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Les civilisations, les religions et la science en face du temps
Par Chems Eddine Chitour
Mondialisation.ca, 03 janvier 2011
3 janvier 2011
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«Je ne prendrai pas de calendrier cette année, car j’ai été très mécontent de celui de l’année dernière!»

Alphonse Allais

Le passage à la nouvelle année 2011 a été vécu par la plupart des pays comme un événement planétaire que d’aucuns dans les pays du Sud attribuent à une hégémonie scientifique, culturelle. Certes le néolibéralisme  impose un magister  à des victimes consentantes qui développent une véritable addiction pour tout ce qui est occidental devant le vide sidéral de leur condition et devant les injonctions d’un autre siècle ou les morales à l’ancienne qui ne tiennent plus.

A titre d’exemple, quand on voit comment les jeunes Algériens  communient, comment l’indigence de notre télé invite à fêter ce veau d’or que l’on pourrait appeler le «money-theisme» sans aucune critique sur la symbolique du passage d’une année à une autre. On comprend que cette contagion formate, à l’échelle planétaire, l’homme nouveau , qui ne doit pas penser , mais qui doit dépenser selon le juste mot du philosophe Dany Robbert Dufour. Il n’y a donc pas lieu de rechercher à tout prix un choc de civilisation là où il y en a pas, la Saint Sylvestre  est devenue au fil du temps une religion qui lamine les autres, celle  du money-théisme. Ce passage d’une saison à une autre  n’est pas l’apanage d’une ère civilisationnelle, encore moins d’une religion mais, sédimenté par les traditions humaines depuis que l’homme a commencé à mesurer les pulsations du temps.

Justement, le temps n’en finit pas de nous interpeller. Le temps, pour les auteurs bibliques, est une création de Dieu. Il leur importe de communiquer cette vérité fondamentale: Dieu a créé le temps, et c’est dans le temps et par le temps dont il dispose souverainement qu’il crée tout son ouvrage, c’est-à-dire l’Univers et, en particulier, l’homme. D’où l’importance accordée dans le récit de la Genèse au temps de la création, émergeant d’un monde chaotique, le tohu bohu. Pour saint Augustin, les événements sont les filins tissés de l’étoffe du temps. «Je le dis néanmoins en toute confiance, je sais qu’il n’y aurait ni, si rien ne passait, temps passé, ni, si rien n’advenait, temps futur, ni, si rien n’existait, temps présent.»(1)

Dieu a créé le temps

Le professeur Mohamed Arkoun s’interrogeait à juste titre sur le rapport de la vérité au temps dans le Coran, il écrit: «…Mais au temps coranique constitué par le temps fini de la vie terrestre totalement articulé au temps infini de la vie éternelle, le temps céleste servant ainsi de cadre et de référent obligé au temps terrestre en tant que durée vécue et non pas seulement concept théologique ou philosophique. Le temps coranique est un temps plein: chaque instant de la durée vécue est remplie par la présence de Dieu actualisé dans le culte, la méditation, la remémoration de l’Histoire du Salut, la récitation de la Parole révélée, la conduite éthique et légale conforme aux «ahkam.»(2)

Comment est mesuré le temps? La perception du déroulement temporel est fondée sur l’expérience du vécu. On en retrouve les modalités dans les langues, l’art, les croyances religieuses, les rites et dans bien d’autres domaines de la vie sociale. Les rythmes naturels et biologiques furent les premiers points de repère pour l’élaboration d’une gestion du temps. Le spectacle du ciel étoilé, que l’on remarque par exemple chez les Sumériens et les Mayas, à travers des observations astronomiques, amena les premières compilations du temps. La nature a ses propres rythmes, les saisons, les jours et les nuits, que l’être humain a observés et a pris en compte dans l’élaboration d’un calcul temporel.

