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Le sommet coréen. La libération de la péninsule.
Par Israel Shamir
Mondialisation.ca, 04 mai 2018

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Une magnifique journée, pleine d’allégresse, un sommet radieux ! Sur le sanglant 38ème parallèle, pour la première fois depuis de nombreuses années, les deux Coréens se sont rencontrés, les dirigeants des deux Etats coréens. Il y eut échange de sourires engageants, ainsi qu’une brève visite spontanée, improvisée du président de la Corée du Sud à la Corée du Nord, suivie d’une autre ; de celui  du Nord à celle du Sud. Kim guida son collègue par-dessus l’amas de béton qui matérialise la frontière entre les deux mondes. Enfin se dessine la perspective de sortir de l’impasse dans laquelle les Coréens avaient été conduits, et, à l’horizon, l’espoir d’une réunification des deux Etats.

Il y a quelques semaines, le président Trump menaçait encore de rayer la Corée du Nord de la carte du globe, et de tuer des dizaines de millions de civils, se vantant d’avoir un plus gros bouton rouge (ou était-ce un missile ?) que celui de Kim. Il s’avéra que la volonté de Kim était plus forte celle de l’Américain, et que la puissance de la volonté surpasse celle des armes. Et la puissance de la volonté est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur celle des armes.

Les menaces de Trump ont ouvert la voie à des avancées inattendues : le président de la Corée du Sud jeta un œil dans l’abîme où il aperçut son peuple destiné à être anéanti. C’est ce qu’il vit – puis il prit des initiatives, en faveur de la réconciliation, en faisant preuve d’une indépendance d’esprit inattendue.

Il est possible de comparer les deux Corées sous des angles variés. On peut dire de l’une qu’elle est riche, de l’autre qu’elle est pauvre, que l’une prône le libéralisme et l’autre le communisme. L’une des deux, c’est le pays de Samsung, tandis que l’autre possède des armes nucléaires. On peut, si vous préférez, dire d’un des deux Etats coréens qu’il est indépendant – la Corée du Nord – tandis que l’autre est occupé – la Corée du Sud. C’est un fait, pas une opinion.

Il y a belle lurette que les dernières forces armées, russes et chinoises, ses anciennes alliées, ont quitté le territoire nord-coréen, alors même que les Américains n’envisagent même pas de partir du Sud. Le dirigeant du Nord, Kim, peut faire tout ce que son peuple est prêt à faire. Mais le dirigeant du Sud, Moon, doit en référer à Washington, avant de prendre la moindre décision importante. Pas mal de présidents, au Sud, ont été destitués ou bien emprisonnés voire tués par les Américains et leurs agents pour leurs velléités de réconciliation avec le Nord. Nous verrons bien si Moon pourra se maintenir au palais présidentiel après ce sommet, mais il a saisi une opportunité, ce qui sera incontestablement porté à son crédit, dans les livres d’histoire.

Il ne fait aucun doute que les peuples de Corée, du Nord et du Sud, souhaitent une réunification pacifique et la prospérité de leur pays. Mais jusqu’à présent, les Etats-Unis l’avaient empêchée. L’état profond américain (des Etats-Unis ndt) préférait avoir ses propres bases militaires en Corée du Sud ; de là, les armes nucléaires ne pointaient pas seulement en direction de Pyongyang, mais aussi vers Pékin (Beijing) et Vladivostok. L’an passé, les Etats-Unis y ont implanté leur système de missiles THAAD (Terminal High Altitude Area Defence : système de missiles antibalistiques de portée moyenne en service depuis 2008ndt ) en Corée du Sud, menaçant directement le Nord, la Russie et la Chine.

Les Américains ont ainsi dévoilé leur conception des pourparlers : le désarmement nucléaire de la Corée du Nord, et c’est tout. Cela seul leur importe ; une Corée du Nord sans armes nucléaires reste vulnérable à une volée de Tomahawks, comme c’est le cas en Syrie. Mais Kim n’est pas bête à ce point. A la place du désarmement nucléaire de la Corée du Nord, il a suggéré « la libération de la péninsule coréenne de toutes les armes nucléaires » et, c’est important, ces mêmes termes ont été répétés par le président du Sud.

