Le Sommet Moon-Trump du 11 avril à Washington: une évaluation
Le président Moon Jae in a joué un rôle vital dans le succès des trois sommets Séoul-Pyongyang et deux sommets Washington-Pyongyang. Grâce à ces sommets, il n’y a plus d’essais nucléaires, plus de tirs de missiles balistiques intercontinentaux sur la péninsule coréenne; les exercices militaires ne menacent plus les Nord-Coréens ; la zone démilitarisée (DMZ) est désarmée.
Le monde croyait en la réussite du sommet Kim-Trump à Hanoï, mais en vain.
Le président Moon a rencontré le président américain Donald Trump à Washington le 11 avril. M. Moon a tenté de réussir une «mission impossible».
Tous ces sommets ont permis d’espérer un début réel du processus de paix.
Cependant, l’échec du sommet à Hanoï a assombri de gros nuages l’horizon du processus de paix.
Désormais, personne ne sait ce qu’il va arriver. Une chose est certaine, le monde a encore une fois besoin du leadership du président Moon. Il a pris l’avion encore une fois pour aller parler à Trump.
Dans cet article, je tiens d’abord à examiner l’état actuel du processus de paix avant le départ de Moon. Ensuite, je veux voir ce que Moon pourrait accomplir. Enfin, j’examinerai si la mission de Moon a réussi.
1. L’État actuel du processus de paix avant le départ de Moon Jae-in
Dans mon article précédent (Le Sommet Trump-Kim à Hanoi: Un échec? Un sabotage? Que s’est-il passé? Que va-t-il arriver?*), j’ai identifié les cinq facteurs qui auraient expliqué l’échec du sommet de Hanoï, à savoir les désaccords sur le prix de l’offre de Kim Jong-un, la méfiance mutuelle, le facteur Cohen avant les interventions de John Bolton, le facteur Japon et le facteur Trump.
Cependant, les révélations de Choe Son-hui, vice-ministre nord-coréenne des affaires étrangères, et d’autres sources laissent croire qu’il aurait des facteurs beaucoup plus graves. Tout le monde sait qu’avant le sommet, il y avait eu une entente mutuelle sur le «petit cadeau» en vertu duquel Pyongyang démonterait les installations nucléaires à Yongbyun en échange de la levée des cinq sanctions qui ont empêché les importations en Corée du Nord des biens de nécessité quotidienne dont les médicaments destinés aux enfants.
En fin de matinée du 28 février, le conseiller américain à la sécurité nationale John Bolton, est entré dans la salle de la réunion du sommet avec une enveloppe jaune. M. Bolton n’était pas supposé y être. Or, se trouverait dans l’enveloppe jaune un plus «gros cadeau».
John Bolton et le Secrétaire d’État, Michael Pompeo auraient convaincu le président Trump de ne pas signer l’accord sur la base du petit cadeau afin d’imposer le gros cadeau, ce que Kim ne pouvait pas accepter.
Voilà pourquoi le sommet de Hanoi a échoué.
Se trouvait apparemment dans l’enveloppe jaune un processus de dénucléarisation beaucoup plus étendu et exigeant.
En plus du démontage des installations nucléaires de Yongbyun, Washington demandait la destruction ou l’envoi des armes nucléaires et des missiles basiliques intercontinentaux aux États-Unis, et la destruction de tout le matériel nucléaire.
Washington demandait aussi la destruction des armes chimiques et biologiques.
Le plus scandaleux est que Bolton et Pompeo demandaient que tous les experts en matière des produits nucléaires soient réaffectés aux activités non-nucléaires.
De plus, le gros cadeau exigeait que la Corée du Nord termine toutes les étapes de ce processus avant de pouvoir bénéficier la levée des sanctions.
Bref, Bolton et Pompeo voulaient appliquer le modèle libyen de dénucléarisation.
Rappelons le modèle libyen: dans l’optique d’améliorer ses relations avec les puissances occidentales, le colonel Mouammar Kadhafi avait en effet accepté à la fin de 2003, après neuf mois de négociations secrètes avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, d’abandonner son programme de développement d’armes chimiques, biologiques ou nucléaires.
Il est vrai que cette décision de Tripoli s’était soldée en 2006 par le rétablissement de relations diplomatiques avec Washington. Mais, en 2011, la Libye n’avait plus les moyens de se défendre contre les interventions militaires des forces alliées.
C’est un modèle que Pyongyang ne pourra jamais accepter, car il affaiblit le pays en cas d’intervention militaire sur son territoire pouvant mener à la destruction totale du pays.
Le plus troublant est que le Conseiller à la sécurité, John Bolton et le Secrétaire d’État, Michael Pompeo ont insisté pour que ce modèle soit appliqué en sachant très bien que Kim Jong-un n’accepterait jamais.
Alors, une question s’impose: «pourquoi avoir voulu appliquer le modèle libyen?»
