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Les BRICS et la fiction de la «dédollarisation»
Par Prof Michel Chossudovsky
Mondialisation.ca, 16 avril 2015

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La presse financière ainsi qu’une partie des médias alternatifs parlent d’un possible affaiblissement du dollar étasunien comme monnaie d’échange internationale résultant de l’initiative des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

L’un des arguments centraux dans ce débat sur les devises mondiales concurrentes repose sur l’initiative des BRICS visant à créer une banque de développement qui, selon les analystes, défie l’hégémonie de Wall Street et les institutions de Bretton Woods établies à Washington.

La Nouvelle Banque de développement des BRICS (NBD) a été mise en place pour opposer deux grands géants dirigés par l’Occident – la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). La NBD jouera un rôle clé comme pool de monnaies pour les projets d’infrastructure au sein d’un groupe de cinq pays détenant d’importantes économies nationales émergentes – Russie, Brésil, Inde, Chine et Afrique du Sud. (RT 9 Octobre 2015, c’est l’auteur qui souligne.)

Plus récemment, le rôle de la nouvelle Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (Asian Infrastructure Investment Bank ou AIIB), proposée par la Chine, a été mis en lumière. Selon les reportages, celle-ci menace de « transférer le contrôle de la finance mondiale de Wall Street et Londres vers les nouvelles banques et le fonds de développement de Pékin et Shanghai ».

 La décision de créer des réserves générales a été prise en juillet 2014 au sixième Sommet des BRICS à Fortaleza au Brésil.  

Source: AP

 

Les BRICS ont fait l’objet d’un important battage médiatique.

Alors que la création des BRICS a des implications géopolitiques importantes, et l’AIIB et la NBD avec son fonds de réserves d’urgence (Contingency Reserve Arrangement, CRA), proposée par les BRICS, sont des entités libellées en dollars. À moins d’être combinées à un système mutlidevises de commerce et de crédit, elles ne menacent pas l’hégémonie du dollar. Bien au contraire, elles ont tendance à soutenir et augmenter les prêts libellés en dollar. En outre, elles répliquent plusieurs caractéristiques du cadre de Bretton Woods.

Vers un accord multidevises?

L’important, cependant, d’un point de vue géopolitique, c’est que la Chine et la Russie développent un échange rouble-yuan, négocié entre la Banque centrale de Russie et la Banque populaire de Chine.

La situation des trois autres États membres des BRICS (Brésil, Inde, Afrique du Sud) à l’égard de la mise en œuvre des échanges de devises (le réal, la roupie et le rand) est nettement différente. Ces trois pays très endettés sont dans le carcan des conditionnalités du FMI et de la Banque mondiale. Ils ne prennent pas de décisions sur des questions fondamentales touchant à la politique monétaire et à la réforme macro-économique sans avoir le feu vert des institutions financières internationales basées à Washington.

Les échanges de devises entre les banques centrales des BRICS ont été mis de l’avant par la Russie afin de « [f]aciliter le financement du commerce tout en contournant complètement le dollar. Le nouveau système pourra également remplacer de facto le FMI, car il permettra aux membres de l’alliance de diriger les ressources pour financer les pays les plus faibles ». (Voix de la Russie)

Alors que la Russie a officiellement soulevé la question d’un accord multidevises, la structure de la Banque de développement ne reconnaît pas « officiellement » un tel cadre à l’heure actuelle:

« Avec la Chine et les partenaires des BRICS, nous discutons de la mise en place d’un système d’échanges multilatéraux qui permettront de transférer des ressources à un pays ou un autre si nécessaire. Une partie des réserves de change peut être dirigée vers [le nouveau système]. » (Gouverneur de la Banque centrale de Russie, juin 2014, Prime News Agency)

L’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil ont décidé de ne pas aller de pair avec une entente multidevises, laquelle aurait permis le développement du commerce bilatéral et d’activités d’investissement entre les pays du BRIC, opérant en dehors de l’espace de crédit libellé en dollars. En réalité, ils n’avaient pas le choix de prendre cette décision en raison des strictes conditionnalités de prêts imposées par le FMI.

Lourdement endettés sous le poids de leurs créanciers extérieurs, les trois pays sont de fidèles élèves de la Banque mondiale et du FMI. La banque centrale de ces pays est contrôlée par Wall Street et le FMI. Leur entrée dans une entente bancaire non dollarisée ou « antidollar » incluant de multiples devises, aurait exigé l’approbation préalable du FMI.

