«Les Algériens sont descendus dans la rue le 22 février parce qu’ils en avaient assez du système»

Entrevue de Dalia Ghanem, réalisée par Mohsen Abdelmoumen. Dalia Ghanem a obtenu son doctorat à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, France.

Mohsen Abdelmoumen : Vous avez travaillé les questions liées au terrorisme, y compris dans le terrain. D’après vous, peut-on combattre le terrorisme sans combattre l’idéologie qui le génère ?

Dr. Dalia Ghanem-Yazbeck : C’est compliqué de le faire parce que les bombes et les armes ne combattent pas les idées. Tant que l’idée est là et qu’elle n’est pas combattue et contrée, il sera difficile de se débarrasser du terrorisme. Les gouvernements doivent mieux élaborer des récits alternatifs aux idéologies extrémistes, à la fois hors ligne et en ligne. Nous devons donner aux jeunes hommes et aux jeunes femmes de meilleurs outils pour pouvoir lutter contre la propagande extrémiste. Ces récits devraient comprendre des campagnes sociales, des campagnes médiatiques, des campagnes d’éducation pour les jeunes dans les écoles, dans les associations civiles… etc. Par ailleurs, tant qu’il y aura l’injustice sociale, la marginalisation, la répression, etc., le spectre du djihad continuera de hanter de nombreux pays dans le monde.

Vous êtes une éminente chercheuse qui avez travaillé sur des sujets très sensibles, notamment le phénomène des femmes djihadistes. C’est un sujet qui est rarement traité dans les médias. Comment expliquez-vous ce phénomène des femmes djihadistes ?

Les raisons qui incitent les femmes au djihadisme sont multidimensionnelles et enchevêtrées. Elles peuvent être politiques, sociales, économiques, psychologiques ou philosophiques. Les femmes ne rejoignent pas l’État islamique seulement pour devenir des « épouses djihadistes », comme le prétendent plusieurs médias ! De plus, elles ne sont pas des agents passifs et des victimes des hommes qui les ont convaincues d’entreprendre une carrière violente. Les femmes sont des acteurs politiques et rationnels qui ont des raisons différentes et complexes de se joindre à un groupe extrémiste tel que l’organisation de l’État islamique. J’ai écrit sur le sujet, et l’un de mes articles s’intitule « Le visage féminin du djihadisme » (ndlr: en anglais), je recommande de le lire pour bien comprendre les raisons qui poussent les femmes à rejoindre l’organisation de l’État islamique.

D’après vous, les enfants des familles de terroristes qui proviennent des zones de combat en Syrie et en Irak ne constituent-ils pas des bombes à retardement avec le lavage de cerveau qu’ils ont subi, sachant que beaucoup d’entre eux étaient les enfants-soldats de Daech ?

Les gouvernements qui accueillent ces enfants qui souffrent de plusieurs traumatismes doivent investir dans leur réadaptation psychologique. Ces enfants ont grandi dans un environnement extrême et ont vu des actes horribles. Il est impossible d’attendre d’eux qu’ils deviennent des citoyens « normaux » sans une aide psychologique.

Le retour des djihadistes des zones de combat inquiète beaucoup les pays occidentaux. Selon vous, ne constituent-ils pas à moyen et à long terme un danger pour ces pays ?

Je pense que certains de ces rapatriés constitueront une menace, tandis que d’autres tenteront de passer inaperçus et de vivre leur vie. Cependant, ceux qui manifestent des regrets et qui souhaitent coopérer avec leurs gouvernements devraient avoir voix au chapitre. Le contre-récit dont je parlais plus tôt doit être fourni par une source appropriée et «légitime». L’exemple de la campagne américaine Think Again Turn Away est révélateur. Pourquoi était-ce un échec ? Parce que la campagne a été créée par le Département d’État américain qui a détruit sa crédibilité. En effet, un individu à risque qui pense que le département d’État est « l’ennemi à détruire » n’écouterait jamais son contre-récit. Au lieu de cela, les anciens extrémistes, les rapatriés, les transfuges et les extrémistes incarcérés devraient avoir la possibilité de discuter de leur expérience et de raconter leur histoire en public, car ils ont une authenticité qui leur permet de gagner la confiance des rapatriés ou des personnes à risque.

