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L’empoisonnement des Skripal: d’où vient l’ultimatum de Londres à la Russie?
Par Alex Lantier
Mondialisation.ca, 14 mars 2018

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A peine une semaine après l’empoisonnent mystérieux de l’ancien membre du renseignement russe et espion britannique Sergueï Skripal et de sa fille Julia à Salisbury le 4 mars, au Royaume-Uni, les milieux dirigeants de l’Otan ont lancé une campagne pour attaquer la Russie. Avec le soutien de hauts responsables à Washington et en Europe, Londres utilise ce crime pour concocter des accusations contre la Russie ayant les répercussions les plus vastes.

Lundi, la première ministre Theresa May a lancé un ultimatum, qui a expiré à 0h aujourd’hui, en déclarant que sans «réponse crédible» de Moscou, son gouvernement conclura qu’il y a eu «usage illégal de la force par l’Etat russe contre le Royaume Uni.» On a fait pression sur elle au Parlement pour utiliser l’Article 4 du traité de l’Otan, qui force l’alliance à lancer des discussions si «l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de tout (Etat membre de l’Otan) est menacée.»

Ce sont des motifs pour lesquels les Etats se livrent la guerre, et l’Otan prépare manifestement une justification pour une guerre contre la Russie, une puissance nucléaire. Hier, alors que May se préparait à revenir au Parlement aujourd’hui avec ses propositions, les médias ont rapporté que Londres envisage aussi l’invocation de l’Article 5 du traité de l’Otan. Cet article force tous les pays de l’Otan à «aider» tout Etat membre de l’Otan qui se dit attaqué à mener «les actions qu’il jugera nécessaire, y compris le recours à la force armée.»

Face à ces menaces qui posent le danger de guerre nucléaire, la question s’impose: quel est le fondement des accusations que c’est Moscou qui a empoisonné les Skripal, gravement malades?

Le World Socialist Web Site n’est pas partisan de l’oligarchie kleptocratique qui dirige la Russie depuis la restoration du capitalisme par la bureaucratie stalinienne en Union soviétique en 1991. On ne peut écarter la possibilité qu’une fraction du renseignement russe, agissant soit avec, soit sans l’autorisation du président russe Vladimir Poutine, aura empoisonné les Skripal.

Mais Londres et l’Otan n’ont ni fourni des preuves physiques de l’implication du Kremlin, ni établi les mobiles d’une éventuelle attaque russe. Londres n’a pas non plus expliqué pourquoi, si Moscou voulait tuer Skripal parce que c’était un espion britannique aux années 1990 et début 2000, le Kremlin ne l’a pas exécuté après sa condamnation pour espionnage en 2006 mais l’a envoyé en 2010 en Grande Bretagne, en échange d’espions russes retenus par Londres.

A présent, les médias lancent un récit simpliste qui accuse Moscou: si un crime semble cibler des pays ou des individus hostiles au gouvernement russe, les gouvernements et médias de l’Otan tirent la conclusion en quelques heures qu’il est évident que le Kremlin est coupable.

En fait, en politique internationale, la réponse simple et évidente ne révèle presque jamais l’engrenage complexe d’intérêts politiques et économiques qui produisent un événement donné. Si l’affaire Skripal était un roman d’espionnage de Le Carré, ces accusations occuperaient 10 pages au début du livre, après quoi la vraie histoire se déroulerait sur les 400 pages suivantes. Dans des cas pareils, il faut se demander: quelle est la crédibilité de l’accusateur et, surtout, cui bono («A qui le crime profite-t-il»)?

A ceux qui disent qu’il est évident que Moscou a empoisonné Skripal, on peut rappeler les attentats à la bacille du charbon en 2001 aux Etats-Unis, qui ont tué 5 personnes peu après les attentats du 11 septembre. Là encore, les médias ont immédiatement fait porter la responsabilité aux cibles des menaces de guerre anglo-américaines de l’époque: les armes de destruction massive (ADM) du régime irakien et ses prétendus liens avec Al Qaïda. Mais en fait c’étaient des mensonges qui répondaient aux intérêts de l’administration américaine, qui voulait faire la guerre à l’Irak.

Et après l’invasion de l’Irak en 2003, quand il était très clair que l’Irak n’avait pas d’ADM et n’était pas du tout responsable des attentats, on a su que la variété de bacille du charbon utilisé dans les attentats était le produit du programme d’ADM de Washington à Fort Detrick, au Maryland. Qui l’avait utilisée? On a soupçonné un scientifique américain, Steven Hatfill, qui a ensuite été blanchi.