La libération de la péninsule de toutes les armes nucléaires, en premier lieu, cela signifie que les bases américaines et les forces d’occupation se retirent, c’est aussi une interdiction d’accès aux ports coréens pour les navires américains en mesure de transporter des armes nucléaires. Ainsi, en l’absence des envahisseurs, les deux Corées indépendantes pourront définir seules les termes de leurs accords. C’est, en gros, la logique qui a guidé Kim, et Moon l’a agréée, en prononçant à son tour les mots chéris : « la libération de la péninsule » en lieu et place de « l’élimination du programme nucléaire nord-coréen »

La Russie, qui appartient depuis sa création au « club des pays détenteurs de l’arme nucléaire », soutient habituellement l’idée d’un désarmement nucléaire appliqué aux Etats non-membres. Pourtant elle n’est pas très pointilleuse sur le sujet, au moins parce que parmi ces puissances nucléaires  figurent l’Inde, le Pakistan et Israël, et ce dernier, non seulement n’a pas signé le traité de non-prolifération, mais refuse de surcroît tout contrôle de son armement nucléaire. Dans ces conditions, quelle logique y aurait-il à être pointilleux sur le désarmement nucléaire de la Corée du Nord ? Si ce désarmement entraîne la suppression des bases américaines de la Corée du Sud, alors on ne peut que l’accueillir favorablement.

Le sommet, qui s’est tenu en zone démilitarisée (DeMilitarized Zone) a déjà produit des effets. Nous sommes persuadés que la liberté est rare dans le Nord, tandis que la liberté d’expression règne très certainement au Sud : mais est-ce exact ? Il s’avère que, jusqu’à ce jour, personne n’avait vu ou entendu Kim, le président de la Corée du Nord, dans une vidéo ou lors d’une retransmission en direct. The Independent, un journal britannique fiable, nous fait un compte-rendu :

« Jusqu’à cette rencontre, de nombreux Coréens n’avaient jamais vraiment entendu s’exprimer Kim-Jong-Un. On ne le voit généralement que dans des séquences filmées copieusement caviardées, et si l’on regarde d’autres vidéos sur lui, on peut finir en prison. Ainsi, une Sud-coréenne, Lee Yeon-Su, écrivait sur Twitter : « je n’arrive pas à croire que c’est la voix de Kim-Jong-Un que j’écoute. Cette personne c’était pour moi un  jpeg* (un personnage virtuel, ndt)». C’est un changement remarquable pour les Coréens du Sud ; depuis le «  National Security Act » il est interdit de consulter des médias considérés comme étant pro-Corée du Nord, et cette interdiction est assortie d’une menace d’emprisonnement.

Ici, sur Internet, il est interdit avoir de « l’empathie pour la Corée du Nord » ou pire, d’oser en faire l’éloge; un Sud-coréen qui visiterait de tels sites ou écouterait Radio Pyongyang peut être envoyé pour plusieurs années en prison. Un mot gentil concernant le voisin du Nord peut vous rapporter un long séjour derrière les barreaux, au nom de la Loi de Lutte contre le Terrorisme (cette loi prévoit aussi la peine de mort, mais elle n’a pas été appliquée ces dix dernières années). La propagande anti-communiste au Sud est intégrée dans les apprentissages scolaires, et les programmes d’information ; elle appartient au quotidien.

Après le sommet, les Coréens du Sud, surpris, ont écrit sur leurs médias sociaux que le tyran sanguinaire du Nord ressemblait à un ours en peluche ; petit, grassouillet et mignon. En plus il parle comme eux. Et il mange les mêmes nouilles au sarrasin, qu’eux-mêmes adorent.

La diabolisation a été la première victime du sommet : les Coréens du Sud ont vu que le très décrié Kim était un gars connaissant le monde, avec même une très légère touche d’accent suisse alémanique quand il s’exprime. La diplomatie féminine a aussi joué un rôle : la sœur de Kim, Kim Yo-Jong, a établi le premier contact avec le président du Sud en assistant aux Jeux olympiques. La femme de Kim, une actrice renommée, est devenue amie de la femme de Moon. Le dirigeant du Nord est un type normal, voilà ce qui se dit aujourd’hui à Séoul.

