Les attaques contre Günter Grass – un bilan

Cela fait exactement un mois que l’auteur Günter Grass a publié son poème « Ce qui doit être dit. » Nous avons matière à tirer un premier bilan.

De nombreux conflits acerbes ont eu lieu dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne mais rien n’est comparable à la vague de calomnies, d’abus et d’insultes propagée ces dernières semaines dans les médias, y compris dans des publications soi-disant « sérieuses », contre le prix Nobel de littérature âgé de 84 ans.

L’accusation d’antisémitisme a été lancée une dizaine de fois et dans des variantes les plus diverses. Et ce, contre l’auteur du livre Le Tambour qui dressait un tableau de la société allemande à une époque où elle était en train de recouvrir son passé d’un épais manteau et où on comptait dans son gouvernement, son administration, le pouvoir judiciaire, les rédactions des journaux, les bureaux des responsables des universités et des affaires, des milliers d’anciens nazis !

Sur le Spiegel Online, l’historien Michael Wolffsohn, qualifie le poème de Grass de « brochure antisémite parée d’un simulacre d’ouvre lyrique, » qui « aurait eu sa place » dans le Nationalzeitung, l’organe de presse du parti néo-nazi NPD. Dans le Berliner Zeitung, l’historien suisse et directeur du musée juif de Francfort, Raphael Gross, qualifie le poème de « chant de la haine » en s’interrogeant : « Où est donc le problème de le décrire comme un antisémite ? »

Le journaliste de Die Zeit, Josef Joffe, se réfère à Sigmund Freud et détecte la source de l’antisémitisme qui « déferle du poème de Grass » dans le « subconscient encastré dans de puissants tabous: la honte et la culpabilité. » C’est ainsi que le « ça » pense dans le for intérieur de Grass, clame Joffe en citant un personnage antisémite d’une pièce de Fassbinder : « Il nous suce le sang, le juif. Il boit notre sang et, encore, il nous met dans le tort, car il est juif et que nous portons la faute. S’il était resté là d’où il vient ou si nous l’avions gazé, je pourrais mieux dormir aujourd’hui. Ce n’est pas une plaisanterie. C’est ainsi qu’il pense en mon for intérieur. »

Nous voulons épargner au lecteur d’autres citations tirées d’une longue liste de calomnies infâmes dépeignant Grass comme un antisémite. En fait, l’allégation relative à l’antisémitisme n’est même pas la pire diffamation formulée contre Grass. Certains auteurs lui reprochent carrément d’être un nazi.

Le critique littéraire du Berliner Morgenpost, Tilman Krause, compare le poème de Grass à une allocution tristement célèbre du chef de la propagande nazie, Joseph Goebbels, et prononcée en 1943 au palais des sports de Berlin en appelant à « la guerre totale ». Krause a détecté dans le poème une « pléthore de figures de pensées et de formes de discours qui ne peuvent masquer leurs origines dans l’idéologie nazie. » Pendant les derniers jours de Grass, écrit-il, « le fervent nazi qu’il fut revient une fois de plus par la petite porte. »

Malte Lehming, rédacteur en chef des pages d’opinion du Tagesspiegel diffame Grass le traitant de néo-nazi. « Quelqu’un qui écrit subitement des poèmes dans le jargon du Nationalzeitung, sans le remarquer, l’a peut-être toujours fait, sans que d’autres l’aient remarqué, » écrit-il. Lehming compare même Grass à Hitler : « Grass se range du côté de la ‘majorité silencieuse’, à qui il veut donner une voix – comme jadis, où une majorité silencieuse avait trouvé une voix qui, très rapidement, renforcée par des hauts parleurs et par le tonnerre des chars, avait pu être entendue à travers l’Europe. »

Ces attaques obscènes contre Grass en disent plus sur leurs auteurs que sur la personnalité vivante du monde littéraire la plus respectée en Allemagne. Ce n’est pas la mise en garde, tout à fait fondée, contre une nouvelle guerre au Moyen-Orient de Grass qui rappelle les nazis, mais plutôt les accusations scandaleuses lancées contre lui par une meute délirante. Ils ont oublié, de façon opportune, que l’une des premières initiatives prises par les nazis après leur arrivée au pouvoir avait été de brûler en public les livres de Heinrich Heine, de Karl Marx, de Sigmund Freud, de Heinrich Mann, d’Erich Maria Remarque, de Kurt Tucholsky, de Carl von Ossieztky et nombre d’autres auteurs célèbres dans le monde entier.

Quelques voix ont cherché à défendre Grass contre l’accusation d’antisémitisme mais elles sont timides, réservées et pleines de précaution. Pas une seule figure des milieux culturel, médiatique et politique n’est apparue pour protester haut et fort contre le lynchage public de l’un des plus importants représentants de la littérature allemande d’après-guerre.