Il y a une oligarchie à Washington composée de l’industrie de la défense, des militaires et des milieux de renseignements. Cette oligarchie est appuyée par des think tanks (groupes de réflexion) et des médias qui sont grassement financés par l’oligarchie.
Il faut noter que l’oligarchie ne peut pas être permanente. Elle peut varier en composition selon le parti politique au pouvoir.
Il faut donc qu’il y ait une force plus importante que l’oligarchie, une force profondément enracinée dans la société étasunienne et ailleurs en Occident. Il s’agirait d’une force occulte, le deep state.
Cet «État dans l’État» est une bureaucratie puissante et inamovible, un organisme financier global formé il y longtemps ayant l’ambition de dominer le monde.
Pyongyang sait ce que désire la force derrière les pro-guerres de Washington et ce que veut obtenir Trump.
On soupçonne que John Bolton et Michael Pompeo soient la force derrière le deep state et qu’ils souhaitent maintenir l’état de guerre dans la péninsule de la Corée.
Quoiqu’il en soit, Pyongyang et Séoul croient ou, du moins, essaient de croire que le président Trump est sincère quand il manifeste son intention de lever les sanctions contre la Corée du Nord, et veut l’aider pour que cette dernière devienne un pays «normal» en échange de la dénucléarisation.
Avant le départ de Moon, on s’est demandé ce que Kim Jong-un annoncerait, lors de la réunion du 7e comité central du Parti du travail de Corée (PTC) qui a eu lieu le 10 avril. On a pensé qu’il se prononcerait sur les trois scénarios.
Le premier scénario serait de ne pas aller plus loin que ce qu’offre le petit cadeau, c’est-à-dire la démolition des installations nucléaires de Yongbyun en échange de la levée des cinq sanctions en question.
Le deuxième scénario serait d’accepter le «gros cadeau» modifié en allant plus loin que le petit cadeau.
Par exemple, Kim pourrait démolir, en plus des installations nucléaires de Yongbyun, bien d’autres installations nucléaires, abandonner des bombes nucléaires et se débarrasser des missiles intercontinentaux. Mais, il n’ira pas jusqu’au modèle libyen, inspiré du programme de dénucléarisation de la Libye de Mouammar Kadhafi (en 2003).
Le troisième scénario serait de refuser carrément le modèle libyen que proposent Bolton et Pompeo.
Si ces derniers insistent sur ce modèle-là, Kim devra choisir une autre voie pour assurer la paix et le développement économique de son pays. Par exemple, il pourrait abandonner le dialogue de paix avec Washington et assurer le développement économique de son pays à l’aide d’une alliance sécuritaire et économique avec la Chine, la Russie et d’autres pays.
2. Les missions de Moon Jae-in à Washington
On a pensé que Moon Jae-in s’était donné trois missions :
La première mission est de renforcer la confiance mutuelle entre Washington et Pyongyang.
Il convient de se rappeler qu’au début du dialogue de paix, les relations Washington-Pyongyang ont été marquées par une méfiance profonde, principalement à cause du manque de sincérité de la part des États-Unis.
Heureusement, Kim Jong-un avait confiance en Moon Jae-in, car Moon a toujours préconisé l’importance des dialogues pacifiques et positifs Nord-Sud, surtout depuis 2003 lorsqu’il a occupé le poste du chef de cabinet du Président Rho Moo-hyun qui a mis en valeur la politique du rayons soleil, initiée par son prédécesseur, Président Kim Dae-jung, soit la politique étrangère de la Corée du Sud envers la Corée du Nord de 1998 à 2008.
Trump semble avoir également la confiance en Moon à cause de la sincérité et de l’humilité de ce dernier.
Moon a la confiance non seulement de Kim mais aussi de celle de Trump. Il n’y a aucun doute que les efforts de médiation de Moon ont eu pour résultat d’améliorer la confiance mutuelle entre Kim et Trump. C’est bien encourageant
*
La deuxième mission de Moon est trouver un processus de dénucléarisation acceptable à la fois pour Washington et pour Pyongyang.
Avant tout, Moon devrait demander à Trump de changer la composition de ses groupes de conseillers et de les réorganiser avec des gens qui veulent vraiment la paix dans la péninsule coréenne.
Ensuite, comme troisième mission, Moon pourrait suggérer à Trump d’accepter un compromis entre le petit cadeau et le gros cadeau, soit un cadeau de taille moyenne.
Le petit cadeau est, comme on l’a vu plus haut, un échange entre la démolition des installations nucléaires de Yongbyun et la levée des cinq sanctions. Le gros cadeau, c’est le modèle libyen.
Il va de soi qu’il ne revient pas à Moon de spécifier les contenus du cadeau de taille moyenne. Par contre, il est important que ce cadeau de taille moyenne respecte des principes : d’abord, que la dénucléarisation ne compromette jamais la capacité de la défense nationale de la Corée du Nord. Deuxièmement, que chaque étape de dénucléarisation soit accompagnée de la levée des sanctions correspondantes.
