Print

Le tamazigh des Algériens: Ce mal-aimé des pouvoirs depuis 1962
Par Chems Eddine Chitour
Mondialisation.ca, 10 janvier 2016
11 janvier 2014
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/le-tamazigh-des-algeriens-ce-mal-aime-des-pouvoirs-depuis-1962/5364590

«Bu yiles, medden ak ines.» «La langue aimable, le monde est à elle.»

Proverbe amazigh

 

Chaque civilisation ou culture a parmi ses composantes des facteurs d’ordre cosmique et mythologique qui aboutissent à une vision du monde pour l’homme et sa destinée. Les Amazighs présents en Algérie depuis la nuit des temps sont en mal de reconnaissance. Cette contribution nous donne l’opportunité , à l’occasion de la fête de Yannayer ( an 2964) de rapporter en honnête courtier l’état d’une langue presque trois fois millénaire qui n’a toujours pas le statut qui devrait être le sien dans cette Algérie du XXIe siècle. Cette dernière  est installé dans les temps morts, engluée qu’elle est, dans des combats d’arrière garde alors que les défis multiformes qui l’attendent doivent l’inciter plus que jamais à réconcilier le peuple algérien avec son histoire, prôner plus que jamais le vivre ensemble  et faire  en sorte que la Nation Algérienne soit un plébiscite de tous les jours pour paraphraser Renan dans son fameux discours : « Qu’est ce qu’une Nation ? »

 «On dit qu’«un peuple sans mémoire est un peuple mort». Les chercheurs disent que célébrer des dates, des événements et développer des discours sur leur propre histoire commune est très important pour l’évolution culturelle et civilisationnelle d’un peuple. (…) Les Amazighs n’ont que rarement pris l’initiative d’écrire leur propre histoire sous les différentes occupations et colonisation jusqu’à l’époque moderne, ce qui pose des problèmes pour les historiens sur certains «faits historiques». La société amazighe d’Afrique du Nord, tantôt de tradition orale et parfois écrite – généralement dans d’autres langues, l’arabe ou le français jusqu’à la moitié du XIIIe siècle, ne nous donne que ce qui est récité sous forme de poèmes, de dictons, et même de contes et de légendes…L’histoire de l’Afrique du Nord est écrite par des envahisseurs (colonisateurs), à l’exception de quelques écrits, dont ceux du grand sociologue et historien Ibn Khaldoun à partir du XIVe siècle. (…)» (1)

Yennayer: une fête populaire tolérée

Il nous faut revenir aux fondements de cette fête. «Certains historiens nous apprennent que l’Afrique du Nord est entrée dans «l’histoire écrite» avec l’apparition des Phéniciens sur ses rivages, c’est-à-dire à la fin du XIIe siècle avant J.-C. Cependant, d’autres disent, tel Victor Piquet, que «les Libyens avaient, dès le XIVe siècle avant J.-C., une civilisation et une industrie. Ils avaient déjà des rois héréditaires et avaient conclu avec les peuples des îles, avec les Tyrrhéniens en particulier, des alliances profitables.» Or, les rapports entre le monde libyen (amazigh) et le monde pharaonique (de l’ancienne Égypte) semblent remonter à la première dynastie Thinice, aux environs de 3300 av. J.-C. Au temps de la XIXe dynastie, sous le règne de Ménoptah, vers 1232-1224 av. J.-C., les Pharaons repoussèrent une attaque des Lybiens (Berbères) auxquels s’étaient associés les «peuples de la mer. Ce fut ensuite le roi numide Schinaq (Chechonq) qui s’empara du trône d’Egypte vers 950 avant J.C.» (1).

Nous avons donc une histoire vieille au moins de trente siècles sans compter naturellement l’époque néolithique vers 6000 avant J.-C. et même plus loin l’homme de Mechta el Arabi, l’homme de Aïn El Hnach et l’homme de Tifernine, il y a de cela 1,5 million d’années. Pour la période «récente» les Algériens aux quatre coins de l’Algérie fêtent Yennayer.

