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Le vol des terres en Afrique
Par Emil Lehmann
Mondialisation.ca, 30 juin 2010
Radio DRS/Horizons et débats 30 juin 2010
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/le-vol-des-terres-en-afrique/19969

Actuellement des Etats et les multinationales achètent, pour peu d’argent, dans les pays pauvres, d’immenses surfaces de terres pour produire des produits alimentaires pour la nourriture des pays riches ou pour produire des biocarburants. C’est spécialement choquant en Afrique: Les familles paysannes indigènes sont chassées de leurs lopins de terre qui leur permettent juste de survivre afin qu’on puisse produire dans de grands plantations des fruits destinés à nos conserves ou des biocarburants pour nos voitures. Les auteurs du «Rapport sur l’agriculture mondiale» paru en 2008 qui font un appel d’urgence pour préserver et promouvoir l’agriculture des petits espaces, parce que ce n’est qu’ainsi qu’on pourra stopper l’augmentation de la faim, sont presque tota­lement ignorés.

Une personne à qui ces activités méprisant la dignité humaine ne sont pas indifférentes, c’est Ruedi Küng, le correspondant pour l’Afrique de la Radio suisse allemande «DRS». Dans une interview radiodiffusée il a fait état de ses voyages à travers l’Afrique, de ses observations et de ses entretiens avec les gens. En l’écoutant, on se rend compte des sentiments humains de ce journaliste. Dans chaque phrase, il tente de nous rendre attentifs à la grande injustice et aux grands torts qui sont faits aux plus pauvres de ce monde afin que les casseroles et les réservoirs d’essence des riches restent remplis. «Horizons et débats» reproduit cette interview avec quelques petits raccourcissements.

Radio DRS: Ruedi Küng, en voyageant en Suisse, on réalise que tout est construit et cultivé. La campagne, les maisons, les champs. Est-ce que vous avez vu des terres incultes, vides en Afrique?

Ruedi Küng: Biensûr! En survolant ce continent, on a l’impression qu’il est vide. Mais en voyageant à travers le pays, on remarque que ce n’est pas vrai. Ce n’est simplement pas une population dense telle que nous l’avons en Suisse. Mais il y a des gens partout.

Est-ce que les gens profitent de la terre de manière sensée, ou pourrait-on faire davantage concernant l’agriculture?

Cela ne fait aucun doute que l’agriculture en Afrique est dans une crise très profonde. Et il faut se rendre compte que quatre cinquièmes de tous les paysans vivent sur un petit lopin de terre sur lequel ils cultivent quelque chose qui les aide à survivre avec leur famille. S’ils ont de la chance, il y a quelque part de l’espace pour une vache ou quelques chèvres ou quelques poules, et la femme peut cultiver quelques légumes pour la vente desquels elle reçoit un peu d’argent. C’est une économie de subsis­tance, c’est-à-dire une agriculture qui suffit juste pour la propre survie. Mais – cette expérience, je l’ai faite à plusieurs reprises, en entrant en contact avec les paysans et lorsque je pouvais leur parler – ils n’ont aucun soutien.

On pourrait donc produire davantage? Est-ce imaginable que l’Afrique qui a des dimensions considérables puisse un jour ou l’autre nourrir le monde?

Là, nous sommes en pleine discussion. Quel est l’avenir de l’agriculture? Cela ne vaut pas seulement pour l’Afrique, cela vaut pour le monde entier. Il y a deux ans, la FAO [Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture] a publié un Rapport sur l’agriculture mondiale. Chose étonnante, elle y a mis en avant une prise de position qui est clairement opposée à ce qui est préconisé en Occident, à savoir la grande agriculture industrielle et mécanisée, accompagnée d’engrais et de pesticides, etc. La FAO dé­clare que l’avenir, c’est l’économie de subsis­tance, l’agriculture des petits paysans – mais il faut les soutenir. On peut soutenir l’agriculture des petits paysans par exemple par des méthodes de culture biologiques, il n’y a pas nécessairement besoin de la grande chimie. De l’autre côté, quand je vois les im­menses plantations qui existent aussi en Afrique, ils doivent bien sûr travailler d’après les mé­thodes mo­dernes.