Ceci requiert quelques explications.

Un indice est donné par Josef Joffe dans un article qu’il a écrit pour le Wall Street Journal. Joffe lance une diatribe virulente contre Grass qui culmine en un reproche selon lequel Grass a « violé un consensus moral vieux de 70 ans, qu’il a mis cul par-dessus tête l’univers moral en présentant Israël comme l’agresseur et l’Iran comme la victime. »

Par « consensus moral », Joffe entend la conception selon laquelle l’Holocauste engage l’Allemagne à soutenir de façon permanente et inconditionnelle la politique du gouvernement israélien, une position que la chancelière Angela Merkel a résumé dans sa déclaration en disant que la sécurité d’Israël faisait partie de l’intérêt national ou de la raison d’Etat allemande.

Avec cet argument, le gouvernement allemand est en train de préparer sa participation à une guerre contre l’Iran. Après des années d’absence, il veut reprendre pied militairement dans cette région riche en pétrole du Moyen-Orient. Dans une distorsion grotesque des faits historiques et des réalités politiques actuelles, il exploite les crimes des nazis pour justifier ses propres futurs crimes impérialistes.

Le poème de Grass contrecarre ces projets et exprime la vaste méfiance populaire à l’égard d’une résurgence du militarisme allemand et d’une nouvelle guerre impérialisme au Moyen-Orient. C’est la raison pour laquelle Grass est farouchement attaqué.

Joffe est parfaitement conscient que la politique de la « classe politique », comme il l’appelle, n’a que très peu de soutien populaire. Il se plaint amèrement de ce que le poème de Grass qui a été presque universellement rejeté par les médias, bénéficie de près de 90 pour cent du soutien des avis des lecteurs. La réaction de Joffe est d’attribuer au sentiment des lecteurs des motifs antisémites et nationalistes.

Ce thème parcourt comme un fil rouge de nombreuses autres attaques contre Grass. Malte Lehming, déjà cité, affirme que Grass courtise la « populace. » Tilman Krause se réfère aux antécédents de Grass (et d’autres écrivains) nés dans des « familles analphabètes et qui étaient intellectuellement incapables de contrer idéologiquement l’idéologie nazie. » Les nazis, affirme-t-il, permirent à cette « petite bourgeoisie prolétarisée » de prendre part à la politique. Grâce à leur soutien, ils cherchèrent à construire leur empire mondial. Les « vieilles élites », par contre, « étaient suspectes aux yeux de la pègre brune, elles furent réprimées et le cas échéant anéanties. »

Il est difficile d’admettre une distorsion plus impudente de la vérité historique. Alors que les nazis réussirent à gagner l’appui de couches de la petite bourgeoisie prête à tout, la grande majorité de la classe ouvrière – et aussi de nombreuses personnes de la classe moyenne – furent des adversaires acharnés des nazis. Jusqu’en 1932, les deux partis ouvriers, le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands, Parti communiste d’Allemagne) et le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate d’Allemagne) obtinrent plus de voix à eux deux que le parti nazi de Hitler. Ce n’est que l’échec lamentable de la direction du SPD et du KPD qui empêcha la classe ouvrière de stopper la montée de Hitler.

La défaite de la classe ouvrière scella aussi le sort des Juifs. Ce ne fut qu’après la destruction du mouvement ouvrier et le début de la Deuxième Guerre mondiale que les nazis furent en mesure d’appliquer pleinement leur antisémitisme et de perpétrer les plus grands crimes de l’histoire de l’humanité.

Ce sont les « vieilles élites » présentées par Lehming comme les victimes des nazis qui en fait garantirent la victoire de Hitler – les Junkers prussiens et les officiers de l’armée qui l’aidèrent à prendre le pouvoir ; les dirigeants des entreprises Krupp, Flick et autres, qui financèrent son ascension ; les partis bourgeois qui votèrent la Loi d’habilitation (Ermächtigungsgesetz) pour réprimer le mouvement ouvrier ; les bureaucrates et les juges veules qui avaient prêté serment à Hitler ; les universitaires qui avaient harcelé leurs collègues juifs et enseigné la théorie raciale ; et les classe éduquées qui furent intoxiquées par le culte que Hitler vouait à Wagner.

Les scribouillards qui attaquent actuellement Grass représentent cette tradition. Leur mépris pour les masses qu’ils diffament et traitent de populace antisémite, montre leur volonté de balayer les droits démocratiques fondamentaux dans le but de concrétiser les projets de guerre de l’impérialisme allemand.

Article original, WSWS, paru le 5 mai 2012



Articles Par : Peter Schwarz

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