Dès la plus haute Antiquité, les hommes ont manifesté cette volonté de mesurer le temps. On trouve ainsi le cycle solaire comme premier mouvement régulier auquel les hommes ont manifesté de l’attention eu égard à la mesure du temps. La subdivision de l’année solaire en unités de temps mieux adaptée aux rythmes de l’évolution de l’espèce, que nous connaissons fort bien aujourd’hui, trouve, quant à elle, son origine dans des conventions purement humaines. Les Babyloniens (ancêtres des Irakiens), par exemple, divisaient l’année en 12 mois de 30 jours auxquels ils ajoutaient un mois supplémentaire tous les six ans afin de se «mettre à jour» avec le calendrier solaire.

Le calendrier chinois est un calendrier luni-solaire (en chinois yîn-yáng les mois sont des mois lunaires, c’est-à-dire que le premier jour de chaque mois est la nouvelle lune et que le 15e jour est la pleine lune; puisque dans une année solaire il y a douze mois lunaires et plus d’une dizaine de jours, on ajoute sept mois intercalaires au cours de dix-neuf ans, pour que l’année reste dans l’ensemble une année solaire. Selon la tradition, le premier système calendaire (cycle sexagésimal) fut créé par l’Empereur Jaune en 2637 avant notre ère et appliqué à partir de son année de naissance -2697. Le calendrier chinois est largement utilisé par les paysans pour mieux gérer l’agriculture, et les fêtes traditionnelles ou religieuses. La légende d’une course entre les animaux permet de mémoriser leur ordre, mais il n’y a en réalité aucune préséance entre les signes: Le premier Bouddha invita tous les animaux au réveillon du Nouvel An afin de leur communiquer ses observations. Arrivèrent dans l’ordre: le rat-le boeuf, le tigre courageux, le lièvre, le dragon, le serpent, le cheval, la chèvre. le singe, le coq, le chien et enfin le cochon qui donnèrent leur nom aux années.(3)

Suivant les préceptes de l’hindouisme, le temps est divisé en ères cosmiques qui se succèdent à l’infini. La naissance, la durée et la disparition du monde ne cessent jamais. Seul brahman (l’Absolu) est éternel et immuable. Le calendrier hindou, utilisé depuis des temps immémoriaux, est un calendrier luni-solaire qui a subi des modifications géographiques: le premier jour de l’année zéro du calendrier hindou correspond au 23 janvier avant J.-C.

Le calendrier de l’Égypte antique, était axé sur les fluctuations annuelles du Nil et avait comme but premier la régulation des travaux agricoles au cours de l’année. Le calendrier égyptien était basé sur les cycles lunaires. L’année était divisée en trois saisons en fonction de la crue du Nil et de son impact sur l’environnement: chaque saison comprenait quatre mois de trente jours chacun.

Les Grecs anciens connaissaient tous un calendrier lunaire qui comptait, en principe, 12 mois; selon les besoins, s’y ajoutait un mois intercalaire. Or, à quelques exceptions près, les mois grecs portaient des noms dérivés de fêtes religieuses. C’est de leur fête principale que les mois ont tiré leur nom – pour nombre d’entre eux, de toute évidence, dès la fin du IIe mill. av. J.-C.

Le calendrier hébreu est utilisé dans le judaïsme pour l’observance des fêtes religieuses. Il est également le calendrier officiel en Israël. Le 25 Tevet 5771 correspond au 1er janvier 2011.Ce calendrier démarre avec la création divine du monde. L’archevêque d’Irlande James Ussher est passé à la postérité pour avoir osé donner en 1650 une date d’une précision indépassable. Il fixait l’instant de la création du monde le 23 octobre 4004 avant J.-C. à 9 heures du matin !!!    Le calendrier grégorien  est utilisé pour tous les domaines laïcs en Israël.

Les Romains utilisaient le calendrier julien, instauré par Jules César en 46 avant Jésus-Christ pour réformer le calendrier romain, datant des origines de Rome. Le calendrier julien, véritable calendrier solaire, comportait donc 365 jours (366 tous les 4 ans.), et fixait le début de l’année au 1er janvier. Pendant les premiers siècles de notre ère, les Grecs célébraient la naissance de Jésus le 6 janvier, à l’occasion de l’Epiphanie. Cependant, le pape Libère décida en 354 de reporter cette célébration au 25 décembre. En effet, son objectif était de mettre un terme à la fête païenne de Sol Invictus célébrée le 25 décembre. Cette solution du calendrier julien ne s’avéra pas être la meilleure, puisque trop courte, l’année moyenne était devenue trop longue. Plusieurs réformes du calendrier furent ainsi tentées au cours du Moyen Age.