Le fonds de réserves d’urgence

On définit le fonds de réserves d’urgence (FRU) comme un « cadre dédié à fournir un soutien financier par le biais d’instruments de liquidité et de précaution, en réaction à la pression à court terme actuelle ou potentielle de la balance des paiements ». (Russia India Report  7 avril, 2015). Dans ce contexte, le FRU ne constitue pas un « filet de sécurité » pour les pays du BRIC, il accepte l’hégémonie du dollar étasunien, laquelle est soutenue par des opérations spéculatives de grande envergure sur les marchés des devises et des matières premières.

Le FRU fonctionne essentiellement comme à un accord de prêt de précaution du FMI (comme par exemple celui du Brésil en novembre 1998) visant à permettre aux pays très endettés de maintenir la parité de leur taux de change avec le dollar étasunien en reconstituant les réserves de leur banque centrale avec l’argent emprunté.

Le FRU exclut l’option stratégique de contrôle des changes par les États membres du groupe BRICS. Dans le cas de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud, cette option est largement forclose en raison de leurs accords avec le FMI.

Le FRU de 100 milliards de dollars libellé en dollars US est un « plateau d’argent » pour « les spéculateurs institutionnels » occidentaux, dont JP Morgan Chase, Deutsche Bank, HSBC, Goldman Sachs et al., impliqués dans des opérations de vente à découvert sur le Forex. Le FRU financera au bout du compte l’attaque spéculative sur le marché des changes.

Le néolibéralisme est fermement ancré

Un accord impliquant les monnaies nationales au lieu du dollar US nécessite une politique monétaire souveraine des banques centrales. À bien des égards, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud sont (du point de vue monétaire) des États étasuniens par procuration, fermement alignés sur les diktats économiques de la triade Fonds monétaire international-Banque mondiale-Organisation mondiale du commerce.

Il convient de rappeler que depuis 1991, la politique macroéconomique de l’Inde est contrôlée des institutions de Bretton Woods, avec un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, le Dr. Manmohan Singh, d’abord comme ministre des Finances, puis comme Premier ministre.

Par ailleurs, alors que l’Inde est un allié de la Chine et la Russie au sein des BRICS, elle fait partie d’un nouvel accord de coopération en matière de défense avec le Pentagone, un accord (officieusement) dirigé contre la Russie et la Chine. L’Inde coopère également avec les États-Unis dans la technologie aérospatiale et constitue également le plus grand marché (après l’Arabie saoudite) pour la vente de systèmes d’armes étasuniens. Toutes ces transactions sont en dollars étasuniens.

En 2010, le Brésil a lui aussi signé un accord de grande envergure en matière de défense avec les États-Unis, sous le gouvernement de Luis Ignacio da Silva, qui, selon l’ancien directeur général du FMI Heinrich Koeller, « est [leur] meilleur président » :

« [Je] suis très enthousiaste [par rapport à l’administration de Lula]; mais il est préférable de dire que je suis très impressionné par le président Lula, en effet, surtout parce que je pense qu’il est crédible. » (Directeur général du FMI Heinrich Koeller, Conférence de presse ,10 avril 2003)

Au Brésil, les institutions de Bretton Woods et de Wall Street ont dominé la réforme macro-économique depuis le début du gouvernement de Luis Ignacio da Silva en 2003. Sous Lula, un dirigeant de Wall Street a été nommé à la tête de la Banque centrale : la Banco do Brasil (Banque du Brésil) était entre les mains d’un ancien dirigeant de Citigroup. Bien qu’il existe des divisions au sein du Parti des Travailleurs (PT), le parti au pouvoir, le néolibéralisme prévaut. Les décisions économiques et sociales au Brésil sont en grande partie dictées par les créanciers extérieurs du pays, dont JPMorgan Chase, Bank of America et Citigroup.

Les réserves de la Banque centrale et la dette extérieure

L’Inde et le Brésil (avec le Mexique) sont parmi les pays en développement les plus endettés au monde. Les réserves en devises sont fragiles. La dette extérieure de l’Inde en 2013 était de l’ordre de plus de 427 milliards de dollars, celle du Brésil était énorme, se chiffrant à 482 milliards de dollars, alors que la dette extérieure de l’Afrique du Sud était de 140 milliards de dollars. (Banque mondiale, encours de la dette extérieure, 2013).