Je dirais – mais moi, je ne suis pas un expert agricole, ce que je fais, c’est parler avec les gens – qu’on peut bien faire une agriculture à grandes surfaces. Et si l’on fait cela de manière responsable, si l’on tient compte des besoins de la population et du pays, on peut tout à fait le faire à l’avantage des habitants.

Mais ici, nous avons affaire à l’usurpation de terres, exécutée par des gens venant de l’extérieur, qui n’ont rien à voir avec le pays. C’est une différence importante: Ce ne sont pas des gens qui portent les habitants de la région dans leur tête et dans leur cœur, mais ils ont de tout autres intérêts.

Cet accaparement des terres, qui attire l’attention depuis un ou deux ans, quelles dimensions atteint-il aujourd’hui?

On ne sait pas exactement. On parle d’une superficie qui égale la surface de la France. Jusqu’à présent, c’étaient pour la plupart des organisations critiques qui ont lancé des appels et qui ont mobilisé les media. Suite à cela, la Banque mondiale a commandé un rapport, mais ceux qui étaient concernés, les pays et les personnes privées, qui achètent les terres, ont refusé toute collaboration et n’ont donné aucune information concernant leurs investissements. Depuis 2009, on attend ce rapport de la Banque mondiale, mais il n’a toujours pas été publié. C’est un très mauvais signe.

«La moitié des achats de terres connus se fait en Afrique»

Ruedi Küng, vous avez dit que des Etats et des privés achètent des terres. Qui sont-ils?

On a déjà quelques connaissances tirées du rapport de la Banque mondiale. Ce sont des pays qui ont eux-mêmes des difficultés agricoles ou bien des chiffres énormes de population, notamment dans les régions arabe et asiatique, aussi en Chine, mais aussi des pays africains, ce qui est intéressant. En plus ce sont des institutions financières, aussi suisses, qui achètent des terres comme placement de leur argent, et qui y produisent quelque chose. Selon les informations de la Banque mondi­ale, la moitié des achats de terres connus se fait en Afrique, mais aussi en Amérique latine, en Russie, jusqu’en Australie, qui offre également des terres arables. En Afrique, ce sont des pays comme le Soudan, Ghana, Mada­gascar qui offrent des terres, en Asie se sont les Philippines et l’Indonésie. Les acteurs principaux parmi les acheteurs sont la Chine, au deuxième rang la Grande-Bre­tagne, puis l’Arabie saoudite.

Est-ce que les Etats sont eux-mêmes acheteurs, ou est-ce que se sont des firmes de ces pays?

Il y a les deux possibilités. Cela peut être un Joint venture entre les deux pays concernés, des contrats entre l’Etat investisseur et l’Etat qui offre. Pour la plupart, ce ne sont pas des contrats d’achat, mais des baux à long terme, de 50 à 99 ans.

Cela n’a guère de sens de parler des prix parce que les prix de la terre en Afrique ne sont pas comparables à ceux pratiqués en Suisse. A l’Office fédéral de l’agriculture, on m’a dit que les prix y sont environ quarante fois moins élevés.

Grain, une des institutions les plus actives, l’a confirmé, mais en tenant compte du fait que selon la Banque mondiale, environ 50 milliards de dollars sont en jeu, selon Grain 100 milliards, alors il est clair qu’il y de grands profits à faire, peut-être y a-t-il aussi un risque, mais surtout des profits. Il faut avoir sous les yeux ce qui se passe, par exemple lorsqu’on attribue à un investisseur 1,5 millions d’hectares de terres du Soudan, pour un délai de 99 ans. On y cultive du blé, pas pour la population soudanaise, mais pour l’Arabie saoudite, ou des légumes pour la Jordanie, ou du sorgho, une espèce de millet – d’ailleurs l’aliment principal au Soudan – pour nourrir les chameaux aux Emirats arabes unis. C’est réellement une folie!

«Des camions transportant les produits alimentaires vers l’étranger croisent des habitants affamés.»

C’est-à-dire que des camions transportant des produits alimentaires vers l’étranger croisent les habitants affamés?

Imaginez-vous que ceci se passe au Darfour où il y a 2,5 millions de personnes dans de soi-disant camps de réfugiés – c’est là qu’on regarde l’absurdité en face. La Sierra Leone est un autre exemple, un pays qui a vécu pendant de longues années une guerre civile effroyable. Addax Bioenergy, une entreprise avec siège en Suisse, y produit des biocarburants pour l’Europe. Quand on connaît l’état dans lequel se trouve la Sierra Leone, qui ne s’est toujours pas rétablie des désordres de la guerre – un petit pays surpeuplé – alors il faut se rendre compte qu’on produit dans un pays où les gens souffrent de la faim des produits agricoles pour faire marcher nos voitures.