«Yennayer lit-on dans l’encyclopédie Wikipédia est le premier jour de l’an du calendrier agraire utilisé depuis l’Antiquité par les Berbères à travers l’Afrique du Nord. Il correspond au premier jour de janvier du Calendrier julien, C’est une première manifestation connue de la civilisation berbère, au temps de l’Égypte ancienne, lorsque le roi numide Chechonq Ier (Cacnaq) fondateur de la 22e dynastie égyptienne prit le trône et devint pharaon en Égypte. Avant d’envahir la Palestine, il réunifia l’Égypte en l’an 950 avant J.-C. À Jérusalem, il s’empara de l’or et des trésors du temple de Salomon (cité dans la Bible). Yennayer est une fête très répandue, à travers toutes les régions de l’Algérie et est aussi fêtée au Maroc.» (2)

 «Le repas, préparé pour la circonstance, est assez copieux et différent du quotidien. «Imensi n yennayer» se poursuit tard dans la nuit et la satiété est de rigueur. Il est aussi un repas de communion. Il se prend en famille. Le mois de yennayer est marqué par le retour sur terre des morts porteurs de la force de fécondité. Durant la fête, les femmes kabyles ne doivent pas porter de ceinture, symbole de fécondité. Celles transgressant la règle subiraient le sortilège de la stérilité. «Imensi n yennayer» nécessite des préparatifs préalables. Dans les Aurès et en Kabylie, la veille, la maison est méticuleusement nettoyée et embaumée à l’aide de diverses herbes et branches d’arbres (pin, etc.). On procède au changement des pierres du kanun (inyen n lkanun). Tous les gestes accomplis pendant la fête se font avec générosité et abondance.» (2)

Qu’en est-il du moteur de l’expression amazight, la langue?

L’actualité nous rattrape, les évènements de Ghardaïa. Le professeur Abderrezak Dourari spécialiste des langues a tenu à réagir et donner son avis sur les fondements et les liens d’une certaine façon à la mauvaise condition de la langue tamazight. Nous l’écoutons: à Ghardaïa coexistent deux communautés algériennes musulmanes différenciées par le rite, l’origine et la langue. La communauté chaâmbie est d’origine arabe et est majoritairement malékite. Elle parle l’arabe algérien. La communauté mozabite est d’origine amazighe, de rite ibadite et parle autant sa langue mozabite (tamazight) que l’arabe algérien. Voilà une langue véritablement nationale!(…) Comment imaginer que les Amazighophones se sentent toujours chez eux dans cet Etat tout en ne leur reconnaissant ni leur langue ni leur culture? Comment imaginer que des Mozabites ibadites se sentent vraiment chez eux tout en refusant de reconnaître leur rite musulman ibadite et en leur imposant à l’école et dans tous les médias du pouvoir, le rite malékite (en fait le wahhabisme), comme doctrine de référence de l’Etat?» (3)

 «Comment voulez-vous que les ibadites acceptent que leur Etat leur impose et à toute la société une lecture fausse de l’histoire de leur rite en le déclarant khâridjite alors qu’il ne l’est pas… Le professeur Dourari pointe du doigt le système éducatif:«Comprendre ici que notre système éducatif, véritable pilier pour l’édification d’un Etat et d’une société moderne et tolérante, ne travaille pas du tout sur les mentalités de la société pour les faire évoluer par le débat et la science mais s’attelle à inculquer des choix idéologiques hypostasiés (…) L’Etat est de toute façon une construction artificielle abstraite qui ne prend sa consistance que dans les actes visibles de ses institutions et de ses agents. Mais quand cet Etat est construit foncièrement sur un mythe portant en son sein la négation des dimensions historique, culturelle, anthropologique et linguistique réelles constitutives de l’ensemble de sa population et son territoire, et que ses gestionnaires illégitimes ne réagissent qu’après coup et en cas de dysfonctionnement trop bruyant (coupure de routes, émeutes violentes, affrontements ethniques, terrorisme, inondations, kidnapping…) par la seule répression, oppression, corruption sans se soumettre à aucune reddition de compte, il secrète nécessairement une opposition frontale entre l’intérêt de sa population (la volonté populaire) et celui des gouvernants (gestionnaires de l’Etat)… L’individu et les groupes ne s’en remettent plus aux institutions d’un Etat, mais se font justice eux-mêmes inaugurant ce que Hobbes avait appelé la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contra omnes).» (3)

On le voit, nous nous querellons dans un verre d’eau alors que le tsunami de la mondialisation lamine les identités culturelles. Pierre Bourdieu avec sa lucidité coutumière parle de vulgate planétaire s’agissant de l’anglais. Les cultures sont comme des galets dans un lit d’oued, elles tentent de résister en vain au torrent mondialiste et à la macdonalisation de la culture. Nous devons résister nous aussi en nous donnant des armes qui sont celles de la richesse toujours renouvelée de la langue en inventant des mots des expressions toujours up to date…

Au lieu de la ghettoïsation actuelle du tamazight tolérée honteusement dans les régions berbérophones, il nous faut une conviction franche et massive envers l’accueil du tamazight comme langue nationale. Naturellement, il nous faudra éviter le piège de nous en remettre aux spécialistes quant à l’écriture de la langue amazighe, ce n’est pas le contenant qui importe c’est le contenu Qu’il y ait des expressions du tamazight en arabe pourquoi pas ? Qu’il y ait des expressions du tamazight en caractères latins pourquoi pas ? Ceci dit l’hébreu langue dite morte est plus vivante que jamais. Pourquoi ne pas s’atteler à donner une dimension de contenant originelle à cette langue qui à emprunter à d’autres langues ? A titre d’exemple la langue française a emprunté des milliers de mots aux autres langues dont l’arabe…

Pourquoi le tamazight ne décolle pas?