Dans les quartiers généraux de l’OTAN, il y en a eu des grincements de dents et des exhortations à ne pas lever les sanctions mais plutôt à en ajouter de nouvelles. Les médias officialistes occidentaux persistent à dire que ce sommet n’a eu lieu que pour préparer celui qui compte vraiment : la rencontre entre Kim et Trump. Pourtant, un observateur avisé du journal The Guardian avait constaté qu’il ne serait pas facile pour Trump de jouer les gros bras, comme à son habitude, après la rencontre pacifique entre les deux dirigeants coréens. Il s’est fait piéger : « Si Trump  essaie de jouer les durs avec Kim, il risque d’apparaître comme un va-t-en-guerre et un chercheur de noises, comme quelqu’un dont les projets sont hostiles aux intérêts coréens, du Nord et du Sud. Intentionnellement ou pas, Moon a coupé l’herbe sous les pieds de Trump, après avoir toute sa vie œuvré en faveur d’une détente avec la Corée du Nord, avec l’aide de ses contacts personnels.

A vrai dire, il n’y a plus vraiment de raison d’être au sommet Trump-Kim. Trump peut ramener ses troupes et laisser les Coréens établir des relations dans lesquelles chacun s’y retrouvera. Si les Russes et les Chinois l’on fait, alors les Américains le peuvent aussi. Le monde, y compris la Corée, est adulte et émancipé ; il peut vivre sans la tutelle des Etats-Unis.

La route ne sera pas aisée. Les Etats-Unis veulent garder une mainmise et exigent un désarmement « complet, vérifiable et irréversible » de la Corée du Nord. Mais Kim sait ce qui est arrivé aux pays et à leurs dirigeants, lorsqu’ils s’en sont remis aux promesses américaines et qu’ils ont démantelé leur armement. El Khadafi et Saddam Hussein ont détruit leurs armes, et ont été brutalement exécutés. Une fois désarmée, la Russie de 1991 s’est vue traitée en quantité négligeable. Les Etats-Unis sont sortis des traités scellés dans l’ère soviétique sans même en aviser quiconque. Une Corée du Nord sans armes nucléaires serait déjà bombardée, comme ce fut le cas en 1950-1953. Rien n’indique que Kim soit suicidaire ou qu’il soit un nouveau Gorbatchev.

Il y avait un accord sur le désarmement nucléaire de la Corée du Nord que les Etats-Unis ont bien sabordé. Il y en a un sur la dénucléarisation de l’Iran ; le président des Etats-Unis envisage maintenant de ne pas le respecter non plus.

Si toutefois les Etats-Unis retirent leurs troupes et donnent leur accord à une dénucléarisation de la péninsule, et si ce retrait est « complet, vérifiable et irréversible » des opportunités se font jour. La Corée du Nord aimerait être considérée comme un membre à part entière du club des détenteurs d’armes nucléaires, sur un pied d’égalité avec l’Angleterre et la France. Cela pourrait mettre un terme aux essais nucléaires et ouvrir la porte du pays aux observateurs et assimilés

Israël, cette puissance décisive abritée derrière le Capitole, a vraiment une dent contre la Corée du Nord, car celle-ci  a été un rouage essentiel qui a permis à l’Axe de la Résistance de se procurer la technologie des missiles.

Les Russes ne sont pas disposés à de grandes largesses pour soutenir la Corée du Nord. Les relations entre les deux voisins sont tièdes, les échanges commerciaux réduits. La Russie se calera probablement sur la politique adoptée par la Chine, en ce qui concerne la Corée. Les Chinois aimeraient avoir une Corée du Nord plus obéissante mais ils se sont depuis habitués à cette indomptable indépendance nord-coréenne. Il semblerait qu’ils aient accepté les initiatives de Kim, lorsqu’il a rencontré le président Xi, récemment.

Par cette journée tellement radieuse pour la Corée, je ne veux pas penser aux complications éventuelles. Pour la première fois en tant d’années, la lumière perce le ciel sombre de la Corée, partagée en 1945 et jamais réunifiée, à la différence du Vietnam et de l’Allemagne. C’est peut-être maintenant le tour de la Corée ?

Israel Shamir

 

 

Article original en anglais :

The Korean Summit. The Liberation of the Peninsula, le 30 avril 2018.

Cet article a été publié initialement par UNZ Review.

Traduction : Nabil L, Entre la Plume et l’Enclume

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