Qui est-ce qui afferme les terrains? Est-ce que ce sont des élites locales?

On a fait des études pour comprendre comment de telles décisions sont prises. Prenons l’exemple du Kenya. L’émir du Qatar y a conclu un traité avec le président Mwai Kibaki concernant la vente de terres, dans une des régions les plus fertiles, dans le delta du Tana River. Au fond, la situation des médias au Kenya est bonne. Il y a des journalistes qui font des recherches, mais on n’en sait rien, c’est le silence. Cela veut dire qu’on prend les décisions dans un petit cercle de personnes qui en profite. L’Ethiopie est un deuxième exemple avec un gigantesque projet de 3 millions d’hectares qui sont déjà clôturés.

Cela correspond presque à la surface de la Suisse?

C’est énorme! Et si l’on sait qu’en Ethiopie des dizaines de milliers de personnes re­çoivent quotidiennement de l’aide alimentaire, et cela depuis des années, alors il faut se dire: il y a quelque chose d’anormal.

Donc on peut supposer qu’il y a des gens qui font de grand profits. – Si en Suisse, le Conseil fédéral voulait vendre une surface aussi grande que le canton de Thurgovie au Qatar, il aurait des difficultés, car ici il y a des livres cadastres. On sait que cette terre appartenait autrefois à mon grand-père et que maintenant elle est à moi. Les droits qui relèvent du code civil sont bien réglés. – Est-ce qu’en Afrique de tels règlements manquent ou est-ce que les gouvernements outrepassent tout simplement ce qui est légal?

Malheureusement, c’est cette dernière supposition qui est le cas. Il y a des lois qui proviennent d’anciennes époques. Très souvent, le pays appartient à l’Etat et il y a de nombreux mécanismes, pour définir qui distribue quelle partie du pays. Au Kenya, par exemple, ce sont environ cinq familles qui possèdent presque 40% des terres arables, car le gouvernement qui a attribué les terres les a d’abord attribuées à lui-même. Puis, il y a aussi des terres communales qui sont attribuées par l’administration inférieure. Il y a même des lois communales qui stipulent le droit de chacun à posséder de la terre. Mais à la fin, quand un contrat à été négocié avec l’étranger, le Premier ministre éthiopien ne consulte plus personne. L’argent afflue dans les caisses de l’Etat ou du parti qui est au pouvoir, c’est la seule chose qui compte. On ne peut pas épuiser les moyens légaux. Du point de vue légal, il faudrait plutôt s’activer du côté des acteurs, des entreprises et des Etats qui achètent des terres, pour tenter de les contrôler. L’UE et l’ONU essayent d’élaborer des règles pour de telles prises de terres. Car, si on agissait de manière responsable, de tels investissements agricoles pourraient s’avérer positifs et amener un profit aux populations.

Oui, parce qu’en Afrique il y a effectivement un réservoir de terres et les conditions pour les paysans sont relativement mauvaises. – Dans plusieurs endroits les concernés se défendent quand même, ils protestent dans la rue. Par exemple à Madagascar, ils ont renversé le gouvernement à la suite d’un tel marché.

Oui, on dit que cela a été la raison princi­pale du renversement du gouvernement. L’ancien président Ravalomanana avait affermé plus d’un million d’hectares de terres à la so­ciété sud-coréenne Daewoo, sans en parler à quiconque. Cela dit, il faut se rappeler qu’un tel contrat de fermage signifie toujours que des gens doivent être déplacés, car il n’existe pas de terres inhabitées, sauf le désert peut-être. Au Madagascar, l’opposition du peuple avait clairement cette origine. Mais lorsque j’ai cherché d’autres exemples où la population s’est défendue, il s’est révélé une image plutôt sombre. Les coopérations de paysans qui l’essaient, sont montées les unes contre les autres. Par exemple au Kenya, au bord du lac Victoria, une société américaine Dominion veut acheter des terres. Les paysans ont des droits sur ces terres et refusent de vendre. Alors on les monte les uns contre les autres. Cela est une question de temps jusqu’à ce que le pot de fer gagne contre le pot de terre. Donc, dans la mesure où je peux en juger, la résistance est petite dans les régions concernées. Il se forme plutôt une résistance internationale.