Denys le Petit, (environ 470 – environ 540) est un moine connu pour avoir calculé l’Anno Domini ou ère vulgaire, utilisée comme ère par le calendrier grégorien. De cette manière, il fonda l’usage de compter les années à partir de l’incarnation (25 mars) et la naissance (25 décembre) de Jésus-Christ, qu’il plaça à l’année 753 de Rome (c’est-à-dire l’année -1 du calendrier actuel). Des études historiques – dont celle du règne d’Hérode le Grand – montrent qu’il a commis une erreur d’au moins quatre ans. Le calendrier grégorien commença à remplacer le calendrier julien en 1582. (4)

Année solaire

Le Christ, en somme, devait avoir déjà quatre ou cinq ans au moment où le moine Denis le Petit situe sa naissance, et nous sommes actuellement dans l’année 2015 ou 2016 après la naissance réelle du Christ. Le calendrier grégorien ne commença par ailleurs, à s’imposer vraiment que vers les années 1700. En enlevant 10 jours au mois d’octobre de l’année 1582 (on passa soudainement du 4 au 15 octobre), le pape Grégoire fit coïncider l’année du calendrier avec l’année tropique ou astronomique. L’Allemagne n’adoptera ce calendrier qu’en 1700, la Grande-Bretagne en 1752, la Bulgarie en 1917, la Russie en 1918.

Pour les Musulmans, l’an Ier de ce calendrier a débuté le premier jour de l’hégire, le 1er mouharram (le 15 ou le 16 juillet 622 de l’ère commune. Pour des raisons pratiques, la plupart des musulmans utilisent le calendrier grégorien pour gérer toutes leurs activités, et utilisent le calendrier islamique que pour les évènements religieux. Le Coran n’interdit pas l’usage du calcul astronomique que les ouléma ne recommandent pas. Depuis le début du XXe siècle, de plus en plus de penseurs islamiques, et des ouléma remettent en cause de tels arguments. Ces règles n’avaient, à l’époque, qu’une portée limitée, parce que l’information sur l’observation de la nouvelle lune ne pouvait être véhiculée que sur des zones géographiques restreintes, proches du lieu d’observation. Mais, aujourd’hui, les données de la situation ont changé, avec la multiplication des Etats et des communautés islamiques à travers le monde, et le développement des moyens de communication modernes.

Ainsi, le même début de mois est, parfois, égrené comme un chapelet, en plusieurs jours successifs, dans différents pays. Ce fut le cas de «Eid al fitr» ou 1er chawal 1429, qui fut célébré en 5 jours différents à travers le monde: dans 1 pays le 29 septembre 2008, dans 19 pays le 30 septembre, dans 25 pays le 1er octobre, dans 5 pays le 2 octobre, et dans 1 communauté le 3 octobre 2008. Le cadi Ahmad Muhammad Shakir, juriste éminent, qui fut président de la Cour suprême de la charia d’Égypte a publié, en 1939, une étude importante sous le titre: «Le début des mois arabes… la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique?»] D’après lui, Mohammed (Qsssl) a tenu compte du fait que la communauté musulmane de son époque était «illettrée, ne sachant ni écrire ni compter», avant d’enjoindre à ses membres de se baser sur l’observation de la nouvelle lune pour accomplir leurs obligations religieuses du jeûne et du hajj. Mais, la communauté musulmane a évolué de manière considérable au cours des siècles suivants. Certains de ses membres sont même devenus des experts et des innovateurs en matière d’astronomie.