Stock de la dette extérieure (2013)

Brésil 482 milliards de dollars

Inde 27 milliards de dollars

Afrique du Sud 140 milliards de dollars

Les réserves des banques centrales des trois pays sont inférieures à leur dette extérieure (y compris les avoirs en or et en devises, voir tableau ci-dessous).

Réserves de la Banque centrale (2013)

Brésil 359  milliards de dollars

Inde: 298 milliards de dollars

Afrique du Sud $ 50 milliards de dollars

La situation de l’Afrique du Sud est particulièrement précaire avec une dette extérieure près de trois fois la valeur des réserves de sa banque centrale.

Cela signifie que ces trois États membres du groupe BRICS sont sous le poids de leurs créanciers occidentaux. Les réserves de leur Banque centrale sont soutenues par de l’argent emprunté. Les opérations de leur Banque centrale (par exemple celle visant à soutenir les investissements nationaux et les programmes de développement) nécessiteront des emprunts en dollars étasuniens. Leurs banques centrales sont essentiellement des dispositifs de « caisses d’émission » puisque leurs monnaies nationales sont dollarisées.

La Banque de développement du groupe BRICS (NBD)

Le 15 juillet 2014, le groupe des cinq pays ont signé un accord pour créer la Banque de développement BRICS de 100 milliards de dollars US ainsi qu’un « pool de monnaies de réserve » de 100 milliards libellé en dollars étasuniens. Ces engagements ont ensuite été révisés.

Chacun des cinq pays membres « devra allouer une part égale du capital de lancement de 50 milliards de dollars, lequel sera augmenté à 100 milliards de dollars. La Russie a accepté de fournir à la banque 2 milliards de dollars de son budget fédéral au cours des sept prochaines années ». (RT, 9 mars, 2015)

Les engagements au fonds de réserves d’urgence sont les suivants :

Brésil, $ 18 milliards

Russie $ 18milliards

Inde $ 18 milliards

Chine $ 41milliards

Afrique du Sud $ 5 milliards

Total $ 100 milliards

Tel que mentionné précédemment, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud sont des pays très endettés et leur Banque centrale a des réserves substantiellement inférieures au niveau de leur dette extérieure. Leur contribution aux deux entités financières des BRICS ne peut être que financée des deux façons suivantes :

  • en réduisant leurs réserves en dollars US et/ou
  • en finançant leurs contributions à la Banque de développement et au FRU, en empruntant de l’argent, soit en haussant leur dette extérieure libellée en dollars.

Dans les deux cas, l’hégémonie du dollar prévaut. Autrement dit, les créanciers occidentaux du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud devront « contribuer » directement ou indirectement au financement des leurs contributions en dollars à la banque de développement BRICS (NBD) et au FRU.

Dans le cas de l’Afrique du Sud, dont les réserves de la Banque centrale se chiffrent à 50 milliards de dollars, la contribution à la NBD du groupe BRICS sera inévitablement financée par une augmentation de la dette extérieure du pays (libellée en dollars étasuniens).

En outre, en ce qui concerne l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud, il ne fait aucun doute que leur appartenance à la Banque de développement des BRICS a fait l’objet de négociations à huis clos avec le FMI et qu’ils ont garanti qu’ils ne quitteraient pas le « Consensus de Washington » en adoptant des réformes macro-économiques.

Si ces pays contrôlaient totalement la politique monétaire de leur Banques centrale, les contributions à la Banque de développement (NBD) se feraient dans leur monnaie nationale plutôt qu’en de dollars étasuniens en vertu d’un accord mutlidevises. Inutile de dire que dans un système mutlidevises, le fonds d’urgence (FRU) ne serait pas nécessaire.

La géopolitique derrière l’initiative des BRICS est cruciale. Bien que cette initiative ait accepté dès le début le système du dollar, cela n’exclut pas l’introduction, à un stade ultérieur, d’un accord multidevises, qui remettrait en question l’hégémonie du dollar.

Michel Chossudovsky

Article publié initialement en anglais : BRICS and the Fiction of “De-Dollarization”, 8 avril 2015

Traduction : Julie Lévesque pour Mondialisation.ca

Michel Chossudovsky est directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur émérite de sciences économiques à l’Université d’Ottawa. Il est l’auteur de « Guerre et mondialisation, La vérité derrière le 11 septembre », « La Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial » (best-seller international publié en plus de 10 langues). Contact : [email protected]


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Son dernier livre (en anglais) :

The Globalization of War, America’s “Long War” against Humanity, Global Research, 2015.

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