Voyez-vous une chance que l’on puisse créer une situation où les deux parties sont gagnantes? Qu’on dise: Il faut de l’argent, il doit couler, mais les gens qui vivent là, doivent aussi pouvoir en profiter? Voyez-vous une chance?

Je suis plutôt sceptique. Par exemple la grande plantation Del Monte, au Kenya, là on roule pendant vingt ou trente minutes le long des champs qui s’étendent interminablement.

Ce sont les produits qui atterrissent dans nos boîtes de conserve.

Justement. Là, on peut dire: Il faut beaucoup de main-d’œuvre, en partie saisonni­ère, (ce qui est aussi un problème), mais ce qui est produit ne sert pas à grand chose aux gens du pays. Là, le terme de «sécurité alimentaire» est de mise. Quand un petit paysan possède un lopin de terre, il a au moins assez à manger. Cela ne suffit peut-être pas pour toute l’année, mais il a quelque chose. Mais s’il devient ouvrier d’une exploitation agri­cole et s’il n’est pas payé convenablement, et si en plus les prix alimentaires augmentent – et cela a été une des conséquences de la vague de prises de terres – il a un double désavantage. Les plantations intensives de fleurs ont besoin d’une telle quantité d’eau que les paysans déclarent: «Depuis que l’eau du fleuve est détournée pour la culture de fleurs, nous n’avons simplement plus d’eau.» Le niveau de la nappe phréatique a baissé, l’agriculture dépend entièrement de la pluie. Le Rapport sur l’agriculture mondiale de 2008 démontre que du point de vue du changement climatique, l’encouragement de la petite agriculture lo­cale est beaucoup plus acceptable que l’agriculture industrielle.

Concernant l’eau: C’est un des aspects principaux, ne pensez-vous pas?

Oui certainement. De nos jours, l’eau est partout une ressource qui se raréfie rapidement. Une énorme ferme avec des dizaines de milliers d’hectares a besoin d’une telle quantité d’eau, que les petits agriculteurs ont toujours plus de difficultés à en obtenir assez.

Ces problèmes existent même en Europe, en Espagne par exemple. – Ruedi Küng, au début de cette interview vous avez déclaré que l’agriculture, comme elle doit être pratiquée de nos jours suite aux influences extérieures, se trouve dans un assez mauvais état. Il doit se passer quelque chose. Il faut un changement social et économique pour les paysans. Voyez-vous des possibilités pour mettre en marche ce processus de manière raisonnable? Pour cela il faut aussi de l’argent.

Il n’y a pas que les investisseurs capitalistes, il y a aussi des gouvernements occidentaux qui sont prêts à contribuer pour améliorer la situation de l’agriculture peu développée en Afrique ou ailleurs. Je pense que l’argent nécessaire pourrait être mis à disposition, aussi par des organisations internationales. La difficulté est une fois de plus de trouver des gouvernements responsables qui pensent au peuple et non pas à leur propre clan. Le Malawi est un cas très particulier, c’est un petit pays en Afrique australe, qui a refusé de continuer à suivre les règles qui étaient de ne pas aider les paysans. Depuis un certain nombre d’années, l’Etat soutient les paysans et depuis lors les gens ont assez à manger. Avant, ils avaient toujours besoin d’aide alimentaire. Dernièrement, j’ai lu que, bien que la ré­colte ait été mauvaise et qu’il y ait eu un manque de pluie, la production a été suffi­sante pour nourrir tout le monde. La raison en est claire, le gouvernement aide les paysans. Pour aider, il n’est pas néces­saire de mettre de l’argent dans les poches des gens, mais de leur faire des prêts afin qu’ils puissent, après la ré­colte, acheter de nou­velles semences ou de nouveaux engrais pour pouvoir de nouveau commencer les nouvelles cultures. Ces prêts, ils pourront même les rembourser plus tard. Aider ne signifie pas nécessairement offrir quelque chose aux paysans, mais leur rendre l’existence possible.

Merci de cet entretien. 

Source: Radio DRS, Das Tagesgespräch du 19 mai 2010.

Traduction Horizons et débats

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