Les ambitions de Berlin en Libye

Heiko Maas, le ministre allemand des affaires étrangères, intervient ces jours-ci en Libye, et appelle à la « fin de l’intervention étrangère ». Dans le cadre de sa visite en Turquie et en Afrique du Nord, il est arrivé dimanche 27 octobre 2019 pour une brève visite du pays, en vue de préparer une conférence internationale sur la Libye, que le gouvernement allemand entend mener sous peu. Le gouvernement allemand vise, via cette conférence, à pacifier le pays et à se distinguer comme « puissance normative » en Afrique du Nord. Maas a ensuite poursuivi son voyage en Égypte, qui est également impliquée dans la guerre en Libye. Pendant que le ministre allemand déclare que les Égyptiens devraient pouvoir « respirer l’air de la liberté », Le Caire poursuit sa répression violente. Depuis le coup d’État militaire de juillet 2013, plus de 1500 personnes ont disparu des prisons d’État. Tout en essayant de pacifier la Libye, Berlin accroît ses activités « normatives » sur un « arc de crise » s’étalant depuis l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient jusque l’Asie centrale. Sans grand succès jusque ici.

La guerre en Libye

La guerre en Libye, qui depuis 2014 n’a pas perdu en intensité, a embrasé le pays à grande échelle en avril dernier. Les milices du chef de guerre Khalifa Haftar, dont le pouvoir est bien établi à l’Est du pays, affrontent d’autres milices qui soutiennent le dénommé gouvernement d’union nationale établi à Tripoli, la capitale du pays. Chacun des deux camps dispose d’appuis étrangers. Haftar peut compter sur l’aide de l’Égypte et des Émirats arabes unis, notamment, le « gouvernement d’union nationale » et les groupes armés qui lui sont fidèles disposent de l’appui constant de la Turquie. Selon Wolfram Lacher, un expert de la Libye auprès de l’Institut allemand aux affaires et à la sécurité internationales [Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP)], les aides en question intègrent des livraisons d’armes en provenance de l’étranger, en particulier en provenance des Émirats arabes unis et de Turquie1. Et des systèmes d’armement allemands sont également employés en Libye 2.

Des responsabilités partagées en occident

Le gouvernement allemand a sa part de responsabilité dans la situation de désolation qui règne en Libye à de multiples égards. D’une part, on comptait des soldats allemands dans les effectifs de l’OTAN qui agressa la Libye en 2011. Les puissances de l’OTAN n’ont pas seulement constitué la cause de dégâts humains et matériels considérables en Libye ; elles ont également contribué à la destruction du tissu étatique et social du pays. Le gouvernement allemand a également joué un rôle clé dans l’instauration début 2016 du dénommé gouvernement d’union nationale dirigé par le premier ministre Fayez al Sarraj — principalement pour l’utiliser comme couverture pour éviter les afflux de réfugiés. Faute de disposer d’une base de pouvoir indépendante, le gouvernement d’union nationale libyen est rapidement « devenu une simple façade, derrière laquelle les groupes armés et leurs intérêts associés tirent les ficelles, » analysait déjà l’an dernier Lacher, l’expert du SWP. Tripoli est de fait dominée par un réseau de groupes puissamment armés, « mêlant milieux d’affaires, politiques, et administratifs ». Comme analysé par Lacher, « les gouvernements occidentaux et l’ONU partagent la responsabilité pour la situation que subit Tripoli »3.

La part de l’Allemagne

Il s’agit de la troisième tentative allemande — après 2011, puis 2016 — de contrôler la situation en Libye et de renforcer l’influence de l’Allemagne dans ce pays. En septembre 2019 déjà, la chancelière Angela Merkel avait déclaré au Bundestag que les conflits armés en Libye constituaient une menace d’escalade vers une guerre totale par mandataires interposés, comme en Syrie. Pour l’empêcher, une intervention immédiate est nécessaire, « l’Allemagne en prendra sa part »4. Il est surtout question de restaurer les structures de l’État. L’Occident les a largement détruites en 2011. Oliver Owcza, l’ambassadeur allemand à Tripoli, a annoncé le même jour que le gouvernement allemand compte héberger une conférence internationale sur la Libye à l’automne. Les discussions préparatoires avec les « pays clés » ont déjà commencé. « Avec une préparation suffisante », ces travaux pourraient « amener à une rencontre internationale cet automne », selon un tweet du diplomate [Voir la note 4.]. Dans l’intervalle, l’initiative est dénommée « Processus en trois étapes de Berlin », à savoir « un cessez-le-feu, une conférence internationale sur la Libye à Berlin », et « une rencontre des parties en conflit en Libye »5.

