L’Égypte plonge dans un cauchemar économique et sociale

La livre égyptienne a chuté de 50 pour cent à 14 pour un dollar américain suite à l’annonce par la Banque centrale du pays qu’elle allait laisser flotter la monnaie sur les marchés des devises. La livre était arrimée jusque-là au dollar.

Le ministère du pétrole l’a suivi, annonçant une hausse de 50 pour cent du prix de l’essence et une hausse de 30 pour cent du fioul, tous deux subventionnés depuis des décennies. Les prix des denrées alimentaires devraient également monter en flèche. L’Égypte importe plus de la moitié de ses denrées de base et est le premier importateur mondial de blé. Parallèlement à la réduction des subventions et à l’introduction de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), cela augmentera le coût de la vie, suscitant les craintes d’hyperinflation.

L’inflation est déjà de 16,4 pour cent par an, dans des conditions où les salaires n’ont pas suivi l’inflation et 40 pour cent de la population sont officiellement en dessous ou seulement légèrement au-dessus du seuil de pauvreté.

Plus tôt la semaine dernière, le Conseil suprême des investissements de l’Égypte a approuvé une série de mesures favorables aux entreprises dans le but de stimuler les investissements, de prolonger une suspension temporaire de l’impôt sur les plus-values des actions en bourse et d’introduire des exemptions fiscales pour les producteurs dans certains secteurs.

Une autre dévaluation, au lendemain d’une dévaluation de 13 pour cent en mars dernier, était largement attendue dans le cadre des mesures demandées par le Fonds monétaire international (FMI) en août. Les mesures, dont la totalité n’a pas été rendue publique, sont en échange d’un prêt de 12 milliards de dollars, et 9 milliards de dollars supplémentaires à emprunter ailleurs, pour couvrir le déficit budgétaire égyptien de 12 % du PIB en 2015-2016 et une pénurie de devises étrangères. Le mois dernier, le FMI a insisté sur le fait que l’Égypte devait mettre en œuvre des réformes, y compris une monnaie flottante, réduire les subventions et imposer une TVA et privatiser des entreprises publiques et des banques avant d’accéder au prêt qui vaut maintenant beaucoup moins que le montant convenu au départ.

Les réserves monétaires sont tombées de 36 milliards de dollars en 2010 à environ 19,6 milliards de dollars en septembre, malgré des dizaines de milliards de dollars d’aide des alliés de l’Égypte dans les pays du Golfe depuis 2013. Après que les autorités aient mis en place des contrôles au début de 2015 pour freiner la fuite des capitaux, les importateurs se retournèrent vers le marché noir où le taux grimpa à plus du double du taux officiel. En juin, la Banque centrale a relevé le taux d’intérêt à 10 pour cent, un record en 10 ans.

De nombreux petits producteurs se sont plaints d’avoir été contraint à liquider leurs entreprises. Le mois dernier, deux des plus grandes sociétés égyptiennes cotées en bourse ont déclaré qu’elles seraient contraintes d’arrêter la production si les pénuries de dollars continuaient. D’autres se tournent vers la Chine pour se procurer leurs importations, où les prix et la qualité sont plus bas.

Tant le moment choisi de la dévaluation – beaucoup plus tôt que prévu – que l’ampleur ont eu l’effet d’un choc. Ceci reflète l’étendu de la crise économique, sociale et politique à laquelle la dictature brutale du général Abdel Fattah al-Sissi est confrontée.

La hausse des prix et les pénuries périodiques d’aliments subventionnés par l’État ont contraint le gouvernement à augmenter les importations coûteuses. La détérioration des relations avec l’Arabie saoudite, qui parraine la junte, a conduit Riyad à suspendre son accord pour fournir à l’Égypte des produits pétroliers raffinés, ajoutant 500 millions de dollars par mois à la facture d’importation et aux dépenses gouvernementales.

La colère du public à l’égard de la pénurie de sucre, que certains ont accusée les entreprises militaires de vouloir monopoliser comme c’est le cas d’autres biens et services, a été si grande que la Banque centrale a été obligée d’allouer 1,8 milliard de dollars pour construire une réserve alimentaire de six mois. Parallèlement, l’armée a préparé 8 millions de colis de « ration » de produits alimentaires de base à vendre à moitié prix, principalement au Caire.

Le FMI, qui parle au nom des banques occidentales qui bénéficieront de l’accord, a salué la décision. Il a dit que la flottation des devises « rendrait plus disponible les devises étrangères » et « améliorerait la compétitivité extérieure de l’Égypte, soutiendrait les exportations et le tourisme et attirerait les investissements étrangers ». Cela ne fera rien de la sorte. Son seul but est de mettre les actifs de l’Égypte en vente aux prix cassés et d’exposer la classe ouvrière égyptienne à la surexploitation par les sociétés transnationales et les banques internationales.