On ne sait toujours pas quels responsables américains étaient impliqués dans ces attentats. Le FBI a clos son investigation en 2010 après avoir accusé un autre scientifique, Bruce Edwards Ivins, qui s’était suicidé en 2008. Mais l’Académie Nationale des Sciences américaine a conclu en 2011 que le gouvernement américain n’avait pas les preuves scientifiques nécéssaires pour dire définitivement que la bacille du charbon utilisée dans les attentats provenait d’Ivins.

Il est difficile de voir comment tuer Skripal profiterait à Moscou. L’attentat s’est déroulé peu avant les élections russes ce week-end, alors que les puissances de l’Otan intensifient une confrontation avec Moscou en Syrie suite à l’échec de leur tentative de renverser le régime syrien. L’armée américaine a déjà attaqué et tué des dizaines de Russes en Syrie en février. En fait, l’affaire Skripal fournit une arme politique idéale, dont les ennemis de Poutine se servent déjà contre lui.

L’affaire profite plutôt aux sections de la bourgeoisie européenne qui font monter les tensions avec Moscou et aux sections de la classe dirigeante américaine, surtout autour de la CIA et du Parti démocrate, qui travaillent avec eux pour traiter Trump d’espion russe. L’empoisonnement des Skripal leur permet d’exercer une vaste pression sur les sections rivales de la classe dirigeante européenne, notamment dans les gouvernements français et allemands, qui prônent une politique militaire européenne indépendante et des liens plus étroits avec Moscou.

Ainsi, lundi, l’ex-président François Hollande a lancé une attaque à peine voilée dans Le Monde contre son successeur, Emmanuel Macron, qui collabore étroitement avec Berlin. Accusant la politique actuelle de l’Otan de permettre à Moscou d’aider le régime syrien à «liquider son opposition et massacrer son peuple», Hollande appelle à une confrontation avec Moscou: «Si la Russie est menaçante, elle doit être menacée.»

Hier, le secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson a dit que Washington avait «pleinement confiance» dans l’analyse britannique des attentats, une déclaration qu’il a ensuite contredite en déclarant que la Russie n’était que «vraisemblablement responsable». S’il a limogé Tillerson peu après, Trump s’est fait l’écho des accusations de Tillerson contre la Russie, en déclarant: «On dirait que ce serait la Russie, étant données toutes les preuves qu’ils ont.»

Sous ces conditions, et après l’expérience de 2001, il faut dire que le soupçon pèse lourdement, aussi, sur des fractions des Etats britannique et américain.

Londres fonde ses accusations contre Moscou sur les analyses contradictoires de son installation à Porton Down, qui se trouve par coïncidence à 15 km de Salisbury et qui fabrique des armes biologiques et chimiques. Au départ Londres a dit que le poison était du fentanyl, sorte d’héroïne très puissante. Mais le 7 mars, Londres a déclaré que c’était un gaz neurotoxique comme le sarin ou le VX, sans expliquer comment Porton Down, qui se spécialise dans la production de ces gaz, a pu ne pas l’identifier correctement.

Lundi, May a déclaré que le gaz en question était du «novitchok», une arme chimique fabriquée au départ par l’Etat soviétique. Mais quand Moscou a demandé qu’on lui fournisse des échantillons du poison utilisé à Salisbury, selon les dispositions de la Convention sur les armes chimiques (CWC), Londres a refusé. Pour l’heure, les accusations contre Moscou dépendent entièrement du bien-fondé des déclarations de l’installation à Porton Down.

Mais ce n’est pas une source fiable. Porton Down a mené de nombreuses expériences illégales et secrètes sur des citoyens britanniques. Il y a en 1942 sa contamination à la bacille du charbon de l’île Gruinard, que Londres a dû décontaminer en 1986; la mort jugée illégale de Ronald Maddison en 1953 pendant des expériences au sarin sur des appelés; et la contamination de Lyme Bay entre 1963 et 1975 par des armes biologiques. Londres a dû payer 3 millions de livres aux victimes de ces expériences en 2008, mais sans avouer de faute.

Les accusations lancées par de pareilles sources contre Moscou dans l’obscure affaire Skripal n’ont aucune crédibilité. Seule une investigation internationale objective qui publierait ses conclusions en temps réel, pourrait établir la vérité de ce qui s’est passé. Entretemps, pour leur propre survie il est essentiel que les travailleurs américains, européens et du monde entier s’opposent à l’hystérie antirusse et au danger d’une confrontation militaire entre les grandes puissances nucléaires.

Alexandre Lantier

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