N’étant ni spécialiste ni écrivain dans cette langue, je ne peux donner qu’un avis profane. Il me semble que cette panne dans l’action n’est pas due, exclusivement au frein systématique des pouvoirs publics. L’un des plus grands écueils à la diffusion et à la démocratisation de cette langue me semble être l’alphabet de l’expression; Certes, il existe le tifinagh, mais sa mise en oeuvre n’a fait l’objet d’aucune sollicitude pour prendre en charge la modernisation de ses caractères. Certes, il ne suffit pas de vouloir, mais il faut aussi pouvoir et dans ce cas il n’y a pas de possibilité d’en faire un alphabet, d’abord en termes d’apprentissage, mais aussi en termes de modernité. Il n’existe pas à ma connaissance de caractères sur les machines et cela coûterait des sommes énormes pour une utilisation locale et donc non «rentable en termes de marché, de là à trouver cette graphologie sur les médias Internet c’est un autre Graal. Pourtant, l’hébreu langue sémitique comme le tamazight que l’on disait morte, s’écrit d’une façon moderne, elle est plus vivante que jamais.

Est-ce qu’il n’y a pas de débat serein en ce sens que nous quittons le terrain scientifique pour aborder celui de l’idéologie. Nous avons d’un côté ceux qui affirment que l’alphabet à utiliser est l’alphabet arabe pour plusieurs raisons dont celle de la «proximité». C’est la position de certains arabisants dont certains se trouvent parmi les berbérisants. A l’autre bout du curseur, nous avons ceux qui soutiennent mordicus que le tamazight ne doit être qu’en lettres latines provoquant de ce fait l’ire des autres qui identifient à tort ou peut-être délibérément l’alphabet latin à la langue française. Ce mal-être d’une langue provoque un clivage fait de nons et remet aux calendes grecques le débat qui est celui du vivre-ensemble.

Le professeur Abderrezak Dourari dans une conférence intéressante a tenté de tracer justement les termes du débat. Nous rapportons rapidement les points essentiels: «Le champ d’intérêt et de recherche scientifique, écrit-il, portant sur la langue nationale le tamazight, son enseignement, et son corollaire i.e. sa normalisation/standardisation, est souvent confondu avec celui «de l’amazighité». Cette confusion de questions de langue, de pédagogie, de didactique, d’un côté, et d’ancrage civilisationnel, culturel et identitaire, de l’autre côté, montre à quel point la perception de ces questions, pourtant importantes pour l’avènement d’une société citoyenne, apaisée et de plus en plus intégrée, est déficiente dans les discours autorisés. (…) Affirmer que le choix des caractères arabes n’est pas neutre, ne dispense pas d’une démonstration que le choix des caractères latins le soit moins.Peu importe, car à un certain moment, il faudra bien enseigner une seule norme unifiée, en termes de morphologie, de lexique et de grammaire scolaire (à long terme).Comme il faudra arriver à écrire dans une seule graphie (en prenant le temps qu’il faudra pour cela), qui ne peut être autre que les tifinagh, le latin ou l’arabe.» (4)

Le tamazight entre Charybde (alphabet arabe) et Sylla (alphabet latin)

Le professeur Dourari renvoie dos à dos les deux détenteurs de vérité, il écrit: «Le graphocentrisme masque donc, autant qu’il révèle d’ailleurs, des stratégies politico-idéologiques dont il est nécessaire d’énoncer le contenu pour permettre un débat qui fait avancer la réflexion: une volonté de marginalisation de la langue amazighe (pour les uns) autant qu’une volonté de son exogénéisation du corps social et culturel (pour les autres, tamazight a pour défi majeur de s’implanter sur une territorialité socio-fonctionnelle déjà occupée par des langues à statut national et international prestigieux fondé sur leur fonction capitale d’adjuvant de la mobilité sociale: le français et l’arabe scolaire. Ecrire tamazight est un acte qui, de ce fait, n’est plus du ressort de la simple fixation physique (graphique) de la langue; il est perçu par les élites comme un acte hautement symbolique. La preuve en est que le simple fait d’envisager l’étude de la possibilité d’écrire en caractères arabes est assimilé à une «arabisation «de tamazight(…) les protagonistes de cette attitude de rejet viscéral de la graphie arabe, expression métonymique de la langue arabe scolaire, ne pensent même plus aux conséquences de la systématisation de leur propre argument rhétorique: si écrire en caractères arabes signifie l’arabisation de tamazight, écrire en caractères latins équivaut-il alors à «latiniser «ou «franciser «tamazight? Ecrire en caractères arabes rendrait-il les Algériens plus arabes, plus conservateurs et inversement écrire en caractères latins rendrait-il les Algériens plus français, plus occidentalisés?» (4)