La question de la déradicalisation revient souvent en Occident et des expériences ont été menées avec la création de centres de déradicalisation, etc. mais ces expériences n’ont pas été concluantes. À votre avis, est-il possible de déradicaliser des terroristes ? Le concept de déradicalisation a-t-il un sens ?

La déradicalisation n’a pas de sens. En fait, le mot « radicalisation » en français vient de la racine « radical », qui signifie « racines ». Ces gens manquent de racines et ce que nous avons trouvé pour les aider, c’est de les « déraciner » ? Non. C’est la réadaptation qui est nécessaire. De plus, il n’y a pas de science, pas de discipline qui puisse convaincre qui que ce soit d’arrêter de penser à ce qu’il pense. Nous pouvons aider à orienter, à fixer les concepts d’un individu, mais lui seul peut décider de changer ses croyances. Il n’y a pas de centre, pas de science pour une telle décision.

L’Algérie et l’armée algérienne qui ont combattu le terrorisme pendant des années ont une expérience avérée dans le domaine de la lutte antiterroriste, de l’avis de plusieurs spécialistes du renseignement que j’ai interviewés. D’après vous, l’expérience algérienne dans la lutte antiterroriste n’est-elle pas un cas d’école qui devrait inspirer tous les pays qui connaissent le phénomène terroriste ?

C’est pendant la guerre civile (1992-2001) que les autorités algériennes ont appris à la dure les stratégies antiterroristes. Elles ont réussi à neutraliser les manifestations djihadistes les plus extrémistes de l’islam politique, c’est-à-dire la menace djihadiste, en combinant une attitude douce et une attitude dure. D’une part, les forces de sécurité ont déployé une présence militaire importante et forte pour combattre les groupes armés sur le terrain ; d’autre part, elles ont mis en place des mesures de conciliation visant à désarmer, démobiliser et réintégrer les anciens extrémistes dans la société. Beaucoup d’anciens djihadistes se sont vu offrir une occasion de s’exprimer. Ils ont parlé à la télévision nationale de leur expérience et de leur motivation à rejoindre des groupes djihadistes. Cette campagne a contribué à sensibiliser l’opinion publique sur les dangers de l’extrémisme violent et, bien entendu, elle a donné à la politique de réconciliation une légitimité supplémentaire. Cela a également contribué à décourager d’autres personnes de se joindre à la cause djihadiste ou d’en rester membres. En conséquence, quelque 15 000 anciens djihadistes ont renoncé à la violence. Pour les aider à se réinsérer dans la société, à prévenir la récidive et à faire face aux difficultés économiques, des compensations financières substantielles leur ont été offertes. Les efforts de réadaptation ont été spécifiquement axés sur l’emploi parce que les autorités voulaient restaurer un sentiment de citoyenneté chez ces personnes.

L’Algérie connaît un grand mouvement populaire depuis le 22 février qui a abouti à la démission de l’ex-président Bouteflika. Comment analysez-vous ce mouvement ?

Les Algériens sont descendus dans la rue le 22 février parce qu’ils en avaient assez du système. Les événements qui secouent le pays depuis six mois sont une suite unique d’événements que nous, Algériens, n’avons pas vus depuis les années 1990. Ce qui est également étonnant dans ces manifestations, c’est leur nature pacifique et civique. J’ai fait un photoreportage intitulé « Une protestation made in Algeria » dans lequel on voit ce sens incroyable du civisme dont les Algériens ont fait preuve. C’était presque une ambiance de carnaval avec des enfants tout autour. Alors que les Algériens reconnaissaient les réalisations de Bouteflika après vingt ans de mandat, ils étaient mécontents d’être pris pour un «demi-peuple» et des «demi-citoyens». Le désir de l’ancien président de se présenter à une cinquième candidature a été la gifle qu’aucun Algérien n’était prêt à prendre. Trop c’est trop.

Je trouve votre travail sur l’Algérie remarquable et vous avez rédigé un document très important concernant une crise économique imminente qui va toucher l’Algérie. Ne pensez-vous pas que pour solutionner le problème économique que connaît l’Algérie, il faudrait commencer par solutionner le problème politique ?