En vertu du principe de droit musulman selon lequel «une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister», la recommandation de Mahomet ne s’applique plus aux musulmans, une fois qu’ils ont appris «à écrire et à compter» et ont cessé d’être «illettrés». Shakir souligne, en conclusion, que rien ne s’oppose, au niveau de la chari’a, à l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires et ce, en toutes circonstances, et non à titre d’exception seulement, comme l’avaient recommandé certains uléma. (…) Cette analyse juridique du cadi Shakir n’a jamais été réfutée par les experts en droit musulman, plus de 70 ans après sa publication. Le professeur Youssef al-Qaradâwî s’est récemment rallié formellement à la thèse du cadi Shakir. Dans une importante étude publiée en 2004, intitulée: «Calcul astronomique et détermination du début des mois», al-Qaradawi prône pour la première fois, l’utilisation du calcul pour l’établissement du calendrier islamique. Il cite à cet effet avec approbation de larges extraits de l’étude de Shakir.(5)(6)

En définitive, la doxa occidentale du Néolibéalisme  impose son rythme au temps du monde. Il est vrai comme l’écrivent Louis Hourmant et Fréderic Louveau que «le phénomène de mondialisation touche progressivement le domaine du calendrier faisant d’un calendrier local – celui de l’empire romain dit calendrier julien légèrement amélioré dans sa version «grégorienne» du nom du pape Grégoire II – le calendrier de référence pour une part toujours plus importante de l’humanité, même si le continent asiatique résiste mieux à la pénétration de cette mesure occidentale du temps que d’autres continents (l’Afrique, l’Amérique latine) où les civilisations anté-coloniales se sont plus profondément disloquées devant la colonisation».(7)

Cette hégémonie est vue de façon religieuse par ceux qui font dans le délire de persécution une façon de mobiliser pour un nouveau djihad dont on sait qu’il est perdu d’avance du fait que le terrain choisi n’est pas le bon, la cause pour laquelle il faut se battre n’étant pas celle-là, mais celle du vrai Ijtihad qui peut faire retrouver à cette Oumma en panne de moteur, un rôle de phare qu’elle a eu dans les lustres passés. L’Histoire retiendra que Haroun Er Rachid offrit à Charlemagne une clepsydre qui mesurait le temps. C’est dire, si ce fut une révolution technologique majeure pour l’époque. Charlemagne envoya comme cadeau au calife de Baghdad des lévriers…Mesurons le temps perdu au lieu de nous lamenter.

« Quel sera le temps de l’humanité à venirécrit Pierre Boglioni ? Il semble que les calendriers d’origine religieuse ne sont pas près de mourir. Et il est bien qu’il en soit ainsi, car ces calendriers ont su créer et enraciner des fêtes, des coutumes et des valeurs d’une intensité et qualité extraordinaires. Mais en même temps, un immense changement est en cours. Nous assistons à l’émergence d’un nouveau calendrier: un calendrier universel, un temps humain pour tous les humains ».

« Peut-être, un jour, la fête la plus importante, la plus intense et la plus sacrée, chez tous les peuples et dans tous les calendriers, sera la fête de la paix universelle et irrévocable entre tous les peuples. Cette fête sera la synthèse ultime des valeurs que tous les calendriers ont voulu transmettre, depuis le début du temps humain. L’humanité aura alors la même mesure du temps, celui de l’avènement de la sagesse.» (8)

Notes/Références

1. Saint Augustin: La Cité de Dieu. (Op.cité p.330).

2. M.Arkoun:Les sciences de l’homme et de la société appliquées à l’étude de l’Islam: Colloque sur les Sciences sociales aujourd’hui.26-29 mai 1984. p.275-299. Editions OPU.Alger. (1986)

3.Calendrier chinois Wikipédia, l’encyclopédie libre.

4. Denys le Petit: Un article de Wikipédia, l’encyclopédie libre.

5. Ahmad Shakir: «Le début des mois arabes… est-il licite de le déterminer par le calcul astronomique? (1939)» reproduit par le quotidien saoudien «al-Madina» du 13 octobre 2006 (n°15878)

6. Encyclopédie Wikipédia: Reprise des articles de Khalid Chraibi publiés par www.oumma.com

7. Louis Hourmant, Frédéric Louveau Quaderni. Vol 42.  http//www.perse.fr   

8. Pierre Boglioni. Le temps et sa mesure Université de Montréal 2000

Pr Chems Eddine Chitour : Ecole Polytechnique enp-edu.dz

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