Les diktats brutaux du FMI, qui appauvriront le peuple égyptien, ne pourront être mis en œuvre que par la force brutale, ce qu’al-Sissi a indiqué être plus que prêt à utiliser au nom de la bourgeoisie égyptienne et des puissances impérialistes.

En août dernier, lors de la signature de l’accord, al-Sissi a déclaré qu’il n’hésiterait pas devant les réformes auxquelles les dirigeants précédents avaient renoncé pour éviter les troubles, déclarant : « La première tentative de réforme réelle a eu lieu en 1977 ». Des émeutes éclatèrent en 1977, après que le président Anwar Sadat annonça qu’il mettait fin aux subventions de base pour le blé en contrepartie d’un prêt de la Banque mondiale.

Al-Sissi a ajouté : « La réaction du peuple a fait reculer l’État, et il a continué de retarder [les réformes] jusqu’à présent. Toutes les décisions difficiles que beaucoup au fil des années ont eu peur de prendre : je n’hésiterai pas une seconde à les prendre ».

Depuis le renversement du gouvernement dirigé par les Frères musulmans de Mohammed Morsi lors d’un coup d’État sanglant en juillet 2013, al-Sissi a imposé une dictature brutale au nom de la faction militaire, policière et des services de renseignement de la classe dirigeante qui a dominé la vie politique et économique égyptienne depuis le coup d’État des « Officiers libres » de 1952. Il a ciblé sans pitié les rivaux économiques des militaires, dominés par les Frères musulmans, d’autres opposants politiques bourgeois, des militants libéraux et, surtout, la classe ouvrière.

La junte a interdit les manifestations, emprisonné au moins 60 000 de ses opposants politiques, a condamné à mort des centaines de personnes et a adopté une vaste loi antiterroriste qui élargit considérablement les pouvoirs des autorités. Les procès de masse, la plupart contre des partisans des Frères musulmans, n’ont pas établi la culpabilité individuelle des accusés. Plusieurs milliers ont été jugés par les tribunaux militaires. La torture et les disparitions forcées sont monnaie courante, avec la mort de nombreux détenus en raison de la maltraitance.

En même temps, al-Sissi a mené de vastes opérations militaires contre des militants islamiques dans la péninsule du Sinaï qui ont exploité les troubles bouillonnants parmi les Bédouins miséreux. Le régime a imposé l’état d’urgence, tuant des centaines de civils, démolissant des centaines de maisons et évacuant des milliers de résidents. La brutalité des forces de sécurité, qui comprend les couvre-feux, la détention sans procès ou même les inculpations, l’arrêt des réseaux de téléphonie cellulaire et d’Internet et les abus de routine, a eu comme seul l’effet d’augmenter les tensions sociales dans le Sinaï et dans tout le pays.

Les tensions de classe qui explosèrent dans les événements révolutionnaires de janvier 2011, qui menèrent à la suppression du dictateur de longue date Hosni Moubarak, explosent une fois de plus en réponse à la catastrophe économique et à la répression de la junte.

La semaine dernière, les Égyptiens sont descendus dans la rue pour protester contre l’incapacité du gouvernement à fournir un secours rapide et adéquat dans les régions inondées où 29 personnes sont mortes et au moins 73 ont été blessées à la fin du mois d’octobre. À Ras Gharib, dans le sud du Sinaï, où des centaines de maisons étaient sous l’eau et toutes les routes principales de la ville ont été coupées, le Premier ministre Sharif Ismail a été contraint d’abandonner sa visite face aux manifestants en colère contre les coupures d’électricité et d’eau dans la ville.

Il y a deux semaines, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de la ville portuaire de Port-Saïd, au nord-est, pour protester contre le coût en hausse du logement, scandant, « logez-nous ou nous tuer », en demandant la démission d’al-Sissi.

En septembre, les médias sociaux ont lancé un appel, connu sous le nom de Thawra el-Ghalabiya (révolution de la majorité), pour un rassemblement antigouvernemental de masse le 11 novembre contre la hausse du coût de la vie. Les forces de sécurité ont réagi en arrêtant huit personnes en 15 jours sur des accusations liées à l’appel du rassemblement.

Le mois dernier, une vidéo d’un chauffeur de tuk-tuk furieux (pousse-pousse motorisé) filmé dans un quartier ouvrier au Caire a fait beaucoup de bruit. Elle a montré le conducteur, entouré par la foule, vitupérant contre le gouvernement pour ses dépenses somptueuses aux cérémonies officielles pendant que les pauvres souffrent.

Jean Shaoul

Article paru en anglais, WSWS, le 9 novembre 2016



Articles Par : Jean Shaoul

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