Les deux sont interdépendants. Le blocage politique est alarmant car une crise économique se profile à l’horizon. Nous sommes dans un pays qui dépend de l’énergie, qui ne produit rien, puisque 70% de ce qu’il consomme est importé, nous avons des réserves de change qui ont fondu comme neige au soleil et qui sont passées de 194 milliards de dollars en 2014 à 72 milliards de dollars en 2019 et qui devraient atteindre 47 milliards de dollars en 2020, l’inflation est de 5,6% et le chômage est en hausse avec 28% pour les hommes de 15-24 ans et 20% pour les femmes. Un programme d’urgence économique doit être mis en place dès maintenant avant de prendre des mesures structurelles. Ce n’est qu’une question de temps avant que les revendications politiques du mouvement populaire ne se transforment en revendications économiques.

L’armée algérienne, l’ANP, a toujours eu un rôle prépondérant en Algérie, du à l’histoire du pays. Comment voyez-vous le rôle de l’ANP dans le futur ?

Ce rôle politique n’est pas nouveau pour l’ANP en Algérie. L’armée a combattu le colonialisme français, libéré l’Algérie dans les années 1960. C’est aussi l’armée qui a participé au développement du pays dans les années 1970, et c’est encore l’armée qui a répondu aux manifestations de masse des années 1980 et à la guerre civile des années 1990. Tout au long de ces périodes, en fonction de sa disponibilité et de la situation, l’ANP a oscillé entre interventionnisme direct et repli limité. Aujourd’hui, l’armée n’est plus un arbitre, mais un acteur direct. C’est l’armée qui est intervenue en février et a fait pression sur Bouteflika pour qu’il démissionne ; c’est l’armée qui a nommé le président intérimaire avec un gouvernement provisoire et effectué plusieurs arrestations parmi les partisans de Bouteflika. Malheureusement, la vulnérabilité de l’institution militaire appelle ce genre d’interventionnisme. Aujourd’hui, les relations civiles-militaires se renégocient en Algérie, mais une chose est sûre, les Algériens n’accepteront plus l’époque où certains généraux au pouvoir jouaient le rôle de faiseurs de rois.

 

 

L’entrevue originale a été publiée par American Herald Tribune, le 14 septembre 2019:  https://ahtribune.com/interview/3476-dalia-ghanem-yazbeck.html

La version française a été publiée par Algérie Résistance.

 

Qui est le Dr. Dalia Ghanem-Yazbeck ?

Dalia Ghanem-Yazbeck est chercheuse résidente au Carnegie Middle East Center à Beyrouth et codirectrice du programme sur les relations civilo-militaires dans les États arabes, où son travail étudie la violence politique et extrémiste, la radicalisation, l’islamisme et le djihadisme, en particulier en Algérie. Elle s’intéresse également à la participation des femmes dans les groupes djihadistes. Dalia Ghanem-Yazbeck a été conférencière invitée sur ces questions lors de diverses conférences et commentatrice régulière dans différents médias imprimés et audiovisuels arabes et internationaux.

Dalia Ghanem était auparavant une boursière d’El-Erian au Carnegie Middle East Center. Avant de rejoindre Carnegie en 2013, elle a été chargée de cours au Williams College, dans le Massachusetts, et assistante de recherche au Centre d’analyse et de régulation politiques de l’Université de Versailles.

Dalia Ghanem est l’auteur de nombreuses publications, notamment: « Obstacles to ISIS Expansion in Algeria » (Cipher Brief, septembre 2016) ; Algeria on the Verge: What Seventeen Years of Bouteflika Have Achieved” (Fonds Carnegie pour la paix internationale, avril 2016) ; “Why Is AQIM Still a Regional Threat?” (New Arab, Mars 2016) ; “The Female Face of Jihadism” (EuroMeSCo Joint Policy, Février 2016) ; “Running Low: Algeria’s Fiscal Challenges and Implications for Stability” (Fonds Carnegie pour la paix internationale, février 2016) ; “Women in the Men’s House: The Road to Equality in the Algerian Military” (Fonds Carnegie pour la paix internationale, novembre 2015) ; “Despite Shakeups, Algeria’s Security Apparatus Stronger Than Ever” (Revue politique mondiale , septembre 2015).



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