La troisième mission de Moon serait de négocier la tenue d’un troisième sommet Kim-Trump.
3. L’Évaluation de la Mission de Moon
J’ai choisi trois critères pour l’évaluation de la mission de Moon: le renforcement de la confiance Pyongyang-Washington, le processus de dénucléarisation acceptable pour Trump et pour Kim, et la possibilité d’un troisième sommet Kim – Washington.
Moon a rencontré, avant le sommet avec Trump, les proches du président étasunien, soit le Secrétaire d’État Michael Pompeo, le Conseiller à la sécurité nationale John Bolton et le vice-président Michael R. Pence.
Ces hommes peuvent influencer de manière importante l’opinion publique sur le mérite de faire confiance à la Corée du Nord. Il faut espérer que Moon ait réussi à dissiper un peu la méfiance que maintiennent ces trois hommes; qui jouent des rôles prépondérants dans le processus de paix.
Il n’est pas certain que Moon ait réussi à proposer dans son cadeau un processus de dénucléarisation acceptable à Kim et à Trump.
Cependant, il y a lieu de noter que, malgré tout, Trump a dit qu’il songeait à une variété de petits cadeaux.
Il y a grosso modo quatre éléments qui peuvent faire partie du gros cadeau de dénucléarisation: les installations nucléaires dont des centres de recherches nucléaires, les armes nucléaires, les missiles balistiques intercontinentaux et les armes biologiques et chimiques.
Ce que propose Donald Trump, ce pourrait être différentes combinaisons de ces éléments en échange de la levée des sanctions et d’autres mesures de coopération entre Washington et Pyongyang.
Au moins, ce que suggère Trump semble être loin du modèle libyen.
En ce qui a trait à la possibilité d’un troisième sommet Kim-Trump, l’idée semble plausible, car les deux hommes ont manifesté leur intérêt à se revoir.
Dans l’ensemble, le président Moon semble avoir réussi à accomplir ses missions.
Il se peut qu’il y ait un autre cadeau de Trump destiné à Kim.
Il convient de se rappeler que c’est Trump qui a invité Moon, et on pense qu’il ne l’aurait pas fait sans un cadeau. On n’ignore la nature de ce cadeau.
Il y a une autre bonne nouvelle pour tous ceux qui souhaitent la paix en Corée.
C’est qu’apparemment, Trump aurait choisi l’approche top-down. Cette approche top-down lui permettrait d’imposer ses idées, quoiqu’il tienne compte des conseils de ses conseillers. Il ne faut pas oublier que si Trump n’a pas signé les ententes à Hanoï, c’est à cause de Bolton et de Pompeo, c’est-à-dire, à cause de l’approche bottom-up où les idées des conseillers dominent.
Ainsi, le président Moon Jae-in a accompli avec succès une mission difficile. Cependant, les tâches qu’il doit entreprendre à l’avenir ne seront pas faciles.
Non seulement Kim, mais aussi Trump comptent sur son rôle de médiation. C’est un lourd fardeau.
Il est aussi difficile d’assurer la coopération politique des conservateurs sud-coréens et des conservateurs japonais.
Les conservateurs sud-coréens, représentés par le parti Hangook-Dang (Liberty Korea Party LKP), principal parti d’opposition, utilisent des moyens légaux, et surtout illégaux, pour discréditer le rôle de médiation de Moon et pour affaiblir la popularité du gouvernement de Moon.
Ce faisant, les conservateurs tentent d’augmenter leurs chances de reprendre le pouvoir dans trois ans lors de l’élection présidentielle. Le retour au pouvoir des conservateurs signifierait la mort du processus de paix dans la péninsule de la Corée.
Les conservateurs japonais dirigés par le premier ministre du Japon Shinzo Abe mènent des campagnes hostiles contre la Corée du Sud afin de plomber les relations diplomatiques entre les deux pays, en espérant redonner le pouvoir aux conservateurs sud-coréens.
Les conservateurs japonais et les conservateurs coréens font partie du même mouvement international anti-Corée du Nord.
Le président Moon Jae-in prend un grand risque politique en jouant le rôle de médiateur, car si le processus de paix échoue, il sera blâmé.
Si le processus de paix fonctionne bien, Washington et Pyongyang pourront chacun de leur côté crier victoire.
Le rôle de médiation peut être une tâche ingrate, mais Moon continuera tout de même quand même sa mission de paix, car il aime la paix et la justice. Nous lui en sommes reconnaissants.
Il a besoin de l’appui du monde.
Joseph H. Chung
Mondialisation.ca, le 19 avril 2019
*La version anglaise : Kim-Trump Hanoi Summit: Failure? Sabotage? What Has Happened? What Will Happen?, publié le 7 mars 2019)
Professeur Joseph H. Chung est professeur des sciences économique et co-directeur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est (OAE) du Centre d’Études sur l’Intégration et sue la Mondialisation (CEIM), Université du Québec à Montréal (UQAM)