Le projet culturel global consubstantiel des langues

 «En Algérie, poursuit le professeur Dourari, il est nécessaire d’articuler le projet national éducatif avec le projet socioculturel linguistique et politique. Surtout que maintenant, tous les Etats sont mis face à une mondialisation rampante qui impose les lois du marché. Si le français semble être mal parti’ dans cette émulation linguistique mondiale, face à l’anglais et la langue espagnole, très dynamique, que faut-il penser de l’arabe scolaire où quasiment rien ne se produit, ni du savoir, ni du pain…Et sincèrement, je ne crois pas que tamazight soit mieux placé tant il est établi qu’une langue est liée à l’économie et à la production des biens matériels et spirituels… Il faut le dire nettement: il n’existe pas de documentation scientifique significative écrite en tamazight en graphie latine. Mais, soit. S’agit-il des mêmes graphies stricto sensu? (…) S’il est vrai que les arabisants algériens pleinement sous l’emprise de l’idéologie arabiste, ont systématiquement négligé de s’occuper de tamazight considérée et stigmatisée par beaucoup d’entre eux comme un dialecte perturbateur de l’unité arabe rêvée -, il n’en demeure pas moins que si l’on admet que tamazight a été normalisé dans la graphie latine «depuis cinquante ans», il devient légitime de se demander pourquoi elle ne s’impose toujours pas d’elle-même ni au Maroc, ni en Algérie, puisque le débat continue.» (4)

Que faut-il faire pour le vivre-ensemble?

 «La réforme de l’Etat algérien, conclut le professeur Dourari est urgente, elle consiste essentiellement à mettre en place des institutions respectables et respectées par tous et surtout par les gouvernants, une séparation réelle des pouvoirs avec une autorité judiciaire mise au-dessus de tous et surtout des gouvernants, et enfin, un pouvoir législatif qui contrôle le pouvoir exécutif dans le respect des intérêts des citoyens. Une véritable citoyenneté signifie que les différences ethniques, religieuses, linguistiques, culturelles… que les libertés individuelles et collectives soient respectées et opposées à tous par des institutions soumises à la seule règle du droit. (…) Seules les règles du vivre-ensemble dans un Etat et un territoire communs dans le respect des intérêts de tous et de chacun sont obligatoires pour tous. (…) C’est de cette idée d’Etat que doit s’inspirer la réforme urgente du système éducatif. Cela signifie concrètement que chaque citoyen algérien est libre d’avoir les représentations identitaires dont il a envie, pour peu qu’il développe ses compétences et respecte la liberté et les représentations des autres. L’identité ne doit reposer que sur l’appartenance au territoire.» (3)

Le débat est loin d’être terminé. Si on veut résoudre ce vrai problème et enlever ce fonds de commerce à ceux qui en font un abcès de fixation, pour d’autres revendications, je pense que l’une des priorités de l’Etat est justement de confier cette tâche toutes affaires cessantes à des universitaires qui auront à étudier ce problème de graphie sous tous les angles. Une fois l’alphabet retenu et dans l’attente de l’alphabet tifinagh qu’il faut moderniser, la production littéraire, culturelle devrait bénéficier des moyens de son expression et l’Etat devrait sans arrière-pensée, d’une façon franche et sans détour réhabiliter cette langue qui sera un moyen d’expression national au même titre que l’arabe. C’est de cette façon que l’Algérie sera forte.

Professeur  Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz

1.http://www.kabyles2quebec.com/index.php?option=com_content&view=article&id=79:yennayer-nouvel-an-amazigh-berbere&catid=34:quebecnew

2. Yannayer: Encyclopédie Wikipédia

3. http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2014/01/09/article.php?sid=158848&cid=41

4. Pr; Dourari.

http://www.academia. edu/1645765/Tamazight_langue_nationale_en_Algerie_Etats_des_lieux_et_problematique_damenagement

 

 

 

Avis de non-responsabilité: Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.