’illégalité générale des USA telle qu’elle s’est développée, comme mesure radicale pour tenter d’éviter l’effondrement de l’hégémonie des USA sur le monde. En effet, Poutine souligne d’une façon remarquable, en effectuant une synthèse effectivement remarquable, combien les sanctions sont devenue ‘politique de la sanction’, combien cette politique renforce d’une façon considérable la ‘politique protectionniste’ des USA à l’encontre de tous (adversaires comme alliés), combien elle devient l’une des deux poutres-maîtresses avec la politique de pression militaire pour éviter l’effondrement de la puissance US. (“La capacité d’imposer des sanctions arbitrairement et sans contrôle alimente la tentation d’en user toujours plus et de plus en plus, dans tous les sens, à droite et à gauche, sans distinction de loyauté politique, de solidarité, d’accords passés et de coopérations établies.”) »

Le même texte de Korzun se fait l’écho des bruits selon lesquels Trump a bien l’intention, en juillet prochain, au sommet de l’OTAN, de placer les membres de l’OTAN devant la nécessité de remplir leurs obligations selon les USA, cela qui pourrait bien ressembler à un ultimatum assorti d’une menace d’un retrait plus ou moins général de l’engagement US en Europe. (Même si le Times de Londres et les habituels employésdes intérêts US qui y scribouillent présentent cela comme le danger [pour les autres] de quitter l’OTAN, il faut bien comprendre qu’il s’agit en réalité d’une menace de retrait “plus ou moins général” des USA de l’OTAN.)

Dans ce schéma, on peut aisément admettre que Trump placera en tête de ses exigences, non seulement la nécessité pour les pays-membres de dépenser plus en matière d’armement, mais de dépenser plus en matière d’armements US exclusivementet d’accepter l’interdiction complète d’acheter des armements russes. Donc, les avertissements lancés à ceux qui veulent acheter des S-400, ou qui sont sur le point de le faire, et d’ailleurs aussi bien ceux qui ne font pas partie de l’OTAN comme l’Inde d’ailleurs, reviennent à une interdiction pure et simple. Les USA jouent gros mais, comme à l’habitude et instruits par les habitudes dont ils ne doutent pas que l’histoire du monde s’y trouve réduite et résumée, ils ne doutent pas qu’ils seront obéis… Le risque, après tout, est qu’ils ne le soient pas, obéis, car il faut un début à tout y compris dans le changement des habitudes.

C’est exactement dans ce sens qu’il nous faut rappeler ces remarques faites le 1erjuin, concernant le sommet avec Kim le Nord-Coréen, mais débordant largement pour en venir à nos affaires :

« Dans certaines conversations, on va même jusqu’à mettre en cause l’OTAN elle-même, que certains pourraient considérer comme un fardeau encombré d’obligations dont Washington commencerait à se lasser. (Cette sorte de sentiment a déjà été rencontrée à plusieurs reprises depuis 1945-1950, mais jamais dans de telles conditions d’incontrôlabilité, simplement comme tactique dialectique de pression.) Les foucades insupportables des Turcs, l’attitude jugée comme défiante des pays de l’UE également membres de l’OTAN qui n’acceptent pas la grande et belle stratégie de retrait du traité avec l’Iran, qui rechignent pour le cas des sanctions, qui se cabrent devant les mesures protectionnistes US, qui ont des budgets de défense lilliputiens, qui ne se précipitent pas pour acheter uniquement de l’armement US, tout cela commence à être vécu à Washington, plus que jamais “D.C.-la-folle” en l’occurrence, comme une injustice qui deviendrait vite insupportable. La logique grossière et grotesque de businessman de Trump repliée sur son America-First finirait par trouver des adeptes même chez ses adversaires les plus décidés. »

… Par conséquent, l’affaire des S-400, qui n’en demandaient pas tant, devient le symbole d’une pieuvre qui saisit peu à peu (en fait très vite, car on galope par les temps qui courent) tous les aspects radicalement révisionnistes, brutaux, unilatéralistes et ultimatumistes (sorte de pseudo-néologisme trumpiste) de cette espèce de non-politique US ennemie de tout ce qui fait l’art de la politique, – y compris , ennemie de ce qui fut un temps l’art de la politique impérialiste américaniste, de FDR à Kennan et à Marshall, à Kennedy, à Nixon, à Kissinger et à Schlesinger, etc. C’est pour cela que Trump est intéressant et qu’il faut le cultiver comme un collectionneur fait d’une orchidée noire, c’est parce qu’il est absolument, complètement, radicalement dénué de tout sens politique au profit du sens le plus brutal des affaires, y compris, s’il le faut, celui d’un retrait de l’OTAN s’il n’arrive pas à vendre sa ferraille et s’il est obligé d’y stationner à ses propres frais quatre un cinq brigades de bidasses et trois ou quatre escadres d’avions de combat.



Articles Par : De Defensa

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