Influence étrangère

Pour déployer le « processus en trois étapes de Berlin », le ministre des affaires étrangères Heiko Maas est arrivé en Libye en début de semaine, où il mène des discussions avec les dirigeants libyens du gouvernement al Sarraj dans la ville côtière de Zuwara, à l’ouest de Tripoli. Maas s’est fait remarquer en déclarant de manière très vraie que le « problème fondamental » de la Libye est « l’influence étrangère » , mais il ne faisait bien entendu pas référence à ses propres tentatives6. Les résultats concrets de sa brève visite restent inconnus. Le ministre allemand a dû quitter le pays en hâte, en raison de rumeurs d’un raid aérien ennemi imminent. Le gouvernement d’union nationale, protégé de Berlin [à noter que le régime français soutient de son côté le camp opposé dirigé par Khalifa Haftar, NdSF], a établi qu’il ne pouvait ni prouver que la rumeur était fausse, ni qu’il disposait de la capacité à se défendre contre le raid aérien [Voir la note 5.]. Peu après l’arrivée de Maas, trois navires libyens, sans doute des gardes-côtes du pays, avaient fortement provoqué le « Alan Kurdi », un navire de sauvetage allemand, affilié à l’organisation Sea Eye, et menacé des réfugiés à bord d’embarcations, par des tirs de sommation à la mitraillette. Les gardes-côtes libyens sont soutenus par l’UE. Au cours de sa visite, le ministre des affaires étrangères allemand n’a fait aucune mention à l’attaque subie par le navire de sauvetage allemand.

L’air de liberté

Au cours des derniers jours, Maas n’a pas contenu ses déplacements au seul gouvernement d’union nationale libyen en vue de préparer la conférence sur la Libye à Berlin. Avant son bref passage en Libye, il avait discuté avec son homologue turc, dont le pays livre des armes à l’une des parties du conflit libyen7, puis en Égypte, qui soutient une autre partie du conflit. Ankara subit en ce moment des critiques amères du fait de son invasion de la Syrie ; et le Caire, du fait de sa répression intérieure brutale. En Égypte, depuis le coup d’État militaire de juillet 2013, plus de 1500 personnes ont disparu alors qu’elles étaient en prison. Il y a un mois environ, selon la commission égyptienne aux Droits et aux Libertés (ECRF), plus de 4300 personnes avaient été arrêtées en marge de manifestations de masse8. Dans la capitale égyptienne, Maas, qui ne fait pas mystère de ses prétendus engagements en faveur des droits de l’homme, a déclaré que, en dépit du fait que « l’expression et les attentes par les citoyens de leurs droits et libertés civils »doivent être soulignés, « le dialogue avec l’Égypte » est une nécessité[Voir note 8]. Prenant à témoin le public local, suite à sa rencontre avec Abd al Fattah al Sisi, le président égyptien responsable de tortures et de meurtres au Caire, Maas a déclaré que les Égyptiens devraient pouvoir « respirer un air de liberté ». Outre les phrases lyriques de son ministre des affaires étrangères, Berlin n’a eu de cesse que de coopérer de plus en plus avec le régime de torture égyptien 9.

L’« arc de crise »

L’Allemagne vise en premier chef à réussir à pacifier la Libye, en se positionnant comme « puissance normative » dans un « arc de crise » qui s’étend depuis l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, jusqu’à l’Asie centrale. À Berlin, hommes politiques et experts ont répété cette ambition de manière répétée10. De toute évidence, le gouvernement allemand n’a pas connu jusqu’ici de réels progrès dans cette mise en œuvre. La guerre au Mali, où l’armée allemande se trouve engagée depuis six années s’est répandue du nord vers le centre du pays11. En Syrie, l’initiative du ministre de la défense allemand d’établir une zone d’occupation au nord du pays a stagné — et cerise sur le gâteau, Maas l’a publiquement désavouée à Ankara [Voir note 7]. En Afghanistan, où l’armée allemande est active depuis à présent 18 années, la situation est désolée. Berlin n’a même pas réussi à approcher une résolution du conflit à l’Est de l’Ukraine. Tout cela rend une réussite en Libye d’autant plus urgente. Mais, à l’horizon, rien de tel n’est en vue.

Article original en anglais : The Three-Stage Berlin Process, German Foreign Policy, le 30 octobre 2019
Traduit par José Martí, relu par San pour le Saker Francophone
Notes :
  1. Wolfram Lacher: Who is Fighting Whom in Tripoli? How the 2019 Civil War is Transforming Libya’s Military Landscape. SANA Briefing Paper. Août 2019
  2. Voir également : Arab Brothers in Arms
  3. Wolfram Lacher: Das Milizenkartell von Tripolis. SWP-Aktuell No. 28. Mai 2018. Voir aussi : Die nächste Runde im libyschen Krieg
  4. Deutschland will im Herbst Libyen-Konferenz ausrichten. 11 Sep 2019
  5. Mirco Keilberth: Maas von Ufo zur Abreise bewogen. 29 oct 2019
  6. Schrecksekunde bei Überraschungsbesuch von Maas in Libyen 27 oct 2019
  7. Voir aussi : Krieg um Nordsyrien (IV)
  8. Maas fordert « Luft der Freiheit » für Menschen in Ägypten. 29 oct 2019
  9. Voir aussi : Mubarak 2.0 (II)
  10. Voir aussi : Krieg um Nordsyrien (III)
  11. Voir aussi : A Third Attempt in the Sahel


Articles Par : German